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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

CE BRAVE MONSIEUR MARTIN

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Les cloches sonnèrent à toute volée. Sur la place de l’Église les hommes attendaient, par groupes, la sortie de la messe. Une automobile passa, à une allure modérée, puis une autre, plus rapide, qui provoqua des murmures d’indignation.

Le bourg de Brametot aligne ses maisons de chaque côté de la route nationale, et c’était chez les habitants une rage sans cesse renouvelée que de voir les automobiles filer comme des trains express à travers leur village. On aurait dit qu’elles leur passaient sur le corps.

Anselme Vêtu, le maire, avait eu beau multiplier les poteaux avertisseurs : « Automobiles, au petit pas », les automobiles refusaient de marcher au petit pas. Elles roulaient, elles glissaient, elles volaient, mais elles ne marchaient point.

Les portes de l’église s’ouvrirent. Des flots de gamins d’abord se précipitèrent, puis la foule s’écoula.

Elle dut se ranger aussitôt. Une automobile survenait, monstrueuse et terrifiante, dans un nuage de poussière.

Et soudain des cris d’épouvante : un gamin jouait sur la droite de la route, l’automobile l’a renversé. Quelques convulsions, et il ne bouge plus, mort.

Et l’automobile s’enfuit, au milieu de la stupeur. Elle atteint les dernières maisons, elle va disparaître… Des cris encore, mais des cris de joie et de vengeance… Elle s’est arrêtée, tout d’un coup. C’est la panne !

Et voici que les hommes et que les femmes, que tout le village se met à courir. Enfin, on le tient, celui-là | Vainement il s’acharne, essaye de repartir ; il n’aura pas le temps ! Il ne peut s’échapper… Encore quelques secondes, et deux gaillards, plus agiles, le prendront au collet…

— Le premier qui avance, je le tue comme un chien !

Très tranquillement, ayant constaté l’irrémédiable panne, l’homme a tiré de la voiture un fusil de chasse, et se tient au milieu de la route, solidement campé, l’arme en joue, le doigt sur la gâchette.

Les deux assaillants sont cloués sur place. Et les autres… et tout le village… personne ne s’aventure plus loin.

— À merveille, les amis… je vois que vous êtes raisonnables… Maintenant il faut continuer, n’est-ce pas ? Je vous avertis que mon fusil a une rude portée et que je ne rate jamais mon coup. À bon entendeur salut.

Il jette son arme sur l’épaule et s’en va paisiblement. De temps à autre il se retourne. Nul ne le suit. À deux cents pas de là il entre dans les champs. On ne le voit plus.

Les hommes cependant se concertaient. Que faire ? Une femme les traite de lâches. Mais une chose, plus encore que la crainte, les empêche d’agir : c’est de voir auprès d’eux, inerte, abandonnée, l’automobile. Le chauffeur s’échappe, soit, mais l’automobile reste, et, par elle, il faut bien que l’on retrouve le chauffeur.

On la traîne donc triomphalement jusqu’à la place. Le maire est prévenu. La gendarmerie est prévenue. Et en attendant l’ouverture de l’instruction on enferme la voiture dans la grange où la pompe à incendie est déjà remisée.

Aucune instruction ne fut ouverte, pour cette excellente raison que le gamin renversé et laissé pour mort se releva, quelques instants après, absolument indemne et sans la moindre égratignure. Mais l’excès de vitesse était flagrant, et le chauffeur était passible d’une contravention.

Tout d’abord le numéro… Il n’y en avait point. Par bonheur la voiture portait une plaque : « Dollinger frères », et son numéro de fabrication : 824.

On écrivit à Dollinger frères. Ils répondirent que le 824 avait été vendu à M. Linant, de Roubaix.

On écrivit au parquet de Roubaix. M. Linant était mort l’année précédente et l’automobile, envoyée à l’Hôtel des Ventes, ainsi que tous les objets mobiliers de la succession, avait été adjugée à M. Martin, qui en avait pris possession contre paiement immédiat.

Qui était ce M. Martin ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Il fut impossible de le savoir.

Alors on l’attendit. Il fallait bien qu’il se décidât à venir chercher sa voiture. On n’abandonne pas ainsi une Dollinger 24-chevaux, en excellent état, quand il ne s’agit, pour la reprendre, que de payer une amende dérisoire.

Il ne vint pas. Croyait-il que l’enfant était mort et que, par suite, sa 24-chevaux ne valait pas les dommages-intérêts et les mois de prison qui lui seraient infailliblement octroyés ? Mystère. Un trimestre s’écoula, un semestre, une année… Pas de M. Martin.

La déception fut grande. Et quel embarras ! Que faire de cette automobile ? Le conseil municipal décida qu’on la vendrait, quitte à payer, sur le produit de la vente, le montant de l’indemnité. Mais il fallait pour cela l’autorisation du Conseil de préfecture. On la sollicita. Et l’on doutait si peu du succès que l’on demanda un mécanicien qui effectua les réparations nécessaires.

Le Conseil de préfecture refusa l’autorisation.

Brametot s’indigna. Il y avait si longtemps que l’automobile résidait au milieu du village qu’on avait fini par la considérer comme appartenant à la commune. En outre, les frais qu’on venait de faire ne constituaient-ils pas un droit de propriété ?

Le maire, Anselme Vêtu, le pensait sincèrement. Il le pensait si bien qu’un jour, son cheval étant malade, il n’hésita pas. Il convoqua le fils Dessourd, qui conduisait, au régiment, l’automobile du colonel, monta dans la 24-chevaux et se rendit à la foire voisine.

Trois jours après, un des adjoints s’en servit également.

Huit jours après, l’autre adjoint.

Puis ce fut le tour du pharmacien, et celui de l’épicier, et celui de tout le monde.

Et voilà comme quoi la commune de Brametot possède son automobile.

Le fils Dessourd en est le conducteur.

Quiconque la prend pour son usage particulier paye sa part d’essence et d’huile.

Pour les services publics la commune paye.

Ainsi Crévecœur, qui descendait chaque matin jusqu’à la rivière avec le tonneau communal, se sert maintenant de la 24-chevaux.

La semaine passée, c’est la 24-chevaux qui a été chercher monseigneur l’archevêque, venu pour la confirmation.

Actuellement, Bourgeon, le gros fermier, l’attelle à sa fourragère et rentre ses colzas.

— 24 chevaux valent mieux que quatre, dit-il avec raison.

Et tout va bien. Mais, pour Dieu, que ce brave M. Martin ne s’avise pas de revenir !

Maurice LEBLANC.