bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-02-27ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1341-344
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE CHEF
Mes troubles nerveux continuant, j’allai
voir à Paris une de nos sommités médicales.
Au cours de la consultation, je
parlai de mon automobile. Le docteur fit
la grimace.
— Je ne vous conseille pas d’abuser
de ce genre de locomotion.
— Oh ! non, docteur, simplement pour
la surveillance de mes fermes, qui sont
situées aux quatre points opposés du village
où j’habite.
— Du moins, vous ne conduisez pas vous-même ?
— Mais si.
— Oh ! pour cela, je vous l’interdis.
La conduite d’une automobile exige une
tension, un effort, qui peut vous être
préjudiciable au dernier point. Prenez
un chauffeur.
— C’est un supplément de frais…
— Que voulez-vous ! La chose en vaut
la peine…
Je repris le train, fort déconfit. Ma
femme, dès qu’elle en eut connaissance,
fut désolée de l’interdiction. Nous avions
un peu obéré notre budget pour acheter
cette voiture. Quelle perte si on la revendait !
Il valait encore mieux, quelle que
fût la dépense, s’offrir le luxe d’un mécanicien,
dans les prix doux, bien entendu.
J’engageai un petit domestique que je
dressai. Il était fort intelligent et d’une
grande adresse. À notre première sortie
il heurta et démolit une charrette de
paysan. J’eus à payer deux cents francs
de dommages-intérêts.
Je m’assurai les services d’un autre
jeune homme. Au bout d’un mois d’exercice
quotidien celui-ci n’avait pas encore
compris que les deux pédales sont deux
choses que l’on ne peut pas employer indifféremment
l’une pour l’autre.
Un chauffeur, un vrai chauffeur de
Paris, sollicité par lettre, demanda cent
cinquante francs et carte blanche pour
l’achat et la consommation de l’essence.
Tous ces ennuis n’étaient point pour
apaiser mon système nerveux. Je devenais
morose, irritable. C’est alors que
ma femme me dit :
— Eh bien ! qui m’empêcherait de
conduire, moi ?
Cette proposition me stupéfia. Céline
était une créature faible, sans initiative
ni énergie, que j’avais pris l’habitude de
considérer comme incapable de la moindre
résolution. Excellente épouse, d’ailleurs,
bonne ménagère, mais si nonchalante,
si veule, si molle, si heureuse de
se laisser guider dans toutes les circonstances
de la vie. Ah | ! en voilà une qui ne
songeait pas à revendiquer les droits de
la femme, et à qui l’autorité du mari
semblait indiscutable et naturelle !
Cependant, en y réfléchissant, son idée
n’avait rien d’absurde en principe. Et
comme, d’autre part, elle réunissait tous
les avantages, j’acceptai. Mais, je l’avoue,
ma confiance dans les aptitudes de Céline
était mince.
⁂
Je me trompais. Après les premières
explications, je m’aperçus, non sans surprise,
que Céline comprenait à merveille.
La manœuvre lui fut tout de suite
familière. De force il n’en est pas besoin.
En quelques semaines l’élève atteignit à
une habileté qu’il m’avait fallu personnellement
des mois pour conquérir.
Je n’en revenais pas. Pareille sûreté
chez ce petit être frêle ! Tant de décision
dans ce caractère incertain ! Du premier
coup, elle mena sa voilure avec une tranquillité
de vieux chauffeur, et toutes ces
qualités de coup d’œil, de sang-froid, de
justesse, d’audace, de prudence, qui ne
viennent qu’après un long apprentissage,
on eût dit qu’elles s’éveillaient en
elle au fur et à mesure que le besoin s’en
faisait sentir.
Cela me parut délicieux. Notre automobile
ne fut pas seulement affectée à des
courses utiles entre mes diverses fermes.
De charmantes promenades me firent
connaître tout le pays à vingt lieues à la
ronde. Céline, infatigable, proposait
chaque jour une nouvelle excursion.
Tout chemin ignoré lui semblait indispensable
à parcourir. Elle s’y engageait
au hasard. Et le mieux, c’est qu’après les
détours les plus compliqués elle ne se
perdait jamais. Le sens de la direction se
développait en elle également.
Mais d’ailleurs, le sens de toutes les
choses se développait en elle. Sa nature
s’affirmait de la façon la plus catégorique.
Plus de flâneries. Elle devenait active
et curieuse. Souvent sa volonté se
heurtait à la mienne, et je n’avais pas toujours
le dessus, loin de là. Je finis même
par avoir le dessous d’une manière à peu
près constante. J’avais beau me rebiffer.
Il fallait céder. C’est qu’elle savait commander
maintenant, la mâtine ! exiger,
se faire obéir et servir !
Et il arriva peu à peu, sans qu’il me
fût possible de résister à cet envahissement
progressif, qu’elle s’empara de
toute l’autorité domestique. Elle fut tout,
le ne fus plus rien. Accoutumée à tourner
à droite quand elle le voulait, à gauche
quand elle le préférait, à ralentir ou
à précipiter l’allure, tandis que moi je
restais à ses côtés, inactif et soumis, elle
nous considéra, par un phénomène très
explicable, sous un aspect absolument
différent : elle comme le principe d’énergie
qui mettait tout en mouvement, moi
comme un rouage inutile et encombrant.
Et nous en sommes là. Certes, on s’entend
admirablement, mais à la condition
qu’elle parle et que je me taise, qu’elle
ordonne et que je me résigne. Elle est
celle qui dirige, je suis celui qui se laisse
diriger. Elle a le verbe haut, les gestes
dominateurs. Bref, si je puis m’exprimer ainsi, dans le voyage que nous accomplissons
ensemble à travers la vie, elle a
pris le volant que ma main débile avait
dû lui confier, et elle conduit, choisit,
vire, s’arrête, marche à sa guise. Je la regarde
faire.
Le plus vexant, c’est que nous ne sommes
plus seuls sur la route, je veux dire
dans notre automobile, dans mon automobile.
Elle y admet n’importe qui, la
femme du notaire, le curé.
Depuis un mois principalement, nous
pilotons du matin au soir le nouveau médecin.
Il est charmant, tout jeune, mais
un peu indiscret. Nous l’accompagnons
chez tous ses malades, et nous attendons
à la porte. Quelquefois même Céline me
dépose à la barrière de l’une de mes fermes
et le mène jusqu’à la ville voisine, où
il a des clients très riches. Et que je ne
m’avise pas de protester. Sinon colère,
reproches et bouderie.