bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1150-154
CONTE DE NOËL
Ma nuit fut atroce. Dès le matin j’ouvris
d’une main tremblante le journal
que mon domestique venait de m’apporter,
et tout de suite, je cherchai à la
troisième page la colonne des faits divers.
Un cri m’échappa. J’avais aperçu
ce titre d’entrefilet : « Enfant écrasé
par une automobile. »
Je fus sur le point de froisser la feuille
et de la jeter. De la sorte, ignorant les
détails qui précisaient l’heure et le lieu
de l’accident, je ne saurais jamais si
l’enfant que j’avais renversé la veille,
boulevard des Batignolles, était mort des
suites de sa chute, mais je dominai mon
instinct. Reprenant le journal, je le dépliai
de nouveau et je lus :
« Hier à quatre heures du soir, boulevard
des Batignolles, une automobile
marchant à grande allure a renversé un
enfant de cinq ans et a continué sa route
sans qu’on ait pu prendre note de son
numéro.
« L’enfant a été transporté au domicile
de sa mère, Mme veuve Maréchal,
54, rue des Dames, où il est mort quelques
heures après. »
Donc j’avais tué.
⁂
Un long moment, je restai comme accablé.
Depuis la veille, je luttai contre
la certitude, contre l’affreuse vérité que
je redoutais de connaître, je luttais, mais
au prix de quels efforts ! Oh ! cette soirée
maudite, ce réveillon abominable où
j’avais essayé de m’étourdir, et cette nuit
de cauchemar et d’agonie ! Combien de
fois j’avais été prêt de courir au lieu de
l’accident et de me renseigner. J’aurais
su enfin ! Et sachant, j’aurais pu réparer
ma faute jusqu’à un certain point. Pourtant,
je m’étais abstenu. Nous sommes
si lâches devant la souffrance !
Maintenant, je savais. Qu’attendais-je
pour agir ?
Agir, c’était aller là-bas, sonner à cette
porte, me dénoncer, assister au désespoir
de la mère, être l’objet de sa haine.
C’était attirer sur moi tous les ennemis
et tous les tracas. C’était aussi m’exposer
aux revendications inévitables et légitimes,
c’était payer, quoi ! disons le mot
crûment, puisqu’après tout, hélas ! notre
misérable nature se laisse guider,
dans les circonstances les plus tragiques
par le plus malpropre des intérêts.
Agir, c’était tout cela. En aurais-je le
courage ?
D’un coup violent, je sonnai mon domestique.
— Faites ma malle, je pars pour le
Midi.
J’étais résolu. Nul ne soupçonnait
mon secret, j’étais seul en face de lui
comme en face d’un ennemi. Avec un
peu d’habileté, quelques distractions, le
jeu par exemple dont j’avais la passion,
ne me serait-il pas facile d’anéantir cet
ennemi jusqu’à n’en plus garder le
moindre souvenir au fond de moi ? Songeant
à Monte-Carlo, je pris une grosse
somme dans mon secrétaire.
Puis je sortis pour faire quelques
adieux avant mon départ. Il était dix
heures. Par cette froide et claire matinée
de Noël, les rues étaient pleines de
monde et semblaient en fête, les cloches
semaient à toute volée autour des églises
des idées de joie et de triomphe, des
visions de petit enfant qui naît…
Des enfants ! Je ne voyais qu’eux
dans la foule, comme s’ils eussent été à
eux seuls la foule entière, et je pensais
à l’autre, au petit de la veille. Comment
était-il ? Blond ? brun ? joli ? gracieux ?…
Je m’arrêtai subitement : à mon insu,
j’avais traversé le parc Monceau et suivi
le boulevard de Courcelles. Maintenant
j’étais non loin de l’endroit.
Je voulus revenir sur mes pas. Ce fut en vain. Il me fallut marcher, marcher
encore. Puis je tournai. Quelques minutes
après, tout frissonnant de fièvre,
posté sur le trottoir opposé, je contemplais
le numéro 54 de la rue des Dames,
étroite maison, d’aspect pauvre et triste
dont le couloir d’entrée longeait une
boutique de fruitière.
Il me sembla constater que des gens
entraient et sortaient en nombre anormal,
des amis, des parents sans doute.
Ma gorge se serra. Une immense pitié
m’envahit, et je fis un pas en avant.
Mais non, c’était absurde. À quoi bon,
puisque personne ne savait, puisque
moi-même j’oublierais… ?
Une voiture passait. Je sautai dedans
en donnant mon adresse.
Et voici qu’au détour de la rue je criai
au cocher d’arrêter. Je descendis de fiacre
et, sans plus d’hésitation, dompté
par une idée de devoir plus forte que
tout, plus forte que mes instincts, que
ma peur, que ma lâcheté d’homme, je
retournai vers la maison, m’enquis auprès
de la concierge, montai les cinq
étages, et sonnai.
⁂
— Madame Maréchal ? demandai-je
à la vieille femme qui m’ouvrit.
Elle me fit entrer dans une pièce
froide et mal meublée et me dit :
— Je vais prévenir ma fille, elle est
auprès de notre pauvre enfant.
Au bout d’un instant Mme Maréchal
sortit de la chambre voisine. C’était une
femme encore jeune, au visage doux et
mélancolique. Elle avait dû pleurer beaucoup,
Car ses yeux étaient encore rouges
et ses joues comme luisantes de larmes.
Elle murmura :
— Vous désirez me parler, Monsieur ?
Je la regardai encore quelques secondes,
le cœur étreint d’angoisse. Ainsi
c’était là le pauvre être douloureux dont
j’avais brisé la vie ! Une fois encore,
quelque chose me conseilla le silence.
Faiblesse suprême… Mme Maréchal répéta
la question et je répondis :
Aucune colère, aucun geste de révolte,
mais une résignation qui me navra. J’aurais
préféré sa haine.
Je repris :
— Écoutez, Madame, je ne peux pas
faire que ce qui est ne soit pas… et ce
que je viens vous proposer ne diminuera
en rien votre douleur de mère… Une
mère, n’est-ce pas, ne vit que pour son
enfant, et lorsque son enfant n’existe
plus, rien ne la console. Cependant, je
voudrais vous dire… que je prends à ma
charge tous les frais… la cérémonie…
la petite tombe… l’entretien.
Il me parut qu’elle me regardait avec
étonnement, comme si elle ne comprenait
pas. Je balbutiai :
— Bien entendu, ce n’est pas tout…
Vous fixerez vous-même le… dédommagement…
la somme annuelle… mon notaire…
En vérité, l’expression de ses yeux me
déconcerta. Je me tus. Nous avions
l’air de deux personnes parlant un langage
différent.
Enfin, elle saisit mon bras et m’entraîna.
Nous passâmes dans la pièce voisine.
Sa mère était penchée sur le petit
lit. Elle l’écarta, et comme je n’osais
tourner les yeux vers ma victime, elle
me fit signe d’approcher.
Et je vis, ô ? l’adorable spectacle, je
vis parmi des jouets épars sur le lit, un
enfant qui souriait, un joli enfant blond,
un peu trop pâle peut-être, mais bien vivant,
oui, bien vivant.
— J’ai lu sur les journaux… murmurais-je.
— Qu’il était mort, n’est-ce pas ? On
s’est trompé. Certes, nous avons eu bien
peur, mais il n’a eu que des contusions…
Le médecin sort d’ici et nous a tout à fait
rassurées.
Il me sembla que j’échappais aux griffes
de quelque monstre, à la méchanceté
d’un rêve abominable. Je respirai longuement.
Tout s’ouvrait devant moi,
tout s’éclairait. J’aurais voulu crier mon
allégresse, et remercier, et chanter des
actions de grâces.
Et je songeais que si j’avais résisté à
cette voix intérieure qui m’ordonnait de
revendiquer loyalement la responsabilité
de mon acte, je n’aurais jamais su
la bienfaisante vérité et aurais eu le remords
d’avoir tué et le remords d’avoir
été lâche.
Cela réussit donc quelquefois d’accomplir
son devoir ?
Je dis à l’enfant :
— Les beaux joujoux ! qui te les a
apportés ?
Il répondit :
— Le Petit Noël… il est venu par le
toit…
J’allai vers la cheminée, je me baissai,
et sortant mon portefeuille de ma poche,
je feignis de le trouver derrière les chenêts.
— Et celui-là que tu n’as pas vu ? un
beau joujou ! tiens… c’est pour toi,
prends…