CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA GLOIRE ?

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— Pourquoi je viens vous relancer, mon cher Théroult, s’écria M. Brasil, je vais vous le dire en quelques mots. Voici. Il y a trois ans, la maison Rivard-Brasil a gagné les Éliminatoires au Circuit de l’Argonne et ramené en France la Coupe Gordon Bennett. Il y a deux ans, la maison Rivard-Brasil a gagné les Éliminatoires au Circuit d’Auvergne, et conservé à la France la Coupe Gordon Bennett. Or, dans ces quatre épreuves, celui qui conduisit, nos quatre voitures à la victoire fut…

— Léon Théroult, ici présent.

— Lequel Léon Théroult, jugeant qu’il avait mis assez d’argent de côté, prit sa retraite et plante des choux à Garches.

— Ce dont il se félicite chaque jour.

— Toujours est-il que, l’année dernière, la maison Rivard-Brasil, quoique privée de son meilleur pilote, n’en a pas moins tenté la chance cinq fois, au Circuit de Provence, en Italie, en Belgique, au Circuit de Savoie et en Amérique. Et les cinq fois…

— Elle a été battue régulièrement.

— Régulièrement, je l’accorde. Nous avions peut-être les meilleures voitures, mais nous n’avions pas le meilleur conducteur, ni surtout le conducteur le plus heureux. C’est pourquoi, mon cher Théroult, je viens vous demander d’être notre champion dans la grande Internationale qui se courra le 24 juin de cette année, sur le Circuit des Cévennes, entre les quinze plus importantes maisons du monde, à raison de deux voitures par maison.

— Impossible, Monsieur Brasil, vous savez bien…

— Je sais, je sais. Mais laissez-moi vous dire que nous avons construit une voiture qui, théoriquement et pratiquement, est imbattable. En vous choisissant nous écartons la seule possibilité de défaite : la malchance.

Théroult se leva, prit un journal dans un tiroir, et prononça :

— Monsieur Brasil, voici ce que je répondais, il y a deux ans, à un rédacteur de l’Auto :

« Voyons, réfléchissez un peu. À courir j’ai tout à perdre, peu à gagner. Côté gain, il n’y a que la question d’argent, et encore à condition de continuer la passe de quatre pas ordinaire que j’ai eu la veine de réussir.

« Côté perte, j’ai d’abord un avantage énorme à rester sur mes lauriers, c’est évident, puisqu’ainsi je laisse debout un record qu’on ne battra peut-être jamais. Mais, allez-vous me dire, ça c’est de la gloire, et au fond vous devez avoir couru pour autre chose ? Le fait est que la gloire je m’en « bats l’œil », comme on dit dans le grand monde. Le principal, c’est encore la galette. Or, aujourd’hui que me voilà riche, que j’ai une brave bourgeoise que j’aime et qui me le rend, pourquoi voulez-vous que j’aille me casser le cou, et ainsi ne pas profiter de ce que j’ai gagné ? »

M. Brasil se leva, et, les yeux dans les yeux, lui dit :

— La somme que nous vous offrons vous décidera peut-être.

— En vérité ! Et cette somme est de… ?

— Cent mille francs.

Théroult tressaillit, puis ricana :

— Oui, si j’arrive premier, c’est-à-dire si je marche comme un fou… Mais combien, si je n’arrive que second, ou troisième, ou si je reste en panne ?

— Cent mille.

— Je ne comprends pas.

— Nous vous offrons cent mille francs pour courir, sans nous occuper de la place que vous prendrez. Réfléchissez. Cent mille francs rien que pour courir !

Le 24 juin, à 5 heures, la première voiture s’avança sur la ligne du départ. Le numéro 1 c’était Théroult.

Théroult avait succombé à la tentation. Que risquait-il ? Il ne partait, selon son contrat, que l’argent en poche. Il s’agissait donc tout simplement de faire une petite promenade de six cents kilomètres, à belle allure certes, mais prudemment, en ralentissant aux virages et aux endroits dangereux, en tenant constamment sa droite et en ayant soin de ne passer que les voitures arrêtées.

Il partit très vite d’abord, soucieux de l’impression qu’il laissait derrière lui. Mais, après le tournant, il se modéra.

— Une ballade à la papa, dit-il à son mécanicien, lequel était de connivence avec lui.

— Bien entendu, on ne va pas se rompre les os, puisque la galette est versée.

Un coup de trompe, du bruit, une automobile qui passe…

— Ça, c’est Lanza. Ce qu’il doit être content de nous régler !

— Bah ! il y a deux ans, c’était nous. Aujourd’hui c’est lui.

Encore un appel de trompe, du vacarme, et une automobile.

— Ça, c’est l’Allemand. Nom d’un chien, ce qu’il file !

— Si vite qu’il file, il n’y aurait qu’à vouloir pour lui brûler la politesse.

— Bien sûr.

Deux rivaux encore les dépassèrent, le représentant des Rex et celui des Fenlair. Et Théroult murmurait :

— Toi, mon petit, tu fais le malin. Mais il me suffirait de pousser un peu, un tout petit peu, et tu n’existerais pas.

— Bien sûr, approuvait le mécanicien,

Cor et c’est tout de même vexant. Mais quoi, on ne va pourtant pas se tuer.

D’autres encore survinrent. À la fin du premier tour, Théroult passait septième devant les tribunes. Et il passa assez piteusement, plutôt mécontent de lui.

— Ce qu’on doit se fiche de nous. Nous faisons cependant du bon 90.

— Oui, mais on pourrait faire du 150. Tenez, voilà Billing, l’Américain.

— Billing, avec sa brouette ? Ah ! celui-là, par exemple, il nous embête. Tu prendras la file, mon bonhomme.

Il activa, mais l’Américain poussait ferme. Théroult, crispé, jura :

— Nom de d…, il me sera pas dit que ce fiacre aura raison d’une Rivard-Brasil.

En une minute l’intervalle s’agrandit. Cinq minutes encore, et la voiture américaine disparaissait. Mais une autre apparaissait, devant Théroult cette fois, la dernière qui l’avait dépassé.

— C’est Chênassis. Si on lui reprenait sa place, à ce mauvais coucheur-là !

Mais pour lui reprendre sa place il aurait fallu « lâcher tout », comme disait Théroult, et lâcher tout c’était faire du 150. Il n’osa pas.

— Non, c’est trop bête, s’écria-t-il, maintenons la distance, et, s’il faiblit, je le brûle.

Chênassis ne faiblit pas, et, durant plus d’un tour, Théroult le suivit à trois cents mètres.

De temps à autre il jurait et sacrait. Cela ne changeait rien aux choses. Il eût fallu donner le petit coup de pouce. Décidément, il n’osait pas.

— À quoi bon ? répétait-il, j’ai la galette.

Soudain un coup de trompe.

— Ah ! zut alors, grogna le mécanicien, c’est Billing… Le voilà… Allons, il faut se ranger…

— Me ranger ! hurla Théroult, j’aimerais mieux crever.

La Rivard-Brasil sembla faire un bond, plonger dans l’espace. Aussitôt ils rejoignirent Chênassis.

— Faut-il ? demanda Théroult.

— Eh ! parbleu, dit l’autre.

Ils passèrent Chênassis.

Et dès lors ils ne s’arrêtèrent plus.

Emportés dans une sorte de tourbillon, ivres, fous, la tête arrachée, oppressés, martyrisés, ils allèrent.

Plus un-mot. Les dents serrées, les doigts raidis au volant, Théroult n’avait plus qu’une idée, un instinct plutôt : voir un rival devant lui, le rattraper, le dépasser.

Il vit l’Allemand, il vit la Fenlair, il vit la Rex. Il les rattrapa, il les dépassa.

Restait l’Italien.

— Je l’aurai, se dit-il rageusement, et j’arriverai premier… je serai le premier… Théroult doit arriver premier, ou se briser le crâne.

Sur les talus des foules l’acclamaient frénétiquement. Des chapeaux s’agitaient. Qu’avait-il de mieux à faire que de contenter ces foules et de mériter les applaudissements ? Et le lendemain son nom serait dans tous les journaux.

Les virages, les endroits dangereux, il se moquait de tout. Pas une fois il n’eut l’impression du péril.

Au dernier tour il passa l’Italien.

Il franchit la ligne d’arrivée avec sept minutes d’avance sur lui, après avoir eu trente-trois minutes de retard.

Parmi les ovations, au milieu des clameurs, des vociférations, Théroult se jeta dans les bras de M. Brasil. Ils s’embrassèrent en pleurant. Et Théroult confessa :

— Vous savez, patron, je suis parti les mains dans mes poches. J’avais l’argent. Pourquoi me fouler ?

Et le patron lui dit :

— Je le savais bien, Théroult, mais J’étais sûr qu’un brave garçon comme vous, qui a du cœur et de l’amour-propre, se réveillerait au moment voulu. Je ne m’étais pas trompé.

Et, lui serrant encore les mains, il S’écria :

— Dites donc, Théroult, je croyais que l’on s’en « battait l’œil » de la gloire ? Au fond, voyez-vous, au fin fond, il n’y a encore que pour ça que l’on « marche ».

Maurice LEBLANC.