bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-10-31ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1420-423
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
VERS LA VIE
Le jour où je résolus de me tuer… Et,
en vérité, pouvais-je faire autrement,
ayant perdu à la fois ma femme, mon
meilleur ami et ma fortune ? Soyez sûrs
que beaucoup à ma place en seraient devenus
fous. Un moment même j’ai eu
peur… Je souffrais trop… ma tête s’en
allait, et je voyais bien, au visage étonné
des gens qui m’écoutaient, que l’on se
demandait si j’avais toute ma raison.
Je l’ai, toute ma raison. Il faut l’avoir
pour se résoudre à la mort avec un tel
sang-froid et une volonté si claire. Je m’y
résolus donc, et, tout de suite, mon genre
de suicide se précisa, inéluctable et logique.
Un homme de sport comme moi ne
pouvait mourir que par accident sportif.
Un vieux chauffeur de ma trempe ne
pouvait mourir que par l’automobile.
Et cela devait se produire immédiatement.
J’avais un tel dégoût de la vie ! Oh !
l’abominable vie, méchante, sournoise,
perfide, sinistre ! Vraiment, ce serait lui
jouer un bon tour que de lui fausser
compagnie, alors qu’elle me réservait
encore tant de larmes et de profondes
blessures.
Et je sortis de ma triste mansarde…
⁂
Les Champs-Élysées !… Ils étaient
éblouissants de soleil et de gaieté. Parfait !
Mon cadavre ne ferait pas mal dans
ce milieu d’élégance. Les belles dames
en pâliraient d’effroi. Du sang, du sang
sur leur avenue !
Oui, ce serait là. Et je regardai vers
l’Arc de Triomphe. Il en descendait,
comme de petites mécaniques vomies
par sa bouche géante, des multitudes
d’automobiles. Dix, vingt, trente… il y
en avait toujours, des grosses, de plus
grosses, d’énormes. Et tout cela passait
devant moi. Je n’avais plus qu’à vouloir.
Mais laquelle ? Celle-ci, toute rouge
déjà ? Celle-là, toute noire, en grand
deuil ? Celle-là, toute bleue, heureuse et
riante ? Celle-là, toute en cuivre, éclatante ?
Celle-là… celle-là ?…
Le meurtrier serait-il ce monsieur en
chapeau ? Ce mécanicien en casquette ?
ce vieillard ? ce jeune homme ?
Mais qu’importait ! Le premier venu…
D’où que la mort me vînt, elle serait toujours
aussi bonne. Allons !
…Ils étaient deux : lui, trente ans, joli
garçon, riche ; elle, vingt ans, gracieuse
et charmante. Ils venaient de se marier,
un mariage d’amour, ont raconté les
journaux. Comme c’est triste ! Mais
aussi, c’est de sa faute, à ce malheureux.
Il était cependant bien visible que,
si je me jetais sous les roues de son automobile,
ce n’était pas par distraction.
Alors, pourquoi a-t-il voulu m’éviter ?
Pourquoi cet écart brusque et maladroit
qui les a précipités l’un et l’autre sur ce
lourd camion et les a tués net, les a tués,
eux, au lieu de moi ?
J’en fus péniblement affecté. Le destin
me poursuivait avec une cruauté tragique.
Cette épreuve ajoutée à tant d’autres !
Ma hâte d’en finir n’en devint que
plus violente. Il fallait échapper au remords.
⁂
Trois jours après j’étais sur la route
de Versailles. Que de souvenirs sur cette
route, si souvent parcourue en mes
jours heureux ! Ma femme !… Mon
ami !…
Elles apparaissaient au tournant, semblaient
hésiter, puis s’élançaient comme
grisées par cet espace libre ouvert devant
elles. Et elles faisaient un vacarme
joyeux. Et c’était délicieux de les voir.
Mais il en vint une, formidable, monstrueuse,
semeuse d’épouvante et de
mort, invincible fléau. Ah ! celle-là saurait
bien me délivrer de la vie odieuse !
… Ils étaient cinq : le père et la mère,
les deux fils — dix-sept et dix-neuf ans —
et le mécanicien. Et ce fut la même
chose, le même affolement incompréhensible
devant ce corps en travers de la
route. Un mur à droite : trois d’entre eux
s’y brisent le crâne ? Les deux autres
meurent je ne sais comment.
… Forêt de Saint-Germain. L’endroit
me plaît. L’agonie sera, douce ici, sur la
terre humide et parfumée.
Cette fois ce furent deux Anglais.
Comme les autres, ils se jetèrent de côté.
L’un mourut. L’autre… l’autre, j’ignore.
… Entre Port-Royal et Dampierre, deux
vieilles dames et un adolescent, qui conduit.
… Enghien. Trois personnes.
… Poissy. Quatre.
… Mais, mon Dieu, que tous ces gens
sont stupides ! Tous, tous, sans exception,
ils ont le même mouvement irréfléchi
et absurde, le même coup de volant
brutal. Deux seulement ont pu se redresser,
se sauver. Les autres…
… Melun. Une dame et sa fille.
… Pontoise… Je ne sais plus…
… Il se produit en moi un sentiment
étrange. Comment l’expliquer ? Je n’ose
pas, ou plutôt j’ai honte, après tout ce
que j’ai dit, Pourtant, il faut l’avouer,
d’autant plus que je saurais surmonter
cette petite faiblesse. Eh bien ! voilà : j’ai
comme un peur vague de mourir. Oui,
j’ai peur.
⁂
Ah ! c’est que, vous pouvez m’en
croire, cela semble si horrible ! Ce n’est
pas du tout ce que j’imaginais : la fin
d’un mal. Non, c’est le commencement
d’un mal. On souffre, je vous le jure.
Ah ! ce que l’on souffre ! J’en ai tenu
dans mes bras, voyez-vous, qui hurlaient.
D’autres ne disaient rien, et c’était plus atroce encore. Ou bien, de petits
gémissements… Et les yeux de tous ces
êtres ! Et leurs bouches tordues ! Et leurs
visages blêmes !
Pauvres jeunes filles dont j’ai senti la
dernière convulsion… Pauvres mères…
Et tout cela souffrait, criait, pleurait, râlait.
Et tout cela est mort. Ils étaient, et
ils ne sont plus, et ils ne seront plus jamais.
C’est fini. Leurs chairs pourrissent.
Et alors… et alors il se passe ceci, qu’en
face de la mort je me mets peu à peu à
aimer de nouveau la vie. La vie est meilleure
peut-être. L’autre est si noire, si
affreuse. Il y a de bonnes heures dans la
vie. On respire, on sourit, on rêve, on
se rappelle, on espère. Mais quand on
est mort ?…
Oui, le goût de la vie revient en moi,
comme les forces au convalescent. La
vie a son charme. Certes, je ne l’aime
pas. Mais que je voie encore sous mes
yeux des corps se raidir, des regards
s’éteindre, et que j’entende encore le râle
sourd de l’agonie, et que je devine le
supplice des moribonds, leur angoisse
suprême, j’aimerai la vie, j’aimerai la
vie, et je vivrai !
… Bois de Vincennes. Deux jeunes
gens. Oh ! la mort, c’est la grande
ennemie…