bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-10-31ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1287-291
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
L’OISEAU BLEU
Une lettre fixée autour d’une pierre
tomba dans mon automobile…
Presque chaque jour, j’étais obligé de
prendre le chemin étroit qui longeait les
murs du vieux château, et de faire, au
pied d’une petite tour détachée à la
pointe extrême de ces murs, un virage
lent et difficile. C’est par l’unique meurtrière
de cette petite tour, je m’en rendis
compte aussitôt, que la pierre avait dû
m’être lancée.
Cent pas plus loin, ayant arrêté, je lus :
« Monsieur, je suis enfermée, malheureuse.
Consentiriez-vous à risquer votre
vie pour me sauver ? »
Je me renseignai au village voisin. Le
château appartenait depuis l’hiver dernier
au comte de Laubérun, qui vivait
là avec sa femme, ses jeunes enfants et
ses deux sœurs. Sauf le comte, qui sortait
souvent en automobile, et que j’avais
en effet rencontré maintes fois, tout ce
monde ne franchissait que rarement
enceinte du grand parc. Ils ne connaissaient
personne. Je n’appris rien de
plus sur eux.
Le lendemain, je passai près de la tour
et levai la tête. Une lettre jaillit de la
meurtrière. Je lus :
« Ainsi donc, je puis compter sur vous.
Soyez béni. De la prudence. Je prépare
tout ».
Deux jours durant, rien. Je fus déçu.
J’avoue que l’aventure m’intriguait. Une
femme à sauver, ma vie à risquer, du
mystère, il n’en fallait pas davantage
pour surexciter mon imagination de très
jeune homme. Après tout, c’est moi, et
non un autre, que l’on avait choisi.
Le cinquième jour, une lettre et un
paquet me furent lancés. Dans la lettre,
ces mots :
« Demain matin, six heures, à l’ancienne
porte du Saut-de-Loup. »
Dans le paquet, entre deux cartons, une
photographie.
Je n’oublierai jamais l’émotion violente
que j’éprouvai devant ce portrait de
femme. Ni l’extrême beauté du visage,
ni la séduction adorable du sourire, ni
la grâce des épaules nues, ne suffisent à
expliquer un trouble aussi profond. Je
sentis réellement ce qu’on est convenu
d’appeler le coup de foudre, et, chose
étrange, je le sentis en face d’une simple
image.
Mais qui était-ce ? Quelle hâte j’avais
de le savoir ! Au village, où je montrais
la photographie, prétendant l’avoir trouvée
sur la route, on me dit aussitôt :
— Mais c’est la comtesse de Laubérun.
Et dès que je le sus, je me rendis
compte que cela m’était absolument indifférent,
que tout m’était indifférent, le
nom de cette femme, sa situation sociale,
les obstacles qui nous séparaient.
Une seule chose m’importait, c’était de
la voir, de la ravir à tous, au monde entier.
La nuit s’écoula, interminable. Il me
semblait impossible, qu’à la dernière minute,
il ne surgît pas un événement qui
détruisit à jamais mon espoir.
Enfin l’heure sonna. Je montai dans
mon automobile et j’allai me poster non
loin du Saut-de-Loup. Il y avait à un
reste des anciens fossés, un peu d’eau
endormie que franchissait un pont de
bois fermé par une petite porte moisie.
J’attendis quelques instants. Le jour
commençait à peine à se lever. L’horloge
de l’église tinta six fois. Au dernier coup,
la porte s’ouvrit. La comtesse courut vers
moi.
Je distinguai tout au plus, dans l’ombre
des grands arbres qui nous entouraient,
sa silhouette légère et rapide. Elle
me parut petite. D’amples vêtements, un
voile, l’enveloppaient, cachant sa taille
et son visage.
Je m’inclinai devant elle, Mais elle s’abattit
sur mon épaule en murmurant :
— Vite, vite… j’ai peur… on m’a entendue…
on va nous poursuivre… ah !
Sauvez-moi…
Je l’emportai dans mes bras. Quelques
secondes après, nous partîmes.
Les arbres noirs, le chemin étroit, la
petite tour, le vieux parc, nous laissâmes
tout cela derrière nous. Devant,
bientôt, ce fut la route solitaire, des
champs à droite et à gauche, l’espace
libre.
Une allégresse singulière me souleva.
J’eus la sensation exaltante d’un triomphe.
En quelques jours, j’avais conquis
ce que d’autres mettent des années à
conquérir : le bonheur, l’amour…
Elle se taisait. Moi, ivre de joie, je me
mis à parler, jetant des mots, des mots
incohérents, fous, passionnés. Et je la
regardais, sans souci des dangers de la
route, m’abandonnant au hasard.
Elle posa doucement sa main sur mon
bras et me dis :
— J’ai peur…
— Peur d’un accident, d’une chute ?
— Non… mais on doit nous suivre.
Elle se retourna, et, soudain, je la vis
qui s’affaissait sur elle-même, avec un
gémissement.
— Nous sommes perdus… les voilà…
— Allons donc, vous vous trompez…
Elle ne se trompait pas. M’étant retourné
à mon tour, j’aperçus, peut-être
à cinq cents mètres de nous, une automobile.
⁂
Ma nature me porte aux décisions
brusques et nettes. Je savais l’automobile
du comte bien supérieure à la mienne
comme vitesse. À quoi bon lutter ? Rien
ne me parut plus humiliant que cette
chasse où j’aurais été, inévitablement,
mathématiquement rejoint, comme un
gibier que l’on force.
J’arrêtai. Elle ne protesta point. Elle
pleurait. Je lui dis :
— Je vous supplie d’avoir confiance,
madame, je réponds de tout.
L’autre voiture approchait. Je descendis
et marchai résolument à sa rencontre.
À dix pas de moi elle fit halte. Un
homme et une femme en descendirent.
L’homme s’avança. Je reconnus le comte
de Laubérun. Il hésita, puis chercha à
m’éviter pour aller vers la comtesse. Je
lui barrai le chemin.
— Monsieur, je vous avertis que madame
s’est mise sous ma protection. Je
remplirai mon devoir envers et contre
tout, quoi qu’il advienne.
Il me regarda et, ce qui me surprit, son
regard n’avait point de colère, un peu
d’ironie plutôt. Il dit simplement :
— Et si je passe quand même ?
Je tirai mon revolver.
Un éclat de rire accueillit ce geste. La
compagne du comte s’était approchée.
Une écharpe de gaze lui couvrait la
figure. Elle me prit le bras et m’entraîna
du côté de la comtesse.
— Je vois, Monsieur, que votre passion
ne connaît pas d’obstacle. Mais quel est
votre but ? Sans doute consacrer votre
vie à madame… l’épouser un jour ?
— Oui… certes…
— Soit, je vous accorde sa main.
Elle se pencha sur la comtesse qui
pleurait près de la voiture, blottie au
fond de ses vêtements, et lui dit :
— Élisabeth, monsieur nous fait l’honneur
de te demander en mariage. Je ne
gout pas de ton consentement, n’est-ce
pas ?
Un sanglot étouffé lui répondit. Alors,
d’un mouvement assez autoritaire, elle
écarta les voiles qui dissimulaient la
comtesse.
Et je vis, toute rouge, confuse, les joues
ruisselantes de larmes, une enfant, une
fillette d’une douzaine d’années.
Le comte nous avait rejoints. Il me dit :
— Je vous présente ma fille, Monsieur,
une petite personne un peu romanesque,
qui se plaît beaucoup dans les vieux donjons,
où elle imagine de belles aventures,
des enlèvements. Le dernier conte de
fées qu’elle avait lu l’avait beaucoup
frappée, et nous savions qu’elle attendait
avec impatience la venue de l’Oiseau
bleu.
Irrité de ce persiflage, je fus près de
lui tourner le dos. La rage, la déception
me retinrent.
— En ce cas, Monsieur, je dois vous
rendre ce portrait qui ne m’appartient
pas.
Il examina le portrait et s’écria :
— Tu as donc bien peu confiance en
tes charmes, Élisabeth, que tu empruntes
ceux de ta mère pour enflammer le zèle
de tes soupirants ?
À son tour, la compagne du comte se
dévoila. C’était bien l’admirable femme
que représentait la photographie.
Je la saluai respectueusement, prononçai
quelques mots d’excuse, et m’éloignai.
⁂
Il y a cinq ans de cela. J’ai voyagé.
Bien souvent mes rêves ont évoqué une
image radieuse. Ce n’est point celle d’Élisabeth,
ni celle de sa mère, mais une
image qui tient de l’une et de l’autre.
Le mois dernier, un invincible attrait
m’a ramené.
Chaque jour, je passe sous la vieille
tour. Hier, comme jadis, un paquet me
fut lancé. Entre deux cartons, c’était un
portrait. Le voici devant moi. C’est le
portrait d’Élisabeth, mais d’une Élisabeth
grave et magnifique. C’est aussi celui
de sa mère, mais si jeune, si fraîche,
si souriante !
Et je pense avec émotion que tous les
jours maintenant rapprocheront Élisabeth
davantage de mon rêve, et que l’enfant
que j’ai ravie est devenue la femme
que j’aime depuis cinq ans…