CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Monsieur Audimard et le sieur Vatinel

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C’est à Fauville, gros bourg normand, que je fis la connaissance de M. Audimard, célébrité locale.

C’était un homme de taille ordinaire et d’âge incertain, à grosses moustaches tombantes, les yeux invisibles derrière d’épaisses lunettes fumées et toujours vêtu d’une longue redingote noire. Somme toute, personnage important dont on prisait les conseils et dont on redoutait l’opinion, M. Audimard imposait par la sévérité de ses mœurs et la gravité de son extérieur.

Mais le genre d’existence qu’il menait lui valait une illustration toute particulière.

Un jour, le doux M. Audimard arrivait à l’hôtel du Grand-Coq sur le coup de onze heures et déjeunait à la table des principaux habitués. L’après-midi, il allait voir tel ou tel des notables de l’endroit, se montrait chez le pharmacien, assistait à l’arrivée de l’omnibus qui dessert la gare la plus proche, et revenait diner à l’hôtel. Le soir, il jouait aux dominos ou devisait sérieusement au milieu d’un auditoire attentif.

Et le lendemain il n’apparaissait pas. Nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu deux jours de suite. Il restait chez lui, enfermé dans la jolie maison qu’il possédait un peu à l’écart du village. Ce jour-là les volets ne s’en ouvraient pas. Aucun bruit ne s’y entendait. Personne n’y entrait, Le surlendemain seulement, vers dix heures du matin, une femme du pays venait sonner à la porte et faire le ménage. À onze heures M. Audimard franchissait le seuil de l’hôtel.

Inexplicable originalité ! Pourquoi cette vie si nettement tranchée en deux parts si différentes ? Pourquoi ce mystère ?

— Je me repose, répondait M. Audimard aux interrogations des curieux. Je me repose, répondit-il à ma question, quand j’eus l’honneur d’être assez lié avec lui pour me permettre d’être indiscret.

Et il disait cela d’un ton qui n’engageait pas à poursuivre la conversation.

Un matin, appelé par mes affaires, je partis pour Saint-Laurent-en-Caux, autre bourg normand que l’absence de communications directes rendait assez éloigné. Je mis trois heures à m’y rendre. L’après-midi, je vaquai à mes occupations. Le soir, je dinai à l’auberge en tête à tête avec le percepteur.

Des gens du pays vinrent jouer au billard. Parmi eux il y en avait un qui se fit remarquer par ses propos plus lestes, ses airs de matamore et ses fanfaronnades, qui n’étaient point sans quelque drôlerie. Assez grand, de visage ouvert et plutôt sympathique, malgré certains signes de déchéance, débraillé dans sa tenue, il représentait bien le beau parleur de village, le coureur de cabaret. De fait, il semblait un peu gris.

Je demandai au percepteur qui était cet individu bruyant. Il s’écria :

— Mais c’est le sieur Vatinel, le célèbre Vatinel !

— Célèbre à quel titre ?

— À titre d’original d’abord, puis de mauvais garnement. Tel vous le voyez ce soir, tel vous auriez pu le voir tantôt, déjà gris, traînant d’auberge en auberge, entouré d’une cour de fainéants comme lui, et criard, hâbleur, endetté, de mauvaise foi, bref un vaurien que les honnêtes gens évitent et dont les dévotes ne parlent qu’en se signant.

— Un vaurien, soit, remarquai-je, mais un original !

— Original en ceci : demain, le sieur Vatinel, qui aujourd’hui fait le scandale du village, le sieur Vatinel restera invisible, enfermé chez lui, dans la petite masure qu’il occupe derrière l’église. Inutile de frapper à sa porte, il ne répond pas. Que fait-il ? Comment se nourrit-il ? Mystère ! Après-demain seulement on le verra sortir de son gîte et reprendre pour un jour sa vie de bâton de chaise. Vous avouerez qu’il ne manque pas d’une certaine dose d’excentricité, le sieur Vatinel !

J’étais confondu, non point tant de la conduite du sieur Vatinel que de l’extraordinaire similitude qu’il y avait entre son histoire et celle de M. Audimard. Par quel hasard vraiment stupéfiant deux cas aussi exceptionnels pouvaient-ils se produire ? Par quel prodige le sieur Vatinel et M. Audimard s’étaient-ils donné le mot, à travers l’espace, pour vivre ainsi, parallèlement, leur double existence fantastique et invraisemblable ?

Le lendemain, je ne vis pas le sieur Vatinel. Je le vis le surlendemain, et point le jour d’après. Même régularité que chez M. Audimard.

Cette singulière coïncidence m’intriguait fort.

La semaine suivante, ayant à effectuer quelques courses aux environs, je fis venir ma bicyclette. Plusieurs fois même, séduit par le beau temps, j’en usai le soir pour de courtes promenades avant de me mettre au lit. Et c’est un de ces soirs qu’en approchant du verger qui s’étend derrière la masure de Vatinel, je l’aperçus qui fermait sa barrière, enfourchait une bicyclette et filait du côté de la campagne.

Or, une heure avant, Vatinel jouait au billard. Où allait-il de la sorte ? Ma foi, pensai-je, il ne sera pas dit qu’ayant une pareille occasion de savoir à quoi m’en tenir sur l’un de mes deux mystérieux personnages je sois assez naïf pour la négliger. Je filai donc à sa suite.

Il roulait, lentement, en homme qui n’est pas pressé. Je distinguais la faible lueur de sa lanterne. Par précaution, j’avais éteint la mienne. Au bout de quarante minutes nous traversâmes Doudeville, sans qu’il s’arrêtât. Désormais j’ignorais la route suivie. On monta une côte, à pied bien entendu, puis, après une demi-heure, on en descendit une très longue pour en remonter une autre qui me parut interminable. Et nous roulâmes ensuite sur un plateau faiblement accidenté.

En vérité, ce n’était point désagréable. Il n’y avait pas un souffle de vent, et la clarté des étoiles illuminait suffisamment la route. À cent pas devant moi, la petite lumière de la lanterne brillait. Et nous allions très doucement, en flânant, comme des gens qui font de l’hygiène.

Enfin, après deux heures et demie ou trois heures de cette marche nonchalante, je discernai, autour d’un clocher, la masse confuse d’un village. Et soudain le sieur Vatinel descendit de machine et s’engagea dans un sentier qui bifurquait sur la droite. J’entendis bientôt un cliquetis de clefs, puis le bruit d’une porte qui s’ouvre et qui se referme.

Je m’approchai. Un cri m’échappa. Cette maison… Mais non, cela ne se pouvait pas… Pourtant, depuis quelques minutes déjà, n’avais-je pas l’impression de retrouver, dans l’obscurité des choses, des spectacles familiers ?

Je pénétrai dans le village jusqu’à la place de l’église. Il n’y avait plus de doute : j’étais à Fauville, et la maison où le sieur Vatinel venait d’entrer était la maison de M. Audimard.

C’est à l’hôtel, le lendemain. Je suis assis dans la cour. À onze heures, M. Audimard arrive. Il me dit :

— Tiens, vous voilà de retour ? En bonne santé ?

Et je lui réponds nettement :

— Je vous remercie, Monsieur Vatinel.

Il tressaille. Je devine son émoi, puis son hésitation. Enfin il me prend le bras et m’entraîne.

— Vous m’avez donc reconnu là-bas ? Je n’aurais pas cru…

— Je ne vous ai pas reconnu, je vous ai suivi cette nuit… Maintenant je vous reconnais. Déjà certains détails m’avaient frappé à mon insu, certaines analogies dans le timbre de la voix, dans la tournure…

Nous étions dans une rue isolée. Il enleva ses lunettes, redressa sa taille, posa le poing sur sa hanche et redevint aussitôt le sieur Vatinel.

— Mais pourquoi, m’écriai-je, pourquoi cette double existence ?

— En deux mots, voici. Je m’appelle Audimard, et je suis de Rouen, où j’ai mené jadis une vie très dissipée. Il y a dix ans, j’héritai de cette maison. Las de m’amuser, désireux de considération, je m’y installai et pris aussitôt dans le bourg des airs d’homme sérieux qui ne tardèrent pas à m’attirer l’estime et la confiance générales. Mais au bout d’un an cette conduite de vieux puritain m’excédait. Mon ancienne nature réclamait ses droits. À la même époque, un cousin éloigné me laissait la masure de Saint-Laurent. Ce hasard décida les choses. Je mis la masure en vente et la rachetai sous le nom de Vatinel. Et depuis lors je me divise en deux personnes bien distinctes.

— Sans éveiller les soupçons ?

— On ne sait rien de ce qui se passe d’un village à l’autre, quand huit grandes lieues les séparent.

— Et ces huit lieues ne vous fatiguent pas ?

— Nullement. C’est une promenade délicieuse. Bien entendu, je m’y soustrais quelquefois, selon les exigences du temps ou de ma santé, mais le moins possible. Ma vie est si agréable ! Pensez donc, je satisfais aux deux êtres qui sont en moi, le bon et le mauvais, le paisible et l’aventureux, le sage et le fou, le respectable et le débauché. Ici je suis M. Audimard, rentier honorable et consulté. Là le sieur Vatinel que l’on méprise et que l’on redoute. Jamais de désirs ni de regrets, puisque tous mes instincts sont assouvis. Et si vous saviez quelle jouissance que de me quitter chaque soir pour aller vers l’autre moi !

À mesure qu’il avance vers Saint-Laurent, M. Audimard laisse tomber derrière lui quelque chose de son honnêteté, de ses goûts austères, de ses besoins d’ordre et de mesure, pour entrer dans la peau de ce drôle qui a nom Vatinel. Et au retour vers Fauville, c’est Vatinel qui se dépouille de ses vices et de ses idées de révolte, et c’est M. Audimard qui ressuscite peu à peu, le discret et prudent M. Audimard !…

Maurice LEBLANC.