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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Un Miracle

Séparateur

Dès le mois de juin, l’an dernier, je m’installai dans une maisonnette de ce joli village d’Ambrumesnil. Bien entendu, parmi mes bagages, se trouvait la bicyclette que je venais d’acheter.

C’était ma douzième bicyclette, mais c’était aussi la plus jolie, la plus riche et la plus parfaite de toutes celles qui ont contribué à la satisfaction de ma vie. Roue libre, trois multiplications, deux freins sur jante, bref, le dernier mot de la construction la plus récente.

L’éclat fulgurant de son nickel fascina les habitants d’Ambrumesnil. Leur village, situé en dehors des routes fréquentées, n’était traversé que par de rares bicyclettes, ternes et quelconques. La mienne, si lumineuse, les éblouit.

Elle éblouit surtout mes voisins, deux jeunes ouvriers, les frères Gréaume qui, chaque matin, s’en allaient à pied jusqu’aux usines de Bruchy, et qui, chaque soir, s’en revenaient également à pied. Or, cinq kilomètres, à la fraîcheur de l’aube, ce n’est peut-être pas excessif ; mais cinq kilomètres, après une rude journée d’atelier, cela n’a rien que de fatigant, de monotone et d’inutile.

Et il me semblait, aux coups d’œil admiratifs que les frères Gréaume jetaient sur ma machine, quand je les rencontrais le soir par les chemins poussiéreux, qu’ils enviaient l’aisance de ma marche et la rapidité de mon élan.

Et si je repassais ensuite, vers sept heures, devant la porte de la maison où ils soupaient, harassés et silencieux, auprès de leur vieille mère, j’allais plus vite, un peu gêné, de même qu’on hâte le pas, secrètement confus, pour s’éloigner plus vite du mendiant qui vous implore.

Scrupules enfantins, sensibilité ridicule, je le reconnais. Mais je suis ainsi fait. Les gâteaux me paraissent moins bons quand une figure pâle d’enfant, est collée à la vitrine de la pâtisserie où je les mange.

Aussi, étais-je tout disposé, le dimanche où Victor, l’aîné des Gréaume, en extase devant ma bicyclette, me demanda… Mais non, soyons franc, c’est moi qui la lui proposai, c’est moi qui lui dis :

— Vous savez, Victor, si cela vous plaisait de faire un petit tour ?

— Mais je ne sais pas monter.

— Bah ! il y en a pour dix minutes, L’important est de regarder devant soi, à vingt mètres en avant ; essayez donc.

Il essaya, tenu par moi. La leçon dura une partie de l’après-midi,

Elle recommença le dimanche suivant, avec l’autre frère, Georges.

Au bout de trois dimanches, ils savaient.

Et, un jour de semaine où j’étais un peu las, je dis à Victor :

— Demain, je ne me servirai pas de ma bicyclette, elle est à votre disposition.

Victor la prit donc pour aller à l’usine et s’en revenir.

Une autre fois ce fut le tour de Georges.

Et ils étaient si joyeux, ces jours-là, si gais et si allègres, quand ils rentraient le soir !

— D’autres ouvriers d’Ambrumesnil travaillaient à l’usine de Bruchy. Il y en avait un qui était jeune et de caractère audacieux. Il me pria tout nettement de lui prêter ma bicyclette. Je fus trop content d’accéder à son désir. Victor lui donna une leçon, et il vola de ses propres ailes.

Un autre fit comme lui, puis un autre, puis un autre. Ils furent bientôt six, autant qu’il y a de jours de travail dans la semaine.

Le dimanche, par exemple, je reconquérais mon droit de possession et d’usage. Quelquefois aussi, dans la semaine, je descendais à pied à Bruchy, prenais notre bicyclette à l’usine, faisais une promenade, et l’ayant ramenée consciencieusement, remontais à pied vers Ambrumesnil.

J’étais vraiment heureux. Je n’ai jamais pu voir un ouvrier sur une bicyclette sans que les larmes me vinssent aux yeux. C’est un attendrissement de précurseur, une émotion d’homme qui a tiré de cet instrument ses plus grandes joies, et qui voudrait que ces joies fussent goûtées par tous : par l’ouvrier, par le paysan, par le plus humble de ses frères. Il lui semble que c’est autant d’heureux qu’il rencontre, et qu’il n’est point tout à fait étranger à ce bonheur.

Je restai quinze jours de plus que je ne le voulais à la campagne, vingt jours, trente jours. Je ne pouvais me résoudre à les priver de ma bicyclette. C’eût été mal, vraiment mal ; c’eût été cruel.

Et je ne m’y décidai qu’après avoir convaincu Victor et Georges — au prix de quels efforts ! — de faire, eux aussi, l’acquisition d’une machine. Ils en achetèrent une, puis deux. Et mes quatre autres amis, entraînés par l’exemple, en achetèrent, également quatre.

Il serait plus juste de dire que ce fut moi qui les achetai. Oh ! une simple avance… Mes moyens ne me permettent pas davantage. Je leur avançai donc le premier versement. Pour le reste, ils devaient le payer à tempérament, en vingt mois. Mais j’étais responsable.

Eh bien ! je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup : il y a un an de cela ; or, depuis un an, les douze versements ont été effectués régulièrement, sans un jour de retard, par chacun de mes six ouvriers. Et qui plus est, chacun d’eux a commencé à me rembourser mes premières avances.

Et je vous dirai encore ceci, c’est que je n’ai jamais douté qu’il en fût autrement, la bicyclette étant, selon moi, une source inépuisable de vertus, de grâces et de miracles.

Et toutes les fois où vous voudrez agir de la sorte, je me porte garant que vous en serez récompensés de la même façon.

Maurice LEBLANC.