CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA PLUS FORTE

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— Certes non, s’écria Gérard, les femmes ne sont pas sportives au sens ordinaire du mot, au sens pour ainsi dire extérieur, ornemental et frivole. Mais combien elles le sont plus que nous si ce mot signifie courage physique, endurance, tenacité, énergie indomptable ! Qu’une femme se trouve en présence d’événements qui la menacent, qui l’attaquent par exemple au plus profond de sa vie sentimentale, dans sa tendresse de mère, dans son amour d’amante ou d’épouse, vous la verrez mettre en action des qualités vraiment stupéfiantes d’audace et de sang-froid, et déployer une force, oui, une force musculaire proportionnellement beaucoup plus grande que la force déployée par l’homme dans un effort sportif.

Écoutez ceci. L’histoire est d’hier, presque, et scrupuleusement véridique. Je vous la raconterai sans détails, de la façon très sobre et très précise dont elle se passa.

Donc je revenais de Dieppe en chemin de fer, par la ligne de Pontoise. J’étais seul. Il faisait chaud, j’avais baissé les deux glaces. À Gisors le train s’arrête quelques minutes. Un monsieur monta, jeune, élégamment vêtu, de visage peut-être un peu dur, mais beau et régulier.

M’en ayant demandé la permission, il alluma une cigarette, puis déplia un journal qu’il se mit à lire.

Le train siffla. Au moment même où il s’ébranlait, la portière s’ouvrit brusquement et une femme se précipita dans notre compartiment.

— Vous ! s’écria le jeune homme, vous ! mais c’est de la folie…

Il avait eu un geste pour lui barrer le passage, mais elle s’était jetée sur la banquette et ne bougeait pas, suffoquée, les deux mains crispées à sa poitrine, comme si elle cherchait à comprimer les battements de son cœur. Elle était fort jolie, mais peut-être point, me sembla-t-il, de toute première jeunesse… à moins que ce ne fût son extrême émotion qui lui creusât ainsi la figure.

Il répéta avec une irritation visible :

— C’est de la folie. Quoi ? que prétendez-vous ?… Et lui, où est-il ?

Elle balbutia, la voix étranglée :

— En automobile… Après votre départ du château, j’ai prétexté une commission importante à vous donner pour ma mère, à Paris ; il m’a conduite à la gare… le train partait…

— Alors il vous a vue monter… il sait…

— Oui.

Il frappa du pied, incapable de dissimuler sa colère. La dame se mit à pleurer.

Il était clair que ma présence ne les gênait nullement et qu’ils se trouvaient dans une de ces situations où rien ne peut suspendre le cours de vos paroles ni vous distraire un instant du drame qui vous obsède.

— Non, non, s’écria le jeune homme, c’est trop ! J’étais parti… vous aviez accepté ce départ… eh bien…

Elle murmura :

— Je ne pouvais pas… Tout de suite cela m’a paru impossible… vous partir… non… j’ai perdu la tête…

— Et alors, maintenant ?

Elle lui prit la main avec un geste de passion.

— Maintenant, je ne vous quitterai pas… Comment pourrais-je revenir ? Il sait… je ne vous quitterai plus…

Il se dégagea vivement.

— Eh ! ma chère amie, tout cela est parfait… mais enfin… enfin… vous auriez dû…

Un accès de désespoir la courba. Elle sanglotait, la tête entre ses mains, et bégayait :

— Ah ! comme c’est mal !… Si j’avais prévu !… J’étais si heureuse…

Il se leva. Le train ralentissait. On devait approcher d’une station.

S’inclinant sur elle, il lui dit :

— Et s’il nous a suivis ? Il peut très bien nous avoir dépassés… et nous attendre là…

On s’arrêta. Un employé annonça : « Chaumont ». Le jeune homme baissa le rideau de la fenêtre de gauche et, l’écartant un peu, il examina les abords de la gare. Puis il dit :

— Veuillez donc regarder de l’autre côté… la route doit longer la voie.

Elle obéit. Et tandis qu’elle observait je m’aperçus que, tout en la surveillant, il glissait son bras hors du compartiment et, de sa main restée libre, tournait avec précaution le loquet intérieur.

Mon cœur battit étrangement, je l’avoue. La pauvre femme ! Mais que faire ? L’avertir ? Je fus sur le point de parler…

— Vous ne voyez rien ? demanda-t-il.

Le train repartait. Il ouvrit doucement, descendit sur le marchepied, et referma sans bruit.

— Personne, répondit-elle… à moins que… non, ce n’est pas lui…

On sortait de la gare. On en fut loin bientôt. Elle se retourna.

— Pierre !

Ah ! ce cri de détresse ! l’angoisse horrible de ce visage !…

Elle se précipita vers la portière. Le rideau baissé la gênant, elle l’arracha d’un coup. Puis je la vis que se penchait. La portière s’ouvrit.

— Que faites-vous ! m’écriai-je, vous n’allez pas descendre à cette vitesse ?

Je lui saisis le bras et l’écartai assez brutalement.

— Laissez-moi… Vous n’avez pas le droit… Je veux…

— Mais non, non, ce serait absurde… autant vous tuer…

J’avais réussi à l’entraîner jusqu’à l’extrémité du wagon. Mais elle se débattait avec désespoir. Et ce fut la lutte entre nous. Oui, une vraie lutte où je déployai toute ma force, où mes muscles se tendirent à la limite de leur puissance.

Nous roulâmes sur la banquette. Sa résistance m’exaspérait. Moi, un homme solide, vous le savez, et bien entraîné, moi, mis en échec par cette femme ! J’apportais à ce duel une sorte de rage. Mais elle, mon Dieu, quelle énergie surhumaine l’animait et la transformait ? J’aurais dû la réduire, la dompter… Pourtant, pourtant… je la sentais qui m’échappait… Un effort encore, et elle serait libre… Je me raidis. Mais voilà soudain, qu’elle me saisit à la gorge, et que cinq doigts nerveux, impitoyables, durs comme des griffes, m’étreignirent. Je lâchai prise.

D’un bond elle fut hors de ma portée. Oserait-elle sauter ? Non. Nous roulions à toute vitesse. Elle n’oserait pas.

Elle sauta.

Je m’étais relevé, un peu étourdi. Je m’approchai avec une certaine crainte de la portière ouverte par où elle s’était élancée, comme dans un abîme, et je regardai.

Je fus stupéfait. Là-bas, une femme franchissait un talus, traversait une prairie, et courait éperdument… Ô miracle de l’amour qui bouleverse les lois ordinaires et donne aux plus faibles tout ce qu’il leur faut pour vaincre et dominer le destin !…

Maurice LEBLANC.