CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Premières Armes

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J’avais quatorze ans. Le jour où l’on me donna ce grand bicycle de 1 m. 32, que j’ambitionnais depuis des mois, ma tante Suzanne, qui habitait une campagne située à sept lieues de la ville, passait l’après-midi chez nous. C’était un vendredi.

Et le soir, en montant dans sa calèche, tante Suzanne dit à mes parents :

« — Vous savez, dimanche je serai seule, mon mari s’absente deux jours. Avis à ceux qui m’aiment ! »

L’allusion était directe, n’est-ce pas ? Qui donc aimait tante Suzanne, sinon moi, son neveu, moi, dont elle n’avait pas pu ne pas remarquer les soupirs, les airs dolents, les regards d’admiration passionnée, moi, dont l’amour, évidemment, avait fini par troubler son cœur de jeune femme.

— J’irai, pensai-je.

Et comme il n’y avait alors ni diligence ni chemin de fer pour se rendre à Thibermesnil, je résolus d’y aller sur mon bicycle. Je ne savais pas m’y tenir ? Je saurais.

Et le dimanche, à six heures du matin, après une journée d’apprentissage laborieux, où j’avais acquis tant bien que mal une notion bien incertaine de l’équilibre, je partis audacieusement.

Les cinq heures qu’il me fallut pour effectuer la route sont restées dans ma mémoire comme un des souvenirs les plus poignants et les plus tragiques de ma vie. Ce fut un calvaire. Insuffisamment préparé, je n’avais pas fait trois cents mètres que j’échouai contre une petite voiture à bras pleine de légumes et de fruits.

Quelques minutes après, à la barrière de la ville, j’étais précipité dans une des guérites de l’octroi.

Et les chutes se succédèrent. Je ne doute pas qu’il y en ait eu plus de deux douzaines. Et combien effroyables, du haut de cet instrument vertigineux ! J’ai encore l’impression de culbutes inouïes sur des tas de cailloux et dans des fossés fleuris d’orties.

Comment n’y ai-je pas trouvé la mort ? Comment ne m’y suis-je pas cassé un membre ou deux ? C’est un mystère. Plusieurs fois je restai étendu, sans mouvement.

Et le difficile ensuite était de grimper sur mon bicycle. Seul je ne le pouvais pas. Il me fallait une borne, un marchepied, et, s’il n’y en avait pas, le secours d’un paysan. Alors j’attendais, brisé de fatigue, désespéré, jusqu’à ce que, hissé de nouveau sur l’infernal engin, j’en dégringolasse encore, après quelques kilomètres, pour embrasser les épines d’une haie ou serrer éperdument le tronc d’un arbre.

Souvenir d’angoisse et de torture, mais aussi souvenir qui me charme et dont je ne puis m’empêcher de concevoir une certaine fierté.

J’aimais, et j’allais vers mon amour malgré tous les obstacles et tous les périls. Rien ne m’arrêtait. Il me semblait que si mes jambes se fussent brisées, j’eusse marché quand même et que j’eusse gagné le but suprême.

Il me fallait aller, et j’allais. Mon corps n’était que contusions. Mes mains, mes genoux me brûlaient, ensanglantés, pleins de poussière et de graviers. Et je n’en pouvais plus. Ma tête éclatait. Des griffes de fer m’étreignaient à la nuque.

Mais, là-bas, au seuil de la jolie maison blanche aux volets roses, est-ce que tante Suzanne ne m’attendait pas, impatiente et radieuse ?

Et j’allais…

Il y a dans ma mémoire, vers la dernière heure, une lacune. J’avance, j’avance, mais comme en rêve. Je tombe, je me relève, mais comme si tout cela se passait dans un cauchemar. Je n’y vois plus, je ne sens plus.

Cependant la jolie maison blanche est dans mon Souvenir ce jour-là. Je l’aperçois au loin, attirante et mystérieuse. La voici. J’approche. J’arrive… et puis… tout tourne… tout se brouille dans mon cerveau… je ne sais plus…

Des heures se sont écoulées. J’ouvre les yeux. Il me semble que je sors d’un long, d’un très long sommeil. Et de fait, autour de moi, je reconnais le cadre familier de la petite chambre que j’occupe d’ordinaire à Thibermesnil, les rideaux d’andrinople, les vieux meubles disgracieux qui datent, de Louis-Philippe.

Et je reconnais aussi tante Suzanne. Elle est assise dans un fauteuil et elle brode. Son doux visage se tourne vers moi. Elle sourit.

— Allons, grand paresseux, il est six heures du soir et tu es encore au lit ! Dépêchons-nous, je t’attends dans la salle à manger.

Cinq minutes après, je la rejoignis. Le dîner était prêt. J’y fis grand honneur.

Il n’y eut aucune explication entre nous. Elle me dit simplement, qu’elle avait télégraphié à ma mère pour la rassurer, et que nous allions partir en voiture. Elle me reconduisait.

Nous ne parlâmes plus. De temps à autre, je la regardais gravement. Elle souriait, les joues un peu plus roses que d’habitude, Un peu d’émotion se dégageait de notre silence.

Le retour en voiture fut délicieux. Pas un mot ne fut prononcé. Au-dessus de nous le grand ciel profond s’éclairait d’étoiles. La lune surgit des collines boisées. Je me mis à pleurer.

Et sa main effleura mes yeux et se mouilla de mes larmes…

Ces jours-ci, j’ai passé en automobile par Thibermesnil.

Depuis des années et des années, je n’avais pas vu tante Suzanne. Elle a des cheveux gris maintenant. Son mari est mort. Elle vit seule, dans la bonne paix des campagnes, toujours charmante, toujours jeune de sourire et de regard.

Elle m’a montré les changements qu’elle avait apportés à sa maison, la nouvelle buanderie, les celliers, le potager, les serres.

À côté de l’orangerie, il y a une petite pièce étroite. Elle hésita à en pousser la porte, puis, se décidant, l’ouvrit.

Parmi des instruments de jardinage, au fond, accroché au mur, j’aperçus mon bicycle, mon grand diable de bicycle à la roue tordue, aux rayons cassés, tel enfin qu’on avait dû le ramasser à cent pas de la maison, lors de ma dernière chute.

Tante Suzanne dit en rougissant :

— Je l’ai gardé…

Et dans ces quelques mots, dans son air un peu mélancolique, je sentis toute l’âme honnête et pure de la femme qui, le long de sa vie irréprochable, conserve précieusement, unique révélation de l’amour, le pauvre petit souvenir d’un enfant qui l’aima… huit jours peut-être…

Maurice LEBLANC.