bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-03-11ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1345-348
Une Aventure Parisienne
La duchesse de B… passe pour l’une
des plus jolies femmes de notre époque.
On cite la splendeur de ses trente ans. Sa
beauté est un dogme qui n’a pas d’incrédules,
et que ses rivales elles-mêmes
n’oseraient contester. Nous en parlons
tous avec une sorte de fierté, comme s’il
en rejaillissait quelque chose sur nous,
sur Paris, sur la France entière. C’est un
patrimoine, une beauté nationale qui
nous appartient à tous.
Et, de fait, la duchesse est merveilleusement
belle. Je l’ai vue un soir
de bal. Sa fraîcheur de toute jeune fille
m’étonna. Elle a le teint des enfants bien
portants. Le grain de sa peau est d’une
finesse incomparable. Le visage est à la
fois souriant et noble, expressif et régulier,
parfait et vivant.
On l’en dit orgueilleuse. Elle serait
sage par indifférence à tout ce qui n’est
pas sa beauté. Cette beauté, elle l’aime.
C’est sa seule passion, son unique
amour, sa raison d’être. Elle s’y consacre.
Elle s’y dévoue…
⁂
Une automobile descendait rapidement
l’avenue Malakoff. Une autre filait à
toute allure sur l’avenue du Bois. Elles
se croisèrent. Chacun des deux mécaniciens
fit une fausse manœuvre. Le choc
eut lieu…
Mais tout d’abord je veux affirmer que
ceci n’est pas un conte. Je relate simplement
ce que j’ai vu moi-même, la semaine
passée, vers onze heures et demie,
À l’angle des deux avenues. Comment les
journaux n’ont-ils pas parlé de cet accident ?
Il y avait là cependant une matière
à potins d’une saveur toute particulière.
Je ne serais point surpris que leur silence
eût été sollicité.
Donc, la rencontre se produisit. Elle
fut violente. La voiture qui débouchait
de l’avenue Malakoff, énorme et puissante,
prit l’autre en écharpe, par le devant,
la fit pirouetter, et alla s’échouer
sur la pelouse opposée.
Tout cela parut l’affaire d’une seconde.
Après le premier moment d’effroi, des
promeneurs, des agents, se précipitèrent.
On releva les deux mécaniciens,
assez grièvement blessés, et on les emporta.
Tout de suite il fut constaté qu’il n’y
avait personne dans la grosse voiture.
Mais dans le landau électrique renversé
au milieu de la chaussée ?
On s’approcha, sans trop d’appréhension,
car l’avant seul avait été touché, et,
d’autre part, on n’entendait aucun cri,
aucune plainte. À moins de supposer que
le choc eût étourdi la personne, ou les
personnes enfermées…
La machine gisait sur le flanc, inanimée,
morte. On regarda par la glace brisée.
Il y avait quelqu’un, une dame, une
dame qui ne bougeait pas.
On organisa le sauvetage.
J’étais là, au premier rang des curieux.
Près de moi, un monsieur dit :
— Je reconnais l’automobile : c’est
celle de la duchesse de B…
Je la reconnus aussi. Chaque matin, la
duchesse de B… passe et repasse sur
l’avenue dans son landau.
Quand le temps le permet, ce landau
est découvert, mais elle s’enveloppe en
ce cas de voiles si épais qu’on ne peut
discerner son visage.
Cependant, on jugea plus simple de redresser
la voiture. Ce fut aisé. Il n’y avait
plus qu’à retirer là duchesse, Mais pourquoi
ne l’entendait-on pas ? Était-elle
morte ? évanouie ?
On parvint jusqu’à elle. Je la vis alors,
immobile, pliée en deux, les poings collés
sur sa figure. Et soudain, dès qu’on
l’approcha, voilà qu’elle se mit à protester.
— Allez-vous-en… laissez-moi… je n’ai
besoin de personne.
Quelqu’un s’avança :
— Je suis docteur, Madame, et si vous
me permettez…
— Non, non, qu’on me laisse… C’est
abominable ! on n’a pas le droit de m’importuner…
je n’ai rien…
Elle devait pourtant avoir « quelque
chose », car sa voix faiblit, sa résistance
devint moins énergique. Le médecin dit :
— Elle se trouve mal… il lui faut de
l’air.
Les ressorts étant faussés, on ne put
rabattre la capote. Alors les coussins furent
enlevés et disposés sur le trottoir, et
l’on y transporta la duchesse.
Bien qu’elle eût perdu connaissance,
elle semblait se défendre encore, raidie,
figée dans la même posture. On eut
toutes les peines du monde à écarter ses
poings. Ils se crispaient contre son visage,
s’y incrustaient, rigides, comme si
elle avait été prise de sommeil hypnotique.
On y parvint cependant.
Et je compris : la duchesse était laide !
Laide, non, le mot est injuste, mais elle
n’est pas belle. Surtout elle n’a point
cette divine fraîcheur dont on la croit
parée. Je peux l’affirmer, puisque je l’ai
vue à l’état naturel, « non faite », alors que les fards de la veille, mal essuyés, que le
rouge, le noir, le bleu, le rose, coulaient,
salissaient la peau. Et quelle peau, mon
Dieu ! rude, terreuse, flétrie, vieille déjà !
Oui, en vérité, la duchesse de B… est
laide… Vingt personnes ont pu s’en rendre
compte comme moi, l’autre matin.
Quelle leçon pour les jolies femmes de
Paris, qui s’imaginent être à l’abri de
toute indiscrétion lorsqu’elles ont entouré
des voiles impénétrables le l’automobiliste
leur visage du matin, leur
beauté naturelle, pas encore « faite ».