CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

VIEILLE NOBLESSE

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À sept heures du matin, dix kilomètres après Pougues, mon moteur grippa. Il n’y avait qu’une chose à faire, puisqu’un rendez-vous urgent m’appelait le lendemain à Grenoble : c’était de laisser la voiture à mon chauffeur et d’aller prendre le train à Nevers.

Au moment même où je m’y décidais, une automobile arrivait vers nous. Nous voyant en panne, le conducteur arrêta. Je reconnus la 40-chevaux du prince de Géricourt. La veille, au Splendide Hôtel de Pougues, il dînait avec sa femme à la table voisine de la mienne.

De fait, ce fut bien lui qui descendit et m’offrit sas services. C’est un homme grand, d’une élégance irréprochable, et dont la figure, soigneusement rasée, à la façon anglaise, accuse l’énergie et l’intelligence. Son aménité me séduisit. Mis au courant de ma mésaventure, il me proposa aussitôt de m’emmener.

— Cela ne nous dérange nullement ; nous allons à Aix-les-Bains, Grenoble est tout près, et par le chemin de fer…

Il insista avec tant de bonne grâce que j’acceptai.

La princesse de Géricourt, à laquelle il me présenta, allie tous les charmes de l’esprit à la distinction la plus raffinée. D’un abord un peu froid, presque intimidante à force de réserve, elle se détend à la longue, s’échauffe et devient elle-même, c’est-à-dire cordiale, simple, tout fait bon garçon, suivant l’expression de son mari.

Placés l’un près de l’autre, au fond de la voiture, tandis que le prince et son mécanicien conduisaient alternativement, nous nous entendîmes bientôt à merveille. Beaucoup de relations nous étaient communes : les de Gray, les Cheverly, le duc de Compiègne, Mme d’Astour… En outre, assidue à toutes les expositions, elle connaissait mes principaux tableaux et en discutait avec un sens artistique des plus remarquables.

Nous déjeunâmes à Mâcon. Je notai chez le prince plus de brio peut-être, mais moins, de fond, une culture moins forte. Ainsi, quoique très épris de ma peinture, il en parla comme quelqu’un qui n’en aurait jamais contemplé le moindre spécimen. Au demeurant, délicieux convive, grand amateur de bourgogne et le supportant bien.

Ce qui me frappa le plus, dans le jeune couple, ce fut son exquise simplicité. Chose fort naturelle, me dira-t-on. Certes, mais ne sommes-nous pas enclins, malgré nous, à croire qu’il est difficile d’être simple quand on porte un des plus grands noms de France, et que l’on possède la plus grosse fortune territoriale du pays ?

Bref, ils me conquirent. La fin du voyage accentua notre intimité. La princesse s’y montra compagne délicieuse. Il faisait beau, le jour s’alanguissait dans la douceur d’un crépuscule admirable. Le son de notre voix s’émut.

Dirai-je qu’il y eut entre nous un peu plus que de la cordialité, et que sa manière d’être me permit de concevoir quelle espérance ? Non, et cependant, pourquoi parlions-nous avec tant de gravité ? Et quelle étrange harmonie de sentiments et de pensées nous fit vibrer devant les mêmes spectacles et mêla nos âmes dans une même exaltation !

À Aix on se sépara, mais il fut entendu qu’on se reverrait à Paris ; d’ailleurs, la princesse désirait vivement que je fisse son portrait.

Je pris le train, j’allai à Grenoble, et, mes affaires terminées, je n’eus rien de plus pressé que de revenir à Aix. Avouerai-je cette faiblesse ? La fréquentation des gens titrés ne m’est pas désagréable. Je suis de ceux à qui la particule impose encore une certaine déférence. Je déposai ma carte à la villa des Géricourt. Le lendemain je recevais une invitation à dîner pour le soir. Cette villa, ou plutôt ce palais, se trouve un peu en dehors de la ville, sur les premières assises du Mont-Renard. Des portiques à l’italienne l’entourent. Des valets en livrée en gardent le vestibule.

L’un d’eux me conduisit à travers une enfilade de salons jusqu’à une pièce plus petite où se tenaient un certain nombre personnes. À l’annonce de mon nom un monsieur et une dame se levèrent et vinrent vers moi. Le monsieur me dit qu’il avait été très heureux d’apprendre par ma carte que j’étais de passage à Aix et qu’il se faisait honneur d’avoir à sa table un peintre dont il avait entendu parler avec éloge. Puis il me présenta à sa femme, la princesse de Géricourt, qui n’eut pas à mon égard moins de condescendance.

J’étais absolument interloqué. Le prince et la princesse ces gens-là ! Ce petit gros homme commun et suffisant, et cette petite femme vulgaire et prétentieuse ! Mais alors, les autres ?…

Je n’osai rien dire et dus paraître quelque peu stupide. D’ailleurs, quand il fut bien constaté que je n’apportais à la conversation générale — quelle conversation ! — aucun élément d’intérêt, on ne s’occupa plus de moi.

On passa dans la salle à manger. Placé entre deux vieilles dames aimables et bavardes, je ne soufflai mot. J’étais au supplice. Et c’est alors, après le potage, qu’ayant porté mes yeux par hasard du côté du maître de la maison, j’aperçus, planté derrière lui, rigide et austère, impécable dans sa tenue de larbin, mon compagnon de voyage, le charitable et obligeant monsieur qui m’avait recueilli sur la route.

Nos regards se rencontrèrent. Il sourit discrètement. Moi, je me sentis rougir.

J’étais profondément et bêtement humilié. Étroitesse d’esprit ! Ce grand et beau garçon au visage ouvert ne valait-il pas le pitoyable personnage dont il avait tenu le rôle ?

Après le repas je profitai des allées et venues pour m’esquiver.

La femme de chambre, qui m’aidait à mettre mon pardessus, me dit à l’oreille :

— Demain, Hippolyte et moi, nous ferons une promenade en automobile, pendant que les maîtres seront aux thermes. Si le cœur en dit à Monsieur…

Je me retournai. C’était ma compagne de voyage, celle dont l’âme avait vibré à l’unisson de la mienne, la grande dame dont je me réjouissais d’exposer le portrait au prochain Salon.

Furieux, je lui arrachai ma canne des mains et m’enfuis.

Maurice LEBLANC.