CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

« Ma Chère Victorine »

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— L’espace, la vitesse, la pureté excessive de l’air, surexcitent à un tel point mes sentiments qu’il me semble que nul être au monde ne peut sentir avec autant de violence que moi. Ainsi, mon amour pour vous, ma chère Victorine…

-Forcez un peu l’allure, mon ami. Il y a derrière nous un homme, à bicyclette, qui a dû nous rattraper vers le milieu de la côte et qui se fait entraîner par votre automobile.

— Il ne tiendra pas. Ma voiture n’a que six chevaux, mais ils en valent bien huit ou dix d’une autre marque.

— Si cet individu nous reconnaissait ?

— Soyez tranquille, ma chère Victorine, vos voiles vous cachent absolument. Quant à moi, qui me connaît dans le pays ? J’ai choisi une maison à trois rues de la vôtre, j’ai refusé d’être présenté à votre mari, et c’est la première fois aujourd’hui que nous risquons cette promenade depuis si longtemps promise.

— J’ai peur.

— Mais il ne faut pas avoir peur. Allons, ma chère Victorine, appuyez votre tête sur mon épaule, bien doucement, pour ne pas déranger la direction. Vous savez que je vous aime éperdument et que mon amour pour vous…

— J’ai de plus en plus peur.

— Mais, sapristi, c’est absurde. Vous n’avez rien à craindre avec moi, ma chère Victorine. Mon amour pour vous…

— Il est toujours là.

— Qui ?

— L’homme. Je n’ose pas me retourner, mais je le pressens.

— Retournez-vous, nom d’un chien, ma chère Victorine, et que votre peur se dissipe. C’est quelque ouvrier qui s’entraîne pour un handicap régional… Vous le voyez ?

— Mal… Il est courbé sur son guidon. Je ne vois que son dos… et ses cheveux, des cheveux roux… Ah ! mon Dieu… mon Dieu… c’est Léopold… mon mari…

— Eh bien quoi, qu’avez-vous ? Ah ! Je vous en conjure, ne vous trouvez pas mal… Faites attentions ma chère Victorine, vous allez provoquer un accident.

D’un bras irrésistible je l’écartai de moi et la renversai sur son siège. Elle était évanouie.

Je suis un homme de sang-froid. Dans les situations les plus graves je ne perds jamais la tête. Je ne la perdis donc pas, mais j’avoue que je passai à un fichu moment.

Que faire ? Arrêter et soigner ma compagne ? Mais alors il y avait dix chances contre une pour que le mari s’arrêtât aussi, ou, s’il ne s’arrêtait pas, pour qu’il reconnût au passage sa femme, dont les iles s’étaient défaits, et que sa posture assez anormale recommandait à l’attention.

D’ailleurs, qui m’assurait qu’il ne l’avait pas reconnue déjà et qu’il ne nous suivait pas ?

Je continuai donc. Je tâchai même d’accélérer, dans l’espoir qu’il se fatiguerait. Espoir vain ! je pus le constater quelques minutes après. C’était décidément un rude athlète. Car, enfin, si ma voiture n’a que six chevaux…

Et soudain je réfléchis que l’essence ne tarderait pas à manquer. En ce cas, je serais obligé de faire halte, de remplir le réservoir…

Non, je devais agir, et le plus tôt possible. Il est de ces minutes solennelles où l’on doit trouver coûte que coûte la solution indispensable, l’unique solution qui correspond à la nécessité du moment.

En outre, vraiment, ne fallait-il pas m’occuper un peu de ma chère Victorine ? Sa tête branlait. Son buste s’inclinait. Ce n’est que par d’énergiques bourrades en pleine poitrine que j’arrivais à la renfoncer dans son coin. Une seconde d’inattention de ma part, et elle passerait par-dessus bord.

Il fallait agir. Il fallait trouver.

Et subitement, à gestes rageurs, de deux coups violents sur les freins, j’arrêtai, net, en quelques mètres…

Ma compagne fut projetée en avant, puis, très doucement, glissa par-dessus bord.

Mais l’homme, du moins… avais-je réussi ?

Je sautai de la voiture. Il gisait à terre, inanimé. J’avais trop bien réussi.

Nous étions en rase campagne. À perte de vue, pas un paysan. Une ferme très loin. Un clocher plus loin encore.

Sur la route l’homme évanoui, près de sa bicyclette tordue. À côté, sa femme évanouie.

…À ce moment elle poussa quelques gémissements. Je m’approchai. Elle ouvrit les yeux, puis les referma…

Il n’y avait pas d’hésitation possible. Remonter dans mon automobile, et filer en toute hâte, non pas pour soigner ma chère Victorine, dont l’état ne m’inspirait aucune inquiétude, mais pour la tirer de ce mauvais pas, je n’avais pas d’autre parti à prendre.

J’en pris un fort différent.

Je me penchai sur l’homme. Du sang coulait de son front. Je l’essuyai avec mon mouchoir et distinguai ses traits. Il était jeune et de figure agréable. Mais quelle pâleur ! Il lui eût fallu des soins, à lui, de l’eau fraîche, un docteur…

Je le soulevai dans mes bras et le portai dans l’automobile, à la place qu’avait occupée sa femme. Puis j’allai vers elle et je l’installai confortablement sur le revers du talus, en lui disant qu’elle n’avait pas autre chose à faire qu’à se réveiller et à se débrouiller comme elle pourrait.

Et tranquillement, avec la conscience paisible du monsieur qui accomplit son devoir, j’emmenai le mari et laissai ma chère Victorine en rase campagne, quelque peu contusionnée, et à quatre bonnes lieues de chez elle.

Maurice LEBLANC.