bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-09-12ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1260-264
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE DRAME
Tous les soirs, en ces premiers jours
d’automne qui nous réunissaient dans le
grand salon du château, nous demandions
à notre voisin, M. de Beautrelet, de
nous conter quelqu’une de ces affaires
criminelles auxquelles il fut mêlé jadis
comme juge d’instruction. Il les contait
merveilleusement, sans longueur, sans
habileté apparente, en petites phrases
sèches qui nous faisaient frissonner.
Ce soir-là, nous dûmes le prier plus
longtemps. Peut-être trouvait-il un peu
indiscret le tribut quotidien qu’on lui imposait.
À la fin, cependant, ces dames
y mirent une telle insistance qu’il lui fallut
s’exécuter. Et il dit :
— J’hésitais, par égard pour vos nerfs,
mesdames, car le crime auquel je pense
en ce moment est certes la chose la plus
horrible et la plus mystérieuse qu’il
m’ait été donné de voir au cours de ma
longue carrière. Mais, puisque vous
l’exigez…
Il réfléchit, puis commença :
— Tout d’abord, je dois dire que l’affaire
date de deux années seulement. Le
mois précédent j’avais donné ma démission.
Ce n’est donc pas comme magistrat
que j’y fus mêlé, mais comme simple témoin,
presque comme acteur. J’assistai
à la chose, je la vis… je la vois encore…
C’était en juillet, dans un des coins les
plus perdus de la France — et c’est là
sans doute pourquoi ce crime extraordinaire
ne fit pas plus de bruit. Je passais
l’été chez un de mes amis, célibataire,
riche, et dont le plaisir est de recevoir
dans son très beau château des Cévennes
les meilleures familles des villes avoisinantes.
Or, après que plusieurs séries d’invités eurent défilé devant moi, il arriva
une certaine Mme Andrey, dont la
beauté déjà mûre était célèbre dans le
pays. Ses deux filles, Henriette et Suzanne,
l’accompagnaient, ainsi qu’un
jeune homme, Maxime Bermont, le
fiancé de l’une d’elles. Mais le fiancé de
laquelle je n’aurais su le dire, tant il
montrait auprès des deux sœurs une
égale assiduité.
— Maxime Bermont vint en automobile.
Mon ami avait la sienne. On fit de grandes
excursions. C’est au cours de l’une
de ces excursions… Mais soyons précis…
On partit ce matin-là à neuf heures et
l’on déjeuna vers midi. Le repas fut très
gai. Mon ami à beaucoup d’esprit, de
l’esprit un peu bruyant et qui fait rire.
Les deux sœurs s’amusaient comme des
folles. Leur fiancé était tendre et plein
d’entrain. Je dois dire cependant qu’il y
eut entre elles et lui, vers la fin, une petite
pique, pas très grave, mais assez pour
que la mère se levât, prit à part le jeune
homme, et tentât de rétablir la paix. Il
ne sembla pas s’y prêter de bonne grâce.
J’entendis qu’elle disait :
— Je le veux, vous comprenez, n’est-ce
pas, Maxime, je veux qu’il en soit ainsi…
sans quoi…
Que voulait-elle ? Et le jeune homme
céda-t-il ? Je serais disposé à croire que
non, car, lorsqu’il fut question du retour,
vers trois heures, aucune de ces
dames ne voulut l’accompagner, alors
que, le matin, Mme Andrey et sa fille
Henriette avaient effectué le trajet dans
son automobile. Mon ami et moi, déjà
installés, nous vîmes la discussion, qui
nous parut même assez vive. Enfin, ces
trois dames nous rejoignirent et, sans
un mot, montèrent dans le large tonneau
de notre voiture.
On partit. Maxime, seul avec son mécanicien,
nous suivait à quelque distance.
Que dire de ce retour ? Rien, car en
vérité il ne se passa rien, rien du moins
qui mérite d’être cité. Ceci, tout au plus :
vingt ou vingt-cinq minutes après le départ,
Mme Andrey, incommodée par le
vent et la poussière, demanda qu’on
descendit la seconde glace, derrière nous.
Puis, avec l’aide de ses deux filles, elle
ajusta les rideaux autour de la voiture,
de telle sorte que nous fûmes entièrement
séparés de nos compagnes. Je note
ce détail. Mais à quoi bon ! suffit-il à
expliquer ?…
Nous allions très vite. Je suppose, sans
pouvoir l’affirmer, que Maxime nous suivait
de près, puisque sa voiture était,
comme la nôtre, une vingt-quatre chevaux.
Pas une fois je ne me retournai.
D’ailleurs, les rideaux m’eussent empêché
de le voir, Mais, par quel étrange
hasard ne me suis-je point retourné pour
voir ces dames ?
Donc, je ne puis rien dire. Des champs,
des arbres, une grande route blanche, et
cela pendant deux heures, voilà tous mes
souvenirs. Et il m’est encore impossible
de croire qu’il se soit passé quelque
chose… surtout cela…
C’est à l’arrivée seulement Je sautai
de la voiture. Mon ami me dit :
— Ouvre la portière, veux-tu ?
Je fis le tour, et soudain je poussai un
cri : il y avait du sang qui coulait sur le
vernis de la caisse, sur le marchepied,
des filets de sang qui coulaient parmi la
poussière et tombaient sur la route, D’un
coup j’ouvris.
Je ne ferai pas de phrases, n’est-ce pas ?
La chose brutale, toute simple, telle
qu’elle m’apparut.. À droite et à gauche,
deux cadavres, ceux d’Henriette et de Suzanne,
et en quel état ! baignés de sang,
mutilés, le visage méconnaissable et
comme écrasé par quelque instrument
formidable.
Au milieu, leur mère, à genoux, de
buste ployé en deux. Nous voulûmes la
relever. Vision horrible ! la tête était
presque entièrement détachée du tronc,
oui, coupée nettement et proprement,
comme si la chose avait été faite par un opérateur exercé, sur une table de dissection.
Et tout cela avait eu lieu derrière nous,
contre nous, en notre présence ! Et aucun
bruit, aucun mouvement, rien ne
nous avait avertis du drame terrifiant
qu’il était matériellement impossible que
nous n’eussions pas vu, impossible que
nous n’eussions pas entendu. ET pourtant…
Vraiment, l’on aurait dit — ce fut l’expression
dont se servit par la suite mon
ami — on aurait dit la mise en scène
adroitement préparée d’un prestidigitateur :
tout s’effectue derrière le rideau et
à proximité du public, et quand le rideau
se relève, on constate des disparitions,
des changements, la délivrance de telle
personne enfermée dans une armoire,
l’emprisonnement de telle autre. C’était à
la fois sinistre et absurde, macabre et
presque risible, œuvre de quelque fou
furieux, à laquelle on eût pu croire que
les victimes s’étaient prêtées de bonne
grâce, en souriant, et comme on s’offre
à faire partie d’un tableau vivant destiné
à charmer ou à terrifier les spectateurs.
Nous nous regardâmes, épouvantés.
Les domestiques, des gens du château
arrivaient et poussaient des cris d’effroi.
Mon ami murmura :
— Maxime Bermont…
De fait, lui seul, étant donné la vitesse
égale de son automobile, aurait pu…
Mais non, cela n’était pas admissible.
Pour qu’un acte se produise, il faut qu’un
certain nombre de circonstances se
trouvent réunies qui le rendent réalisable.
Or, l’hypothèse qui nous venait à l’esprit
involontairement était si dénuée de
toute vraisemblance que nous n’aurions
même pas su la formuler.
Et cependant que faisait Maxime ?
Où était-il ? Mon ami me dit :
— Vite, repars, mon chauffeur va te
conduire. Peut-être trouveras-tu en route
quelque indice…
Je repris le chemin que nous avions
suivi. Au bout de vingt minutes, après
un tournant, nous arrêtâmes subitement.
Sur le bord de la route, contre le talus,
il y avait une automobile renversée, brisée,
tordue. À côté deux corps gisaient.
Je descendis, C’étaient Maxime et son
mécanicien. Ils étaient morts. L’homme
ne présentait aucune blessure apparente.
Mais Maxime — et c’est là ce qui achève
de donner à l’aventure toute son horreur
tragique — Maxime avait été frappé entre
les deux épaules de trois coups de
couteau.
L’enquête fut longue. Avec mon collègue,
le juge d’instruction, nous la poursuivîmes
patiemment et minutieusement.
En vain. Des recherches sur le
passé des victimes ne nous en apprirent
pas davantage. Tout au plus ce potin :
Maxime Bermont aurait été, deux ans
auparavant, l’ami très intime de Mme Andrey,
la mère d’Henriette et de Suzanne.
Voilà tout. Et pourtant je vous
jure que je n’ai pas épargné ni mon
temps, ni mes forces, ni mon intelligence.
Mais, que voulez-vous, il y a de
ces choses dont il semble que la destinée
est de rester pour nous un inviolable secret.
Celle-ci est au nombre de ces
choses.
M. de Beautrelet se leva.
— Eh bien ? lui dit-on.
— Eh bien, quoi ?
— Mais la Suite ? la vérité sur le
drame ?
— La vérité ? Mais je l’ignore. Vous
me demandez une histoire de crime : je
vous en raconte une. Je ne puis pourtant
pas vous donner le mot d’une énigme
que je n’ai pu déchiffrer.
Il nous salua et sortit,
Nous nous regardions, assez décontenancés.
S’était-il moqué de nous ? Avait-il
imaginé ce récit de toutes pièces, pour
nous mystifier et nous punir avec esprit
de notre insistance quotidienne ?