bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-04-12ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1353-356
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE BON CHAUFFEUR
Il faut être bon. Je suis bon. Je le suis
par raisonnement, et tout autant, sinon
davantage, par tempérament. Mon instinct
m’ordonne la bonté, me condamne
à la bonté la plus absolue. Donc, c’est entendu,
je suis bon.
Mais enfin il y a une limite au delà de
laquelle la bonté devient de la bêtise. Et,
pour ce qui est du cas présent, j’avoue
tout crûment que j’en ai par-dessus la
tête d’être bon, que j’envie la dureté des
méchants, et que je voudrais être cruel
et implacable pour sortir de la situation
absurde, folle, invraisemblable, où m’a
placé mon insipide bonté.
⁂
C’est en mai, il y a donc onze mois, que
le hasard de mes vagabondages à travers
la France me fit passer, en automobile,
près du village de Clairfeuille. Il y a là
un tournant un peu court. Je le pris trop
brusquement. Les roues effleurèrent le
talus, un soubresaut se produisit, et mon
mécanicien, qui était assis sur le marche-pied,
fut projeté hors de la voiture.
Il se cassa la jambe.
L’accident eut lieu juste en face d’un
ancien château légué par son dernier
propriétaire au département, et transformé
en hôpital. Cela tombait à merveille.
Dix minutes plus tard, deux infirmiers
transportaient Aristide, mon mécanicien,
dans un dortoir parfaitement
aménagé.
Une opération fut jugée nécessaire. On
la fit le lendemain. Moi je couchai à l’auberge
de Clairfeuille. Mais le surlendemain,
quand j’allai dire adieu au malade,
il me supplia de ne-pas l’abandonner. Un
mois dans cette vieille bâtisse, parmi des
gens qu’il ne connaissait pas, c’était trop
triste. Il en mourrait. Tandis que si son
maître condescendait à lui rendre chaque
jour une petite visite, quelle consolation !
Comme les heures lui sembleraient
brèves !
Je suis bon. La prière de ce brave garçon
me toucha. J’y accédai, mais comme
l’auberge ne m’offrait qu’un bien-être fort
relatif, et que le pays me plaisait infiniment,
je louai pour la saison d’été une
jolie maison blanche qui se trouvait à
proximité de Clairfeuille.
J’y passai des jours agréables que
marquait l’accomplissement régulier
d’un devoir qui m’était doux. Chaque
après-midi je tenais compagnie à Aristide.
Que d’excellentes natures on découvre
parmi le peuple ! Loyal, dévoué, d’humeur
joyeuse, Aristide méritait vraiment
qu’on s’attachât à lui. Je m’y attachai. Et
tout le monde autour de lui s’y attacha,
ses voisins de lit, ses camarades de dortoir.
Il se forma un petit cercle d’amis
empressés où moi-même je me trouvai
fort à l’aise. Je m’attardait souvent auprès
d’eux par plaisir. C’était délicieux,
le contact de ces âmes simples !
Au bout d’un mois Aristide se levait
et commençait à marcher, appuyé sur
une canne. Je me mis aussitôt à sa disposition
pour l’emmener en automobile.
Il eut la gentillesse d’accepter.
Cette promenade se renouvela quotidiennement.
Mais, le huitième jour, Aristide
se présenta sur le perron au bas duquel
je l’attendais, avec un personnage
en uniforme de malade, robe de chambre
et couvre-chef en laine marron sale.
Je reconnus son voisin de lit. Aristide
s’écria :
— Le père Vêtu meurt d’envie de faire
un tour en automobile. J’ai pensé que
Monsieur ne verrait pas d’inconvénient
à ce que je monte avec lui dans le tonneau.
Comment donc ! j’étais enchanté au
contraire. Ma voiture n’avait pas de mission
plus belle que de porter ce digne
vieillard. Je lui offris les joies du cinquante
à l’heure. Au retour il daigna me
remercier en quelques mots qui me firent
rougir d’orgueil.
Le lendemain, l’autre voisin d’Aristide
ayant manifesté la même envie flatteuse,
j’y souscrivis de tout cœur. C’était un
excellent phtisique, d’une pâleur cadavérique
et distinguée, que le vent glaça si
bien que je dus lui prêter mon pardessus.
Le surlendemain, promenade en automobile
avec le sieur Bondin, catarrhe et
crachements.
Le jour d’après, promenade avec le
sieur Juillet, eczéma et furoncles.
Mais le cinquième jour grande réjouissance :
Aristide m’amena deux de ses
amis : Louis le néphrétique et Raymond
le cardiaque. Dès lors il ne fut plus question
que de couples. Deux par deux, tous
les habitants du dortoir y passèrent.
Je ne dis point que cet empressement
ne me paraissait pas un peu exagéré et
que la ballade quotidienne ne se transformait
pas en une véritable corvée, chaque
fois plus énervante et plus fastidieuse.
Mais je suis bon, n’est-ce pas ?
Et quand on est bon, il est de ces devoirs
auxquels l’on n’a pas le droit de se
dérober.
Et comment résister au désir de tous
ces braves gens ? C’était une telle fête
pour eux | Et un tel bienfait au point de
vue hygiénique ! Le directeur ne cessait
de m’en remercier.
— C’est la santé qu’ils vous doivent.
Et ceux de la salle voisine me durent
aussi la santé, et ceux de la salle dite
Broca, et de la salle dite Dupuytren. Et
les femmes eurent leur tour. Et les petits
enfants. Et tous, tous, les estropiés,
les cancéreux, les ataxiques, les épileptiques,
les avariés, tous, deux par deux, se prélassèrent dans les fauteuils de ma
14-chevaux. L’avis général fut que ces
fauteuils étaient merveilleusement capitonnés.
Et tout l’été je véhiculai l’hôpital à travers
les grasses campagnes et les profondes
forêts. Au milieu de l’excursion,
petite halte à l’auberge. Rafraîchissements.
On est bon ou on ne l’est pas. Quand
on est bon, qu’importe de passer aux
yeux des gens pour un chauffeur attaché
au service d’un hôpital, de perdre
tout son temps à conduire des individus
mal rasés, en capotes sales, qui sentent
mauvais, et de qui l’on peut attraper de
dangereuses maladies ?
J’enrageais.
⁂
Et j’enrage encore… et combien plus !
Les mois se passent ; nous sommes
maintenant en octobre, et je n’ai pas
quitté Clairfeuille. Trois fois j’ai donné
congé de ma maison, et trois fois des
pétitions signées de mes chers amis
m’ont été remises par Aristide.
« Vous qui êtes la bonté même, daignez
prendre en considération… etc. »
Naturellement j’ai cédé. D’ailleurs,
bien qu’on ait certains égards pour moi,
on ne laisse pas de me faire entendre,
par des insinuations fort précises, que je
ne dois pas en prendre trop à mon aise,
qu’il est des habitudes de politesse et de
courtoisie auxquelles on doit obéir, et
que l’exactitude, en particulier, est un
des devoirs du parfait chauffeur…
Ce matin, j’ai reçu de mon ami le tuberculeux
un petit mot très bien tourné,
ma foi. Au nom de ses collègues en tuberculose,
il me demande si je n’ai pas
l’intention de changer, pour l’hiver, mon
tonneau en une limousine, ou mieux, un
omnibus confortable (avec bouillottes
d’eau chaude). Une bronchite s’attrape
facilement, et dame !…
J’ai télégraphié aussitôt au constructeur
G… J’aurai une 24-chevaux fermée
d’ici trois semaines.
Que voulez-vous ? On est bon ou on ne
l’est pas. Moi, je suis bon.