bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-02-21ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1336-340
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
PAS SPORTIVE
— Décidément, grand’mère, t’es pas
sportive pour deux sous !
— Moi, pas sportive ?
— Dame ! je tire sur la guide de droite
et tu tournes à gauche… T’appelles ça
du sport ? Et puis, t’as une allure qu’est
ni du trot, ni du pas. Faudrait pourtant
choisir.
Grand’mère aurait bien voulu choisir
le pas. Mais les claquements de fouet de
Jacques, les hue, les dia, étaient si nombreux
qu’elle n’osait point ralentir. Et,
les deux bras serrés par les guides, sous
sous conduite impérieuse de son petit-fils,
elle trottinait autour de la pelouse, devant
la maison qu’ils habitaient à l’extrémité
du village depuis la mort des parents
de Jacques.
— Mais non, s’écria-t-il, pas par là,
puisque j’tire ni à droite ni à gauche.
— On a sonné.
— Alors, quoi ! tu vas ouvrir ? Comme
si un cheval savait tourner une clef.
— Eh bien, ouvre, toi.
Jacques tourna la clef, tira la porte et
resta stupéfait : Gravely, le mécanicien de
la bourgade voisine, était là. Il tenait
par le guidon une petite bicyclette d’enfant,
légère, mignonne, étincelante.
— Mais, grand’mère, c’est celle que
nous avons vue dimanche dans la vitrine,
celle que j’avais envie,
— Et que je t’offre pour ta fête, qui
est demain. M. Gravely vient justement
te donner ta première leçon.
Il la regarda. Elle ne riait pas, Il rougit
de plaisir, comprenant que c’était
vrai, qu’il aurait une bicyclette à lui,
qu’il en avait une. Et il se jeta dans les
bras de sa grand’mère,
Elle lui dit :
— Pour le coup, j’espère que tu me trouves
sportive.
Gravely donna sa première leçon. Le
lendemain Jacques alla prendre la seconde,
Ce fut suffisant. Il savait se tenir
à bicyclette.
Dès lors grand’mère put se reposer de
ses fatigues de cheval. Assise confortablement
à la fenêtre de sa salle à manger,
elle assistait aux évolutions de son
petit-fils sur la route. Il avait le droit de
rouler de la maison à l’église et de
l’église à la maison, de sorte qu’elle ne le
perdait pas de vue. Et elle se réjouissait
de son adresse et de son élégance.
il arriva ce qui devait arriver : après
une quinzaine de ce manège, Jacques
avait épuisé toutes les joies que l’on peut
trouver à mesurer trente fois par jour
les huit cents mètres d’un même ruban
de route. Il réclama plus d’indépendance,
l’imprévu des longues promenades.
Grand’mère refusa net.
— Non non, j’aurais trop peur…
Pense donc, tu n’as pas sept ans !
Jacques se dit que c’était là précisément
un âge respectable où l’on est digne
de toutes les libertés, mais comme il adorait
sa grand-mère, il n’insista pas.
Seulement, peu à peu, il se lassa de
cet exercice fastidieux d’écureuil en
cage. Les tas de cailloux, les bornes kilométriques,
les arbres du chemin lui
étaient aussi familiers que les billes
d’agate et les toupies qu’il avait dans sa
poche. La bicyclette fut à peu près remisée
et grand’mère élevée de nouveau
à la dignité de cheval. Elle lui reprocha
ses goûts versatiles.
— Voyons, tu aimais tout cela ! tu
étais si content de mon cadeau !
Ce qui lui attira un jour cette réponse :
— Eh bien, si tu veux que j’y aille,
achètes-en une, et on sortira ensemble,
— Moi, une bicyclette ! Moi, une
vieille femme, qui porte des lunettes et
des jupes !
— Ben quoi ! Monsieur le curé porte
aussi des lunettes et des jupes, et il vient
sur sa machine pour me donner mes leçons.
Quoique irréfutable, l’argument ne
convainquit pas grand’mère.
Mais Jacques avait été si vivement séduit
par cette idée de promenades,
émise au hasard, qu’il ne cessa de revenir
à la charge. Les prières, les raisonnements
les plus judicieux sur l’excellence
du sport à tout âge, la nécessité pour un
petit-fils d’avoir une grand’mère sportive,
rien n’ayant prise sur la bonne
dame, il employa la ruse.
Tout d’abord elle fut déchue de son
rôle de cheval. On ne jouerait plus au
cheval.
— Et pourquoi donc, Jacques ?
— Cela m’ennuie.
Et le ballon aussi l’ennuya, et le crocket
et le volant, tous les jeux enfin où
elle lui servait de partenaire du matin
au soir.
Elle fut désespérée. Il ne sortait plus.
Pris d’une ardeur subite pour le travail,
il apprenait ses leçons et faisait ses devoirs,
chose vraiment stupéfiante, et
passait ses heures de récréation à lire,
étendu sur un fauteuil.
À Ce régime il perdit ses belles couleurs.
C’était trop. Grand’mère céda.
Ne voulant pas mettre cher, elle choisit
une marque tout à fait inconnue.
La question du costume fut vite résolue :
une vieille jupe raccourcie ferait
l’affaire.
Et Gravety commença les leçons. Ce
qu’elles furent pénibles : Jacques n’en
revenait pas.
— Mais enfin, grand’mère, moi, au
bout de deux fois, je savais.
— Que veux-tu ? Pas sportive pour
deux sous, ta pauvre vieille…
Jacques avait l’impression confuse
qu’elle disait vrai, Elle était si drôle là-dessus, si maladroite, si lourde ! Gravely
suait sang et eau pour la maintenir
en équilibre. Il fallut un bon mois avant
qu’il osât la livrer à elle-même. Et elle
n’en menait pas large la première fois
où elle ne l’entendit plus courir derrière
elle.
Ce qui la stimulait, c’était la joie de
Jacques.
— Grand’mère, avant huit jours, nous
allons à Beauval et nous revenons par Issigny.
Or, elle eut lieu, cette première promenade.
Tous deux, prêts à l’heure, bien
équipés, Jacques ardent et fébrile,
grand’mère résignée, ils partirent.
Il poussait des cris d’enthousiasme. Il
lui semblait qu’il n’avait jamais vu ces
pays-là, que ces routes étaient toutes
nouvelles, spécialement aménagées pour
eux, bien plus roulantes que les autres.
Entre Beauval et Issigny, cependant,
il y a une mauvaise descente, hérissée de
cailloux. Grand’mère heurta l’un de ces
cailloux, décrivit quelques zigzags et
tomba.
Jacques se précipita à son secours,
mais il ne put la relever, Elle avait la
jambe droite cassée,
⁂
Le mal fut plus grave qu’on ne le supposait
tout d’abord. Durant trois mois
elle dut garder le lit. Jacques ne la quitta
pour ainsi dire pas. C’était lui la cause de
tout cela, il le savait, et pour réparer sa
faute il s’imposait auprès de la malade
les tâches les plus ennuyeuses, comme
de lui lire chaque matin son journal et
la longue litanie de ses prières.
Enfin, le docteur déclara qu’elle ne
pourrait plus marcher qu’avec des béquilles.
Jacques pleura quand il la vit ainsi,
suspendue sur ces deux abominables
instruments.
— Si encore tu avais une petite voiture,
un fauteuil roulant !
— Eh ! mon Dieu, qui est-ce qui s’occuperait
de moi ? La bonne a assez à faire.
Quinze jours plus tard elle put descendre
de sa chambre. À la porte du jardin,
un vieux fauteuil juché sur trois roues
l’attendait.
Interdite, elle regarda Jacques. Il
s’écria :
— Eh bien oui, C’est moi… moi et Gravely.
Il l’avait d’occasion… une bonne
occasion ! Pense donc, il nous le laisse
contre nos deux bicyclettes.
— Mais c’est absurde ! Qui me poussera ?
— Moi, parbleu ! Crois-tu que j’aurai
pas la force ? Et puis, quand j’serai fatigué
j’tirerai… C’est bien moins fatigant…
Tu sais, j’ai mes guides d’autrefois…
mais oui, c’est moi qui ferai le
cheval maintenant… Ah ! ne dis pas non,
ça c’est du sport… Voyons, montre-nous
une bonne fois que t’es une grand mère
sportive…