CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Les Deux Conquérants

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C’est le plus rude hiver dont puissent se souvenir ceux de ma génération. Durant deux mois on patina. J’avais treize ans, et chaque dimanche, chaque jeudi, je courais, avec quelle hâte fébrile ! vers les plaines du Petit-Quevilly qui bordent la Seine, à la sortie de Rouen. Dès l’automne elles étaient inondées. Aux premières gelées on y venait de toutes parts.

La vue des champs de glace m’exaltait. Aucun sport ne m’a jamais donné plus d’émotion et plus d’ivresse. Il s’y mêle des sensations de grâce, d’aisance, de légèreté et de noblesse artistique que l’on ne peut trouver ailleurs. Peut-être cette supériorité n’est-elle autre chose que celle de la ligne courbe sur la ligne droite. Tous les sports de mouvement, bicyclette automobile, natation etc. impliquent une idée de rectitude moins plaisante assurément que les cercles parfaits auxquels tend l’effort du patineur. Effort si invisible, si mystérieux qu’il semble moins, au moment où il se produit, le résultat de notre volonté que la loi même de notre corps.

Si mes instincts d’enfant réduisaient le patinage au seul plaisir d’un exercice violent et d’une course rapide devant soi, mes yeux en purent apprécier dès cette année le charme esthétique. Et ce fut sous la forme de la plus souple et de la plus harmonieuse des femmes.

La première fois que je la vis évoluer sur la glace, j’en restai confondu. Je n’imaginais point que l’on pût agir par gestes aussi gracieux et aussi faciles. Elle était la grâce elle-même. On eût dit, en la regardant, que l’air était comme une eau miraculeuse dans laquelle elle se jouait ainsi qu’une sirène, s’y blottissant, s’y roulant, s’y mouvant en ondulations voluptueuses.

Je n’osai bouger, ce jour-là. J’avais honte de moi et de mes déhanchements, et de mes dislocations de clown. À son départ je m’approchai et la contemplai furtivement. Elle était blonde, me parut toute jeune, et ressemblait en tous points aux figures idéales qui hantaient mon imagination d’adolescent. Ce fut comme si je la reconnaissais.

Tout ce qu’il y avait en moi d’aspirations vagues, de désirs confus, d’ardente curiosité, de malaise indéfini, se précisa sur l’heure.

Toutes mes pensées lui furent acquises, ainsi que des choses qui lui étaient dues. Ma tendresse s’accrut de toute la mélancolie de l’absence. Je souffris.

Bien entendu, à cet âge, de tels sentiments ont besoin de s’épancher. Mon voisin de classe, Charles Danty, externe comme moi au lycée Corneille, eut l’honneur de mes confidences.

C’était un personnage assez énigmatique à qui ses quinze ans, sa paresse raisonnée, son mépris des punitions et la liberté dont il jouissait, valaient une illustration de mauvais aloi. Où demeurait-il ? Avait-il une famille ? On l’ignorait. Depuis quelques mois à Rouen, il n’y fréquentait personne. Mais il coutait sur lui des histoires. On l’avait rencontré ici avec une femme, là avec une autre. Aux questions il répondait d’un sourire équivoque, en se dandinant :

— Et après ? Suis-je un gosse comme vous autres ?

Vaniteux, plutôt lâche, hypocrite, il m’était peu sympathique. Mais quelle expérience ! Quelle pratique de la vie réelle ! Quelle supériorité dans la solution de ces problèmes mondains ou féminins devant lesquels je rougissais de rester embarrassé comme un novice !

Tout de suite il me comprit. D’ailleurs il croyait savoir de qui je parlais.

— Une dame blonde, n’est-ce pas ? élégante, jupe de drap mordoré et boléro de loutre ? Je la vois souvent dans la rue, toujours seule…

Il sourit, ce qui m’irrita. Mais ses conseils m’étaient trop précieux. Je me contins.

Les deux dimanches et les deux jeudis qui suivirent, je retrouvai mon inconnue. Ma vie fut définitivement bouleversée. Son image flottait dans mes rêves et se dessinait sur mes livres d’étude.

J’aurais voulu lui faire des sacrifices formidables, auxquels elle eût répondu — c’était mon vœu le plus cher — en me battant. Oui, recevoir des coups de sa main me semblait le bonheur suprême. J’en pleurais d’avance. Quant à tenter le moindre effort pour mériter une telle faveur ou pour qu’elle se doutât seulement de mon existence, j’eusse préféré mourir.

— Il faudra que je m’en mêle, répétait Charles avec compassion, d’autant, tu sais, mon vieux, que je patine comme pas un… Mais quoi ! j’ai d’autres chats à fouetter.

Enfin un jour il se décida.

Ah ! ce que je tremblais en arrivant aux prairies du Petit-Quevilly ! À quels actes téméraires allait-il me contraindre ? Comment finirait cette aventure ?

À peine sur la glace, j’eus une vive contrariété. Ainsi qu’il l’avait annoncé, Charles patinait fort bien. Je paraissais un débutant à côté de lui, et si maladroit !

Il me dit :

— C’est celle qui est là-bas, n’est-ce pas ? Fichtre, elle a de la ligne. Reste ici, tu vas voir comment on s’y prend pour border une jupe de drap et un boléro de loutre. Je ne me donne pas cinq minutes…

Il s’avança, passa près de l’inconnue, la dévisagea, fit devant elle, comme pour lui prouver son habileté, quelques-unes de ses prouesses les plus audacieuses, puis, le chapeau à la main, l’air à la fois respectueux et cavalier, s’approcha. À ma grande stupéfaction, elle l’accueillit.

Ils causèrent assez longtemps. Un moment elle tourna les yeux vers moi. Il me sembla qu’elle riait. Se moquaient-ils ? De la colère, de la honte m’envahirent.

Soudain il lui tendit les deux mains ; elle y plaça les siennes, et, les bras entrecroisés, ils s’élancèrent. Je me rappelle que je fus sur le point de m’enfuir, tellement ma douleur était cruelle. Il la touchait ! Leurs mains se mêlaient ! Elle s’appuyait sur lui ! Elle se confiait à lui, à sa force, à son adresse !

À plusieurs reprises ils évoluèrent autour de moi, légers et ondoyants. Mon Dieu, que pouvait-il lui dire ? Ils donnaient l’impression de deux amis qui s’accordent à merveille, lui joyeux et empressé, elle heureuse et grave. Je surpris un regard qu’elle lui adressait. Quelle douceur ! J’en fus dévoré de jalousie. Était-il possible qu’elle le regardât de la sorte ?

Incapable d’assister plus longtemps à ce spectacle, je me réfugiai à l’écart, dans une partie où la glace très mince n’offrait pas assez de solidité pour qu’il fût prudent de s’y risquer.

Il m’y rejoignit au bout d’un instant et me dit :

— C’est entendu.

— Quoi ?

— Elle sera chez elle demain, à cinq heures.

— Mais je ne veux pas y aller ! m’écriai-je épouvanté.

— Ne crains rien, mon petit. Je n’ai même pas parlé de toi. Tu comprends bien que dans ces questions-là chacun commence par s’occuper de ses propres affaires.

Visiblement, il me persiflait. Exaspéré je lui dis :

— Alors, toi, tu iras…

— Parbleu.

Son assurance me mit hors de moi et dans un accès de rage, je balbutiai :

— Eh bien, tu n’iras pas, tu entends, je te défends d’y aller ! Tu n’as pas le droit…

— On s’en passera, et demain, à cinq heures…

Je me ruai sur lui. Il perdit l’équilibre et m’entraîna. Sous le poids de nos corps, la glace se rompit…

Un grand feu dans une salle d’auberge. Devant, emmaillotés de couvertures, Charles et moi. La baignade n’avait pas été bien sérieuse. À peine avions-nous eu de l’eau jusqu’à la ceinture. Cependant le froid nous avait saisis à tel point que l’on n’arrivait que difficilement à nous réchauffer. Charles gémissait.

Et soudain une femme fit irruption dans la pièce. C’était elle. Elle se précipita sur mon compagnon, l’attira contre sa poitrine et l’embrassa de toutes ses forces en bégayant :

— Mon chéri, mon chéri, qu’y a-t-il eu ?… Je ne me doutais de rien… Ce n’est qu’au moment de partir que je me suis inquiétée de ne pas te voir. Alors j’ai appris… Ah ! mon Dieu, tu n’es pas blessé ?… Comme tu as froid !…

Devant une telle sollicitude, Charles fondit en larmes, et je l’entendis qui murmurait :

— Ah ! maman… maman…

Sa mère ! que disait-il ? L’inconnue était la mère de Charles ?

Puis, dans un accès de rancune, il s’écria :

— Maman, c’est lui, tu sais, celui dont je t’ai parlé. C’est lui qui m’a fait tomber… exprès…

Elle se retourna brusquement de mon côté, menaçante, prête à la violence. Qui la retint ? Lui avait-il dit le sentiment naïf et enfantin dont elle était l’objet de ma part ? Fut-ce la supplication de mes yeux qui la calma ? Elle s’arrêta, ses traits se détendirent, quelque chose d’affectueux adoucit son visage. Elle me dit d’une voix infiniment bonne.

— Vous aussi, vous êtes tombé, mon petit ami ? Prenez bien garde d’avoir froid.

Elle remonta la couverture jusqu’à ma gorge. Je voulus la remercier. Sa main se posa sur ma bouche.

Charles ne reparut pas en classe le lendemain, ni les jours suivants. J’appris qu’il avait quitté Rouen.

Je n’en sus pas davantage. Qui était sa mère ? Pourquoi se laissait-il attribuer des aventures plutôt que de la nommer ? Pourquoi sa comédie à mon égard ? L’avait-il jouée par une vanité assez basse de collégien, qui veut en faire accroire ? Ou bien des raisons secrètes les obligeaient-elles tous deux à dissimuler leur parenté ? Je ne pus l’apprendre…

Maurice LEBLANC.