CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Une Bonne Surprise

Séparateur

À neuf heures du soir je traversai le pont de Saint-Cloud et m’engageai sur la route qui longe la Seine, vers le Bois. Cette journée de bicyclette m’avait un peu fatigué. Je fus très content d’entendre derrière moi le grondement d’une automobile et de constater, quand elle me dépassa, qu’elle roulait à une allure fort modérée. Je la suivis.

Aussitôt tout effort cessa. J’avais l’impression d’être porté dans un grand courant qui m’entraînait, moi et toutes les choses autour de moi. Et la route elle-même, au lieu d’user mon énergie, coulait comme un fleuve rapide. J’étais allégé, rafraîchi.

Nous franchîmes la porte du Bois. Plus loin je devinai les tribunes de Longchamp, plus loin Bagatelle.

Et soudain un arrêt brusque. Je n’eus que le temps de faire un écart et de sauter à terre. Je m’approchai, comptant bien que ce n’était là qu’une alerte et que nous allions aussitôt repartir.

Et c’est alors seulement que je m’aperçus de ceci : l’automobile qui m’entraînait était une voiture d’ambulance.

Le mécanicien descendit. Je lui demandai :

— Qu’y a-t-il ?

Au même instant, un guichet s’ouvrit de l’intérieur, et l’infirmier murmura :

— Eh bien, quoi ?

— Un pneumatique crevé.

— Sommes-nous loin de Paris ?

— Cinq minutes.

— Quelle malchance ! Ça ne va pas bien ici… une hémorragie… je n’ai pas ce qu’il faut… j’ai peur…

J’offris mes services. Mais le guichet se referma. Je dis au mécanicien :

— Je pourrais aller, jusqu’à Neuilly, chez le premier pharmacien.

— Donnez-moi un coup de main plutôt. C’est l’affaire d’un moment.

Un gémissement sourd partit de la voiture. J’eus un frisson. Cet être qui souffrait, qui agonisait, là, dans la nuit, presque sans soins…

L’homme s’était mis à l’ouvrage. Assez inhabile, je ne lui fus d’aucune utilité. Je projetai sur la roue la lueur d’une lanterne, et si maladroitement même qu’il me pria de le laisser travailler.

Alors j’attendis, le cœur serré.

Certes, il ne se passa pas plus de quinze minutes, mais comme elles me parurent longues ! Parfois, dans la voiture, un gémissement, un râle plutôt… Cela devenait intolérable. N’y avait-il donc rien à tenter ? Il me semblait que les deux hommes étaient bien insouciants. Mais moi, malgré leur refus, ne pouvais-je chercher du secours ? J’hésitai. Mon Dieu ! comme on est veule et lâche en ces circonstances !

— Ça y est, dit le mécanicien, nous allons pouvoir…

Un cri déchirant l’interrompit, un cri lamentable. Et, de nouveau, le silence. Mes jambes tremblaient sous moi. L’homme ne bougeait pas… n’osait bouger… attendait… Et moi aussi, j’attendais… Oh ! quelle horreur !

Le guichet s’ouvrit. L’infirmier murmura :

— C’est fini.

— Morte ?

— Oui.

— Ah ! fit l’homme en se signant.

Il monta sur son siège et mit la voiture en marche.

Une seconde je restai. Puis j’eus peur, tout seul, oui, peur, et je rattrapai l’automobile… quoique cela, plutôt, eût dû m’impressionner.

Selon la route qu’elle prendra, pensai-je, je la quitterai soit à la porte Maillot, soit à l’Étoile, et de là, par l’avenue Hoche et les boulevards extérieurs, je gagnerai la place Clichy.

Et je suivis machinalement. J’étais si las et c’était si commode cette voiture complaisante qui m’entraînait dans son sillage ! Et justement elle monta l’avenue de la Grande-Armée, traversa la place de l’Étoile et s’engagea dans l’avenue Hoche, puis sur les boulevards extérieurs, de sorte que je n’eus qu’à m’abandonner… et cependant, cependant il y avait dans tout cela quelque chose qui m’était pénible…

Et soudain, place Clichy, je dus faire un effort pour ne pas tomber : la voiture prenait la rue de Saint-Pétersbourg. Allait-elle tourner ensuite par la rue de Florence, la rue de Florence où j’habite ?

Une angoisse absurde m’étreignit. La voiture tourna. Mais il était impossible qu’elle s’arrêtât au numéro 35 ! devant la maison dont j’occupe, avec ma femme et mon fils, le troisième étage !…

Elle s’y arrêta. Je courus vers la porte. Je le répète, c’était absurde. Il n’y avait aucun motif pour que ma femme ou mon fils eussent été ce jour-là à Saint-Cloud, alors qu’ils n’y allaient jamais.

Je montai précipitamment les trois étages. Je sonnai… je tirai la clef de ma poche… J’étais fou… Étrange folie, car enfin… dix autres locataires…

Mon fils ouvrit.

— Ta mère ? lui dis-je, haletant.

— Maman ?

— Oui, elle est ici ?

— Mais non, maman est partie à cinq heures… Vous ne l’avez pas vue ?

— Pourquoi l’aurais-je vue ?

— Elle a pris le train pour aller au-devant de vous… pour vous faire une surprise… Vous deviez passer à six heures…

— À six heures… où ?… réponds… où est-elle partie ?

— Mais… à Saint-Cloud…

Maurice LEBLANC.