bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1906-04-19ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1445-448
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LES FOSSILES
Il y a trois ans, l’abbé Géroze, cruellement
éprouvé par la mort de ses plus
proches parents, sollicita de son évêque
la cure de Navailles, en plein pays de
Vernois. C’est un des coins de France
les plus déserts et les plus âpres, et qui
convenait bien à son désir de solitude.
L’église semble surgir du torrent qui la
baigne. Au-dessus s’élève un cirque de
collines que l’on croirait disposées dans
l’unique but de servir de piédestal au
château des comtes de Navailles, vieux
nid d’aigle perché tout là-bas, tout là-haut.
Après quelques semaines de séjour, le
nouveau curé constata qu’il ne pouvait
remplir exactement tous les devoirs de
son ministère dans une paroisse, qui
s’étendait sur plusieurs lieues de rochers
et de landes stériles. Les déplacements
étaient trop longs.
Il se rendit par la diligence à la ville
voisine, acheta une bicyclette, l’enfourcha
aussitôt et revint tout doucement sur
sa machine, heureux de rouler à l’air
frais du crépuscule et de goûter au
charme d’un exercice qu’il aimait.
Il la remisa dans une petite cabane,
au bout de son potager.
Le lendemain matin il trouva la porte
de cette cabane fracturée. La bicyclette
avait disparu.
⁂
Son aventure n’étonna personne. Depuis
quelques années c’était peut-être le
quarantième ou le cinquantième vol de
ce genre qui se produisait en pays de
Vernois.
Louis Follet, le fils du notaire, qui, le
premier, avais suivi l’exemple donné
dans toutes les régions environnantes,
fut la première victime. Le percepteur
vint ensuite, et successivement tous ceux
qui s’offrirent le luxe d’une bicyclette.
Et le mal ne sévissait pas seulement
à Navailles. À dix lieues à la ronde on
pouvait citer des cas analogues. Et, en
revanche, on n’aurait pu citer aucun vol
qui n’eût point pour objet une bicyclette.
Étrange chose { Quels étaient les coupables ?
Et à quels motifs obéissaient-ils ?
Toutes les enquêtes ouvertes par la
justice échouèrent. Des bicyclettes disparaissaient,
voilà tout ce qu’il était possible
d’affirmer.
On crut longtemps à l’existence d’une
bande qui les volait pour les revendre.
Mais pourquoi cette bande n’opérait-elle
que dans un rayon si restreint ? D’ailleurs,
il arriva plusieurs fois que des
machines furent, non point volées, mais
simplement brisées. Leurs propriétaires
les retrouvaient à quelques centaines de
mètres, tordues, cassées à coups de marteau,
ou bien piétinées et comme frappées
à coups de bottes.
Et tous ces événements s’accomplissaient
avec une telle rigueur, il y avait
là une force si précise et si implacable
que l’on n’osait plus s’insurger contre
cet ordre mystérieux.
Nouveau venu, l’abbé Géroze insista.
Il fit l’acquisition d’une seconde bicyclette :
elle disparut. Il s’en procura une
troisième qu’il enfermait dans sa chambre
et surveillait attentivement. Un matin
il culbuta dans une côte. Quand il
se releva sa machine avait disparu.
Il était assez riche ; il commanda une
petite automobile, apprit à conduire, et
un jour amena sa voiturette à Navailles.
⁂
Il s’en servit quatre semaines sans incident.
Mais un soir qu’il revenait de
tournée, il trouva chez lui un domestique
du château de Navailles. Le comte, malade
depuis un mois, était à toute extrémité.
Géroze s’étonna qu’on recourût à son
ministère. Le comte, vieux noble farouche,
qu’il avait souvent rencontré, toujours
à cheval, galopant à travers
champs, ou forçant quelque sanglier
derrière sa meute hurlante, passait pour
un grand mangeur de curés. Il fallait
qu’il fût bien bas pour appeler à son
chevet un de ceux qu’il appelait des corbeaux
de malheur.
Sans demander d’explication, Géroze
remonta dans sa voiture et partit.
Des murs ceignent le château, amas
énorme de tours, de donjons et de courtines
crénelées. Un pont-levis fonctionne
encore, comme jadis. On est surpris, en
entrant, de ne pas croiser des hommes
d’armes et des hallebardiers.
On conduisit l’abbé par des couloirs
et des galeries jusqu’à une grande chambre
que trois bougies fumeuses éclairaient
vaguement. Le comte était couché
là, maigre comme un squelette et pâle
comme un mort. Personne auprès de
son lit.
Il se tourna vers le prêtre et le regarda
longtemps.
L’abbé Géroze lui dit :
— Confessez-vous, mon fils !
Il ne répondit point. Avait-il même
entendu ? Aucune lueur ne brillait dans
ses yeux ternes.
Mais soudain il s’accouda, fit un effort
comme pour appeler l’attention du prêtre,
puis, tout à coup, éclata de rire et
scanda très nettement :
— C’est moi, vous entendez, l’abbé,
c’est moi… moi, le vieux comte de Navailles…
Que voulait-il dire ? Son visage avait
une expression méchante et railleuse qui
gêna le prêtre.
— C’est moi !… c’est moi ! reprit le
moribond… toutes les bicyclettes, les
vôtres, monsieur le curé, les trois vôtres, c’est moi qui les ai prises… et je
m’en accuse, mon père… Je n’ai jamais
fait de mal dans la vie… mais cela, il le
fallait… vous comprenez… il le fallait…
Comme ses yeux brillaient maintenant,
étincelants et vivants ! Et sa voix
mauvaise hachait les phrases.
— Des bicyclettes, dans ce pays !… et
pourquoi ?… Pourquoi toutes vos mécaniques ?
Est-ce qu’on en avait autrefois ?
Ah ! la première que j’y ai vue, quelle
rage !… C’était sur la route d’Anthieu…
je galopais… et elle m’a dépassé !… J’avais
pourtant un rude cheval… Lucifer…
vous savez… Lucifer… et je l’éperonnais
jusqu’au sang… non… elle m’a
dépassé !… Et toutes elles m’auraient
dépassé si je l’avais permis… Seulement,
voilà, je ne l’ai pas permis… j’étais le
maître, n’est-ce pas ? Depuis dix siècles
les Navailles sont les maîtres… le vieux
château écrase le pays… Ah ! ah !
Il riait encore de son vilain rire. Mais,
à bout de forces, il retomba sur son
oreiller, et il bégaya, les idées moins
nettes :
— Je les ai prises… c’est moi… moi et
mes hommes… mes quatre gardes… de
rudes types… 100 francs par bicyclette
apportée… Et Lucifer marchait dessus…
à pleins sabots… Le cheval, monsieur…
quand on aime le cheval… comme moi…
on la déteste, elle !… Elle ou lui… Et il
n’y en a plus, à dix lieues à la ronde… il
n’y en a plus. Elles sont toutes là, monsieur…
toutes… dans le souterrain…
Ah ! si vous voyez… toutes vos mécaniques…
quelle ferraille !
Sa voix s’éteignit subitement. Immobile,
dans le grand silence, il regardait
le prêtre, d’un regard étrange et terrifiant.
Et le prêtre s’aperçut qu’une
grande lueur emplissait la pièce, comme
une lueur d’incendie qui venait de
dehors.