CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

SPORTS D’HIVER

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Un peu las, je rangeai ma luge au bord de route et regardai passer devant moi, le long du ruban de neige qui descendait en serpentant de Caux à Glion, la théorie des lugeurs. Isolés ou groupés par deux, par trois ou par quatre, ils glissaient à une telle vitesse qu’on distinguait à peine, parmi la poussière de neige soulevée, l’armature des petits traîneaux qui les portaient. Un cri spécial, un « aaaaah » aigu et prolongé, marquait leur passage. Et d’autres venaient, et d’autres encore.

Au-dessous, masquant Montreux et le lac de Genève, c’était la mer étrange du brouillard, la mer fantastique, irréelle, gonflée de vagues de brume immobiles et gigantesques. Et sur cette mer, sur l’immensité blanche des montagnes, un soleil d’été éblouissant, presque brutal.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?

— Ah ! Devraine, m’écriai-je, après une seconde d’hésitation.

Ancien camarade de sport aux temps héroïques de la bicyclette, Devraine avait émigré en Angleterre, et je ne l’avais point vu depuis dix ans. On se serra les mains énergiquement, car une bonne amitié nous liait jadis, et Devraine était un garçon sympathique, un peu original, mais franc et serviable. Puis nous remontâmes vers Caux en bavardant, tous deux traînant notre luge au bout d’une corde. Et, reprenant sa question, à mon tour je lui demandai :

— Et toi, que fais-tu là ?

— Mais du sport, bien entendu. Qu’y a-t-il d’intéressant ici-bas en dehors du sport ? Et parmi les sports y en a-t-il un seul qui puisse lutter avec les sports d’hiver, le patinage, le bob-sleigh, le sky ?

— Certes, lui dis-je, je ne connais rien qui vaille la sensation de cette dégringolade vertigineuse au flanc d’une montagne. C’est la vitesse la plus grisante, la plus facile en même temps. Mais j’avoue que c’est un peu bref, et que, quand je suis arrivé tout en bas, et qu’il me faut prendre, pour remonter à Caux, le train des lugeurs, mon enthousiasme est singulièrement refroidi.

— Ah ! s’écria-t-il, comme tu es bien Français ! Il vous faut toujours vos aises. Vous n’aimez que le commode, ce qui ne coûte pas de peine. Vous craignez tout ce qui est violent, âpre, excessif. Pourquoi votre beau monde de Paris a-t-il abandonné la bicyclette pour l’automobile, sinon parce que l’une nécessite autant d’efforts et de persévérance que l’autre en exige peu ?

— Mais n’es-tu pas Français ?

— Je l’ai été.

— Allons donc !

— Je me suis fait naturaliser Anglais.

— Pas possible ?

Il me prit le bras et me dit :

— Mon cher, quand on n’a qu’un but, qu’une idée et qu’une joie, le sport, on est Anglais ou bien l’on renonce au sport. Seul, ce peuple-là connaît, comprend, aime et pratique le sport. C’est un instinct national. Vous autres, vous vous amusez à faire du sport, eux ils le vivent, ils le respirent. Ils l’aiment, comme vous aimez… comme vous aimez la femme, par exemple.

— On peut aimer l’un et l’autre, hasardai-je.

— Ah ! voilà, s’écria-t-il, voilà bien votre erreur et votre faiblesse de mêler deux sentiments tout à fait indépendants. Encore un des motifs de votre engouement pour l’automobile : c’est un sport où la femme peut vous suivre ! Elle se promène avec vous, elle voyage avec vous. La femme, toujours la femme !

Quel rapport y a-t-il entre la femme et le sport ? Aucun, n’est-ce pas ? Cependant, un jour, il se trouve, à la tête d’un journal de sport, un directeur intelligent, actif, qui a l’excellente idée de réunir autour de lui quelques écrivains et de leur demander des nouvelles sportives. Que se passe-t-il ? C’est que, toi comme les autres, sur dix nouvelles sportives vous nous en offrez neuf où la femme parvient à se glisser. Elle est au premier plan ou dans l’ombre, mais elle est là, idole et maîtresse.

Je ne pus m’empêcher de rire :

— Que veux-tu ? Si le public…

— Eh ! justement, on donne au public ce qu’il préfère. Chez nous autres Anglais, je te jure bien qu’on lui donne autre chose, parce que c’est autre chose qu’il demande. Tiens, un petit fait. Nous sommes aujourd’hui le 27 décembre, en pleines vacances de Noël et du premier de l’an. Que font tes jeunes Français de dix-huit à vingt-cinq ans parmi ceux qui disposent de quelque loisir ? Café, théâtre, visites, et autres amusements qu’il est inutile de préciser. Eh bien ! regarde autour de nous tous ces jeunes hommes qui patinent, qui lugent, qui marchent, qui courent… Des Anglais, rien que des Anglais. La plupart n’avaient que dix ou quinze jours de liberté : de leur île brumeuse ils se sont rués vers ce coin de soleil et de gaîté. À partir du 15 décembre, toutes les places de sleeping de Paris à Lausanne étaient retenues jusqu’à la veille de Noël, et toutes, tu entends, toutes par des Anglais. Et cela pour profiter de la neige et de la glace.

— Et pour danser le soir dans les grands hôtels, car les jeunes misses pullulent ici également.

— Ils s’en moquent, crois-le bien. Le peuple, dont le jeu national est le foot-ball — tu admettras que le foot-ball n’est pas un jeu de femmes — ce peuple-là ne subordonne à la femme ni ses plaisirs, ni ses habitudes, ni la santé de ses enfants.

— Dis donc, c’est un jeu auquel nous ne sommes pas non plus si étrangers.

— Et voilà pourquoi, malgré tout, je ne désespère pas absolument de vous. Le foot-ball, vois-tu, c’est la pierre de touche, c’est le sport sans phrases, le sport pour le sport. Vos tout jeunes gens en effet l’aiment et le pratiquent. Encore une génération, et vous serez sauvés. En attendant, la vieille idole féminine pèse sur vous, et vous corrompt moralement… et physiquement.

Devraine dit encore beaucoup d’autres choses où le paradoxe se mêlait à la vérité, et je passai avec lui une heure fort agréable. Quel drôle de garçon, si vivant, si amateur de la vie dans ses manifestations les plus violentes !

Je dus lui promettre de revenir le lendemain, et je revins en effet de Montreux où j’étais installé.

Mais quand je le fis demander, le portier de l’hôtel me regarda et me dit :

— Monsieur n’est pas parent de M. Devraine ?

— Non, son ami simplement.

— Ah ! bien…

Et je sus que Devraine, surpris par le mari d’une Anglaise qu’il aimait follement, avait été tué, la nuit précédente, d’un coup de revolver.

Pauvre Devraine ! À quoi bon se faire naturaliser anglais, si cela ne vous met pas à l’abri des grandes amours et des catastrophes professionnelles !…

Maurice LEBLANC.