CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA CREVASSE

Séparateur

Raoul me dit :

— Je n’avais que dix ans lors de ce fameux hiver dont tu parles, et, pour moi aussi, il s’y rattache le souvenir d’une aventure qui se passa sur la glace, aventure assez mystérieuse comme la tienne, mais combien plus tragique !

Un dimanche, ma cousine Henriette, son mari, un de leurs amis et moi, les pieds chaussés de patins, nous partîmes avec l’intention de remonter la Seine jusqu’à la Mivoie.

Tu n’as pas connu ma cousine Henriette, qui n’habita Rouen qu’une année et qui, depuis, a quitté la France. Son mari, Georges, était un vrai camarade pour moi, jeune, enjoué, toujours prêt à rire, et je ne sais vraiment qui j’aimais le plus de lui ou de son ami Raymond, moins amusant certes, mais qui me traitait avec une douceur si grave et si affectueuse.

Qui j’aimais davantage ? Au fond, je le sais, c’était ma cousine. Je n’ai jamais rencontré plus de charme, plus de gaieté, plus de naturel et de simplicité, plus de franchise et de bonne grâce. Tout le monde l’adorait. Moi j’avais un culte pour elle. Les meilleurs instants de mon enfance sont ceux que j’ai passés dans son salon, assis à ses genoux et souvent sur ses genoux, entre son mari et leur fidèle Raymond. Rien de plus chaud que cette intimité, rien de plus paisible, de plus confiant, de plus allègre à la fois et de plus recueilli. On m’y choyait à l’envi. Aussitôt libre je courais auprès d’eux.

Ce fut donc une véritable partie de plaisir que cette excursion sur la Seine gelée, plaisir qui n’était point sans quelque péril, car on nous avait prévenus qu’il y avait de longues crevasses à éviter, des endroits moins sûrs que rien n’indiquait. Je fus un peu étonné dès l’abord ; je m’attendais à de vastes champs de glace unie et miroitante qui s’étendraient à l’infini devant nous, et c’était au contraire un désordre prodigieux. Les glaçons avaient monté les uns par dessus les autres, des amas de neige s’étaient accumulés et durcis à certaines places, de telle sorte qu’on ne distinguait même plus le cours du fleuve entre ses rives ordinaires, et que tout cela ne composait qu’un formidable chaos, paysage de pôle Nord que ma mémoire n’a pas oublié.

Et combien peu propices au patinage étaient ces rudes escarpements ! Il fallait plutôt, pour les franchir, des qualités d’alpiniste. Cependant rien n’eût pu altérer notre bonne humeur. On tombait, on riait, et l’on se ramassait.

Georges marchait en avant. Ainsi l’avait voulu sa femme.

— Tu nous serviras d’éclaireur. Au moins, s’il y a un passage dangereux, un trou imprévu, nous serons avertis.

Et en disant cela, ses mains, qui tenaient la main de Raymond et la mienne, nous avaient serrés nerveusement.

On arriva au pont du chemin de fer. De l’eau apparaissait autour des piles. Des craquements se faisaient entendre, sinistres. Georges s’engagea rapidement, d’un vigoureux coup de patin. Nous le suivîmes les uns après les autres.

Puis on longea des groupes d’arbres qui marquaient la place de petites îles. Dans l’une, à l’abri d’un baraquement, on s’arrêta pour goûter. J’ai encore dans l’oreille le bruit de nos rires, celui d’Henriette surtout ! Il était si frais, si ingénu ! L’heureuse créature, toute de grâce et de spontanéité ! Raymond lui répondait, le grave Raymond, si en train et si enfant ce jour-là. Comme tous ces détails sont restés précis dans mon souvenir ! On croirait qu’un pressentiment nous oblige à noter les plus petites choses qui précèdent les minutes importantes de notre vie.

Nous repartîmes. Un joli soleil pâle nous éclairait. Henriette chanta. Mais une fêlure de la glace, qui avait l’air de nous accompagner, car elle se produisait au fur et à mesure de notre passage, ne laissa pas de nous inquiéter, et pendant un moment nous n’avançâmes plus qu’avec une certaine timidité, Georges en tête, puis Raymond, puis, ensemble, Henriette et moi.

— Halte ! cria Georges.

Nous étions déjà près de lui, et nous vîmes un trou assez large où l’eau du fleuve scintillait un peu au-dessous des bords.

— J’ai peur ! dit Henriette.

— De quoi ? répliqua Raymond, regardez comme la glace est épaisse… Au moins vingt centimètres.

Et de fait, il n’y avait aucun danger. Les deux hommes s’approchèrent.

Et soudain, d’un coup dans le dos, Raymond poussa brusquement le mari d’Henriette. Au lieu de tomber en avant, Georges, à cause de ses patins qui glissèrent sous lui, perdit l’équilibre en arrière, ce qui le rejeta sur Raymond. Il s’accrocha au bras de son ami, qui tenta se dégager. Mais l’autre tenait bon, et ce fut entre eux une lutte furieuse, sans merci.

Tout de suite, hurlant d’effroi, je voulus m’élancer. Henriette fut plus vive que moi : elle me barra le chemin et m’empoigna par les deux épaules pour me retenir.

Je bégayai :

— Séparez-les… vite… Ah ! laissez moi…

— Mais tu ne vois donc pas qu’ils jouent ? Eh oui, ils s’amusent…

Et elle ajouta entre ses dents :

— D’ailleurs il n’y a rien à craindre… Raymond est le plus fort… tu vois bien…

La main crispée au collet de mon veston, elle regardait, immobile, toute raidie par l’angoisse, l’abominable duel.

Il dura quelques secondes. Tour à tour les deux hommes semblèrent l’emporter. Et puis il y eut un grand cri, un gémissement étouffé, puis un silence : ils avaient disparu tous deux…

Comment fus-je ramené ? Comment m’éveillai-je dans mon lit le lendemain, grelottant de fièvre ? Je ne saurais le dire.

On m’interrogea. Je répondis que Georges et Raymond, patinant devant nous, étaient tombés tout à coup dans une crevasse qu’ils n’avaient point aperçue. C’était la version d’Henriette.

— Et elle, qu’est-elle devenue ?

— Quelques jours après elle quittait Rouen.

— Folle de douleur, sans doute ?

— Je le suppose.

— Tu ne l’as jamais revue ?

— Si, l’an dernier, en Italie. On nous a présentés l’un à l’autre dans un salon. « Ah ! mon cousin ! » s’est-elle écriée gaîment. Elle m’a pris par le bras et m’a mené vers un homme fort bien, son mari. Ils semblaient s’adorer et être très heureux. Le lendemain je fis la connaissance de leur fille, une délicieuse enfant blonde de dix-huit ans. Au bout de huit jours je l’aimais comme un fou et je voulais l’épouser.

— Eh bien ?

— Eh bien, non, j’ai eu peur, je me suis enfui…

Maurice LEBLANC.