bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1906-02-27ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1437-440
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LA PREUVE
Le deuxième et le quatrième vendredi
de chaque mois, Henriette Gernal passait
l’après-midi chez sa sœur, dont
c’était le jour de réception. Ce vendredi
de mars, dans le vaste salon encombré
de monde, elle se sentit un peu lasse, fatiguée
du bruit et du mouvement, désireuse
de solitude. Elle résolut de se retirer.
Elle dit au valet de chambre de prévenir
Paul, son chauffeur. Une minute
après l’automobile pénétrait sous la
voûte d’entrée et s’arrêtait devant la
porte du vestibule. Mme Gernal monta
et dit à Paul :
— Vous ferez le tour du lac.
C’était une limousine Étoile d’Or, puissante
et confortable. En quelques secondes
on atteignit l’Arc de Triomphe,
puis on fila vers le Bois. Henriette s’était
renversée sur les coussins, et, bien installée,
le cerveau confus, elle savourait
la douceur et l’apaisement de cette promenade.
Elle aima les sapins noirs qui
se reflètent dans le lac. Elle aima l’eau
mélancolique et les rochers qui surplombent
l’île. Et l’ombre du soir se mêlait à
la lumière affaiblie du jour.
En face des tribunes d’Auteuil, elle
frappa un coup léger à la vitre. C’était le
signal convenu pour le retour. Paul n’entendit
pas. Elle frappa un second coup,
plus fort. Il ne se retourna point. Et à
l’instant même où cela se produisait Henriette
se rendait compte que l’allure était
tout à fait contraire au train habituel, si
modéré.
— Ah çà ! mais, se dit-elle, il est fou.
Elle baissa rapidement la glace et
s’écria :
— Qu’est-ce que vous avez donc, Paul ?
Nous marchons beaucoup trop vite. Et
puis voilà deux fois que je frappe. Vous
n’entendez donc pas ?
Ces dernières paroles s’étranglèrent
dans sa gorge. Un phénomène incompréhensible
la bouleversait ; elle n’était
pas absolument sûre que l’homme qui
Se trouvait sur le siège fût son chauffeur
Paul. Et à peine eut-elle conçu un doute
que ce doute se changea immédiatement
en une certitude effarante. Non, ce n’était
pas Paul. C’était bien la livrée gros-bleu
de Paul, et son képi de drap, mais Paul
n’avait point cette coupe de cheveux, ni
cette forme d’épaules, ni cette tenue générale.
Enfin, ce n’était pas lui.
Haletante de terreur, elle ne bougea
pourtant point. Elle n’osait pas, elle sentit
qu’elle n’oserait jamais adresser un
seul mot à cet homme. Qui était-ce ? Que
voulait-il ? Où l’emmenait-il ?
Elle jeta un coup d’œil sur la portière.
Descendre ? Mais c’eût été de l’aberration.
On marchait maintenant à toute vitesse.
Et puis pourquoi n’avait-il pas allumé
les phares ? Pourquoi ne les allumait-il
pas ? La nuit, l’épaisse nuit jetait
devant la voiture mille obstacles. Elle fut
sur le point de le supplier. Qu’il ralentisse !
Qu’il arrête ! Elle lui eût volontiers
promis de ne pas s’enfuir… elle
resterait… elle obéirait à tout, pourvu
que l’on ralentît ! Mais, malgré ses efforts,
elle ne put parler. Elle avait peur !
Oh ! comme elle avait peur !
⁂
Quelle route suivaient-ils ? On avait
traversé Boulogne, et Saint-Cloud, et
Ville-d’Avray. Mais au lieu de continuer
du côté de Versailles, voici que la voiture
escalada une rampe vers la droite, et l’on
passa des villages qu’elle ne reconnut
pas, et toujours à cette allure désordonnée.
Et l’homme ne tournait pas la tête. Les
coudes légèrement écartés, à peine s’il
remuait, et l’on filait au milieu des charrettes,
au milieu des ouvriers qui s’en retournaient
par groupes le long des chemins.
Henriette, de temps à autre, avait
une petite étreinte au cœur : cette charrette,
on allait la heurter… cette femme,
on allait l’écraser… Non, la voiture passait,
souple et onduleuse.
Et soudain Henriette fut très étonnée.
On suivait une large avenue pavée, et il
lui sembla que c’était l’avenue de Neuilly.
Avait-il donc l’intention de rentrer ? Elle
ouvrit une fenêtre pour appeler quand on
stationnerait devant l’octroi. Mais avec
une audace incroyable l’homme s’engagea
dans le passage réservé à la sortie
de Paris, et l’on franchit la porte, d’un
coup, pour ainsi dire.
De nouveau elle revit l’Arc de Triomphe
et les Champs-Élysées. Puis ce fut
la rue Royale, et le boulevard Malesherbes,
et d’autres rues, et d’autres boulevards,
et jamais on ne s’arrêtait, l’homme
évitant les carrefours encombrés et les
voies trop étroites. Pourtant, à chaque
seconde, c’étaient de nouveaux obstacles,
des risques d’accidents continuels,
des omnibus que l’on eût dû accrocher,
des refuges contre lesquels on eût dû se
briser. Et l’on passait…
Et peu à peu la terreur de la jeune
femme diminuait. On avait échappé à
tant de dangers ! N’était-il pas à croire
que l’on échapperait à tous les autres ?
Malgré ses folles imprudences, l’homme
conduisait avec tant d’habileté, un tel
sang-froid, une telle maîtrise !
Une grande paix la détendit. Certes, le
but de cet homme demeurait mystérieux
et redoutable. Mais, dans cette course à
la mort, il semblait surtout que le péril
suprême provenait du dehors, de la rue
pleine de pièges, des lourds camions,
des tramways hostiles. Puisque ceux-là
1e pouvaient rien contre elle, que pouvait
cet homme ? Non, vraiment, elle se
sentait en sécurité, inaccessible dans le petit espace capitonné qu’elle occupait.
Et une troisième fois elle revit l’Arc de
Triomphe, mais cette fois l’automobile
s’engagea dans l’avenue Kléber. Henriette
demeurait auprès du Trocadéro.
Allait-il la mener vers sa demeure ? Elle
en eut l’espoir. Et, de fait, on arriva sur
la place, on prit la rue Le Tasse, et l’on
s’arrêta devant la maison.
Et avant qu’elle eût le temps de
descendre, l’homme sauta de son siège,
ouvrit la portière, enleva sa casquette et
dit respectueusement :
— Madame m’excusera si j’ai dû employer…
— Mais, Monsieur…
— Non, Madame, pas Monsieur, Que
Madame m’appelle simplement Alfred.
Oui, Alfred, chauffeur. Il y a trois mois,
le mari de Madame a refusé de m’engager,
sous prétexte que je ne savais pas
conduire. Moi, Alfred, ne pas savoir
conduire !… J’ai voulu prouver à Madame
qu’il n’y avait pas beaucoup de
chauffeurs de ma trempe.
— Mais enfin, je n’admets pas…
— Alors, pendant la visite de Madame,
j’ai emmené Paul dans un cabaret… il
boit beaucoup, Paul… Madame ne s’en
est pas aperçue ?… Il doit dormir là-bas,
sur une chaise… tandis que, moi, avec
ses vêtements…
⁂
Paul, en effet, n’était pas ennemi du
petit verre, Henriette fut à même de le
constater par la suite. Aussi dut-on le
congédier.
Plusieurs chauffeurs furent essayés
tour à tour.
Aujourd’hui, c’est Alfred qui a l’honneur
de diriger l’automobile de Mme Gernal.
Avec Alfred Mme Gernal est absolument
tranquille. Il n’est peut-être
pas très scrupuleux au point de vue de
l’essence. Mais il conduit si bien ! Il a fait
ses preuves, celui-là…