CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE TANDEM GADON-BREVIQUET

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M. Gadon s’arrêta net au rond-point des Ternes.

— Non, décidément, mon cher Breviquet, il faut que je parle. Cette idée m’étouffe à la fin. Breviquet, depuis combien de temps nous connaissons-nous et parcourons-nous ensemble la route qui va de nos domiciles respectifs des Ternes au bureau de la rue Lamartine, où nous sommes employés comme copistes ?

— Depuis dix-neuf ans, mon cher Gadon.

— Depuis dix-neuf ans, deux fois par jour. Et de quelle manière, en voiture, en omnibus, ou à pied ?

— À pied, bien entendu.

— Je voulais vous le faire dire. Eh bien, Breviquet, vous n’en avez pas assez ?

Ils se regardèrent en silence, Gadon portait sur des jambes infiniment trop longues un petit buste absolument projeté en arrière, ce qui l’obligeait à ramener de toutes ses forces en avant une tête qui semblait toujours disposée à lui tomber sur les talons.

Breviquet était court, gros, et perdu dans des vêtements si vastes qu’on les eût dit taillés pour quelqu’un de bien plus gros encore que lui.

Il murmura :

— Je ne vous comprends pas.

Le bras de Gadon se détendit vers un bicycliste qui passait :

— Supposez que cet homme soit accompagné d’un ami, que cet instrument soit un tandem au lieu d’une bicyclette, et que ces deux amis ce soit vous, Breviquet, et moi, Gadon. Ne serait-ce pas un mode de locomotion plus agréable que d’arpenter les rues comme nous le faisons ?

— Certes.

— Qui nous en empêche ? Nous avons mis chacun quelques sous de côté. Pour cent cinquante francs on a un excellent tandem d’occasion. Eh ! mon Dieu, payons-nous ce plaisir à la fois commode et hygiénique. Qu’en dites-vous ?

Il prononça encore beaucoup d’autres paroles judicieuses, car il s’était toujours réservé l’emploi de discoureur dans le ménage Gadon-Breviquet, ainsi qu’on les désignait au bureau, tellement était parfaite leur union et indissolubles leurs liens d’amitié.

Breviquet l’écouta sans mot dire. Il réfléchissait, se rendait compte. Allait-il approuver ? Et voilà tout à coup qu’il se laissa choir sur un banc en pleurant.

C’était une nature essentiellement impressionnable, une vraie sensitive, disait son ami. La plus légère émotion, moins que cela, le fait de comprendre, de s’arrêter à une décision, de partager l’avis de quelqu’un, lui arrachait des larmes. Il pleurait comme d’autres rient, parlent, chantent, se mouchent, éternuent.

Dans ces cas-là Gadon n’insistait pas. Il savait Breviquet convaincu.

Mais au déjeuner — ils mangeaient ensemble dans une crémerie-restaurant du faubourg Montmartre — la chose fut reprise, pesée, examinée sous toutes ses faces, puis, en fin de compte, irrévocablement adoptée.

Le dimanche suivant, le ménage Gadon-Breviquet possédait un tandem.

Il leur fallut un mois de leçons matinales le long des fortifications pour acquérir le sens de l’équilibre, un autre mois pour se perfectionner. Mais quelles heures délicieuses ! et comme les journées leur paraissaient brèves après cela ! Leur amitié y gagnait des forces nouvelles.

— Encore un goût de plus qui nous est commun, remarquaient-ils.

Et ils étaient flattés que ce fût un goût de sport, un de ces plaisirs réservés aux jeunes, aux fortunés, et non point à de pauvres diables de copistes.

Et un matin, comme ils avaient évolué avec la plus grande aisance de la porte des Ternes à la porte Champerret, Gadon s’écria soudain :

— Je me sens sûr de moi, Breviquet, et vous ?

— Absolument,

— Eh bien, si on poussait jusqu’au bureau ?

— Allons-y ! murmura Breviquet en sanglotant.

Ce fut un coup d’audace. Ils faillirent Plus d’une fois le payer cher. Gadon, qui dirigeait, perdait la tête dès qu’une voiture le croisait de trop près. Les rails, les pavés gras, les tournants, tout le terrifiait, Cependant il se tenait très droit, l’air d’un mannequin avec sa redingote noire et son vieux haute-forme.

Quant à Breviquet, courbé sur son guidon, son chapeau de paille comme collé aux reins de son co-équipier, il sanglotait.

Ils arrivèrent en sueur, et tellement émus qu’ils revinrent à pied le soir, en poussant leur tandem. Et durant quinze jours il en fut ainsi. Ils n’osaient plus. Cet instrument leur paraissait la chose au monde la plus dangereuse. Ils n’étaient point même sans quelque crainte lorsqu’ils le promenaient à travers les rues menaçantes. Trois fois il leur fit le tour de tomber, et ils s’écroulèrent par dessus lui, à plat ventre, saccageant les rayons et voilant les roues.

Ils ne se découragèrent point. De nouvelles tentatives furent plus heureuses, et il advint, que le trajet s’effectua dans des conditions normales. Gadon s’assouplit, se familiarisa avec les pavés gras et les rails. Breviquet ne pleurait plus. Tout allait bien. Et cependant…

Et cependant il y avait quelque chose… Ce n’était pas tout à fait cela… Ils s’attendaient à un plaisir plus complet, plus assuré… Enfin ils ne savaient pas. Mais vraiment, quand ils entraient au bureau de la rue Lamartine et que leurs collègues s’extasiaient sur la performance quotidienne du ménage Gadon-Breviquet, le triomphe de Gadon-Breviquet m’était point sans mélange.

Gadon attribuait cette déception à Breviquet, lequel en accusait intérieurement Gadon. Et, de fait, aucun d’eux n’avait absolument tort. Pourquoi Gadon s’obstinait-il à toujours obliquer dans un sens contraire à celui que prévoyait Breviquet ? À cela Gadon répondait qu’il avait la direction. Soit, se disait Breviquet, mais qu’il oblique alors dans le bon sens !

De cette divergence de vues résultait un certain flottement dans la conduite du tandem, des fluctuations périlleuses. Ils ignoraient la belle ligne droite et, bien que la cherchant opiniâtrement, ils avaient l’impression qu’ils ne la connaîtraient jamais.

Le choix de l’itinéraire était également motif à malentendu. L’un n’admettait que l’avenue de Villiers, l’autre que le boulevard Péreire et la rue de Rome. Ils décidèrent d’alterner, mais chacun alors, alternativement, montrait de l’humeur et imputait à l’autre les incidents fâcheux.

Le dimanche, un tour au Bois était obligatoire. Gadon préférait le matin, Breviquet l’après-midi. Là encore on alterna. Les promenades furent moroses. Un seul en jouissait, dont la gaîté tombait vite.

Et la question de la vitesse ! Gadon, plutôt sprinter, aimait las élans brusques, suivis de repos. Breviquet, stayer dans l’âme, prônait les lentes et longues ballades régulières. Gadon était partisan des routes larges, du soleil, même de la poussière, Breviquet des allées ombreuses, des ciels couverts, même de la pluie.

Et ainsi peu à peu ils s’aperçurent qu’ils étaient en désaccord perpétuel, et ce désaccord, ils ne tardèrent pas à s’en rendre compte, ne se bornait point aux choses sportives, à ce qui concernait le tandem, mais à toutes les choses de la vie, aux plus essentielles comme aux plus insignifiantes, Comment avaient-ils pu s’illusionner et croire à la parité de leurs natures et de leurs caractères ? Quelques habitudes communes, oui, nécessitées par les conditions identiques de leur existence… Mais, pour le reste, pouvait-on être plus dissemblable ?

Gadon, c’était la viande très cuite, le vin blanc, les cigares ; Breviquet la viande saignante, le vin rouge, la pipe d’écume. L’un se servait, pour écrire, de plumes ordinaires, l’autre de plumes d’oie. L’un ne portait que des chaussettes de laine, l’autre ne les comprenait qu’en coton.

On eût dit que leurs yeux s’ouvraient tout à coup à des vérités éternelles. Ils ne se reconnaissaient plus. Deux amants, las de leur amour, ne font point l’un sur l’autre des découvertes plus navrantes et plus cruelles.

Les froissements étaient inévitables ; il y en eut. Des querelles devaient s’ensuivre : elles furent nombreuses.

Un jour enfin Breviquet déclara en pleurant que le restaurant-crémerie du faubourg Montmartre ne lui plaisait plus.

— Libre à vous, répondit Gadon.

C’était la rupture, et la plus grave, celle qui consiste à ne plus manger ensemble.

Un autre jour Gadon prit au bureau la place d’un collègue congédié. De la sorte il tourna le dos à Breviquet.

Ils ne se parlaient plus. Ils ne se regardaient plus. Décidément ils s’étaient trompés l’un sur l’autre. Gadon considérait Breviquet comme un imbécile, et Breviquet n’avait pas assez de mépris pour cet idiot de Gadon.

Seul le tandem les obligeait encore à une certaine réserve. On ne remise pas ainsi un instrument qui vous coûta si cher. Ils s’en servaient toujours pour descendre rue Lamartine et remonter aux Ternes. Étrange promenade, silencieuse, farouche…

Un matin une voiture les prit de biais et les renversa. Ils ne se firent aucun mal, mais le tandem gisait, cassé, brisé, tordu.

— Imbécile ! cria Breviquet.

— Idiot ! hurla Gadon.

Ils se précipitèrent l’un sur l’autre, prêts à la lutte, des injures aux lèvres. Gadon leva le poing. Breviquet leva le poing. Ils se mesurèrent un instant du regard, pleins de rage et de haine.

Puis, soudain, sans un mot, ils s’en allèrent, chacun de son côté. Et le tandem Gadon-Breviquet resta là, dans la rue, parmi les gens attroupés, abandonné, piteux, hors d’usage.

Maurice LEBLANC.