bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1140-143
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE TOURNANT
Subitement, en plein hiver, le comte
et la comtesse d’Ermeville quittèrent leur
hôtel des Champs-Élysées pour s’installer
en leur château du Nivernais.
Vainement la mère de la comtesse Madeleine
avait fait des remontrances à son
gendre et l’avait supplié de ne point imposer
à la jeune femme un séjour qui
pouvait lui être funeste dans la situation
particulière où elle se trouvait. Vainement
elle avait parlé au nom de l’enfant
dont la naissance, attendue pour le printemps,
devait combler leurs vœux.
Jacques d’Ermeville s’était montré inflexible.
Il semblait obéir à quelque motif
secret qui surexcitait sa volonté, l’armait
d’une énergie presque brutale et le rendait
sombre, dur, implacable, haineux.
La vie fut terrible là-bas, en ce morne
château glacial qu’attristaient un paysage
d’eaux marécageuses et ce qu’il y a
de lugubre dans le spectacle des grandes
forêts dénudées.
Jamais la comtesse Madeleine ne franchit
seule l’enceinte du parc. Elle vivait
au fond de sa chambre sans que personne
autre qu’une servante aux ordres
du comte eût le droit de pénétrer jusqu’à
elle. Là Madeleine travaillait furtivement
à la layette de son enfant. Les chaussons,
les brassières, les couches s’entassaient
dans les tiroirs d’une vieille commode.
Dès qu’un bruit de pas résonnait au bout
du couloir, en hâte elle cachait l’ouvrage
en train sous les couvertures de son lit.
Deux ou trois fois la semaine, Jacques
lui mandait qu’elle eût à se tenir prête.
À l’heure dite, elle descendait. L’automobile,
une voiture de vingt-quatre chevaux,
de carrosserie assez lourde, attendait
devant le perron. Elle prenait place
auprès de son mari. Le mécanicien montait
à l’arrière.
Et c’était alors, durant trois ou quatre
heures, une course folle, au travers des
bois et des champs, sous l’âpre bise d’hiver
ou sous la pluie cinglante.
À tout moment, Madeleine frissonnait
aux imprudences inexplicables de son
mari. Tel obstacle lui semblait l’écueil
suprême où ils allaient définitivement se
heurter. On passait cependant, et tel
autre apparaissait à l’horizon.
Un tournant surtout, à trois kilomètres
du château, l’épouvantait, non point
tant par la brusquerie du coude que
parce que Jacques l’effectuait toujours à
l’allure la plus vertigineuse, et cela sans
raison apparente. Il avait l’air de procéder
à un exercice. Mais en vue de quoi ?
Ah ! ce tournant, son aspect, les hauts
talus qui le bordaient, le vieux chêne
qui en annonçait l’approche, comme
toutes ces choses hantaient ses cauchemars !
Jusqu’au dernier mois, jusqu’à la veille
de la délivrance, son mari la contraignit
à ces étranges et fantastiques promenades.
Dans l’intérieur du château, leurs
repas étant servis à part, ils se voyaient à
peine. Plusieurs fois, elle tenta de lui
parler. Il ne répondit point. Il gardait
toujours un visage redoutable. Quand
elle rencontrait ses yeux, leur cruauté la
faisait frémir. Il avait un calme et une
froideur de justicier, qui sait nettement
ce qu’il à décidé, et qui sait que rien au
monde ne l’empêchera d’agir selon sa
décision.
Avec les jours l’effroi grandissait en
Madeleine, une sorte d’angoisse torturante,
de terreur superstitieuse.
⁂
Et l’époque arriva. Une nuit, par les
soins d’un docteur inconnu, l’enfant naquit,
un fils qui reçut le nom de Raoul.
Une nourrice se présenta, paysanne
grossière dont la figure antipathique et
les façons obséquieuses désespérèrent
Madeleine.
La vie pourtant lui fut assez douce,
malgré les lourdes appréhensions qui
pesaient sur elle. Une telle consolation
lui venait de cet enfant, si gracieux déjà,
si beau ! Chose étrange, elle avait toute
liberté pour le voir. Il couchait dans la
chambre voisine, et, du matin jusqu’au
soir, sauf aux heures où la nourrice lui
faisait prendre l’air, ne la quittait point.
Était-il possible que tant de joie persistât ?
En un mois, elle n’entendit même
pas dans le couloir le pas de son mari.
Mais le trente-deuxième jour, il lui fit
dire, après le déjeuner, de se préparer à
sortir. Les promenades habituelles allient
recommencer.
Elle descendit toute triste. À ce moment
de la journée, son fils était toujours
dehors, de sorte qu’elle ne put
l’embrasser avant son départ.
Elle s’assit auprès de son mari. Jacques
donna l’ordre au mécanicien de ne pas
les accompagner, ce qui surpris Madeleine.
En traversant le parc, elle regarda de
côté et d’autre, espérant apercevoir son
fils dans quelqu’une des allées avoisinantes.
Sans doute était-il caché par des
massifs d’arbres. Elle ne le vit point.
En franchissant la grille, l’allure était
déjà absurde. Quelle démence avait donc
frappé le cerveau de Jacques ? Mais, sur
la grand’route, ce fut vraiment de la
folie. Ils semblaient marcher vers un but
de mort, et se hâter d’y parvenir sans
souci des obstacles.
Et justement, au lointain, apparut
l’horrible tournant.
— C’est là ! pensa Madeleine, le cœur serré.
Que se passerait-il ? Elle ne savait pas,
mais c’était là, c’était là, fatalement,
inexorablement.
Il approchait, il accourait au-devant
d’eux. Dans la route, que l’imagination prolongeait à l’infini, c’était comme une
coupure, un abîme infernal.
— Voilà, voilà, se disait Madeleine, les
mains crispées au siège.
Et, de fait, on y arriva.
Jamais Jacques ne l’aborda avec la
même audace. Madeleine eut l’impression
qu’on allait s’écraser sur le talus
adverse. Et ce fut comme si la voiture
pivotait sur elle-même. Et soudain, devant
soi, la route apparut, redressée,
toute droite. On était sauvé.
Mais tout de suite, au sortir du virage,
Madeleine eut la vision confuse de quelque
chose qui était par terre, sur le bord
du chemin. Un petit soubresaut se produisit,
la voiture se souleva un peu sur
le côté et passa.
— Qu’y a-t-il ?… Quoi ?… Vous avez
vu ? gémit Madeleine, la voix rauque.
— Je ne sais trop, répondit Jacques,
je n’ai pas bien discerné… je crois que
c’est un enfant… votre fils peut-être…
Madeleine poussa un cri et s’évanouit.
Une heure durant, parmi les forêts et
les plaines, il la promena ainsi, à demi-morte.
De temps en temps il la regardait,
avec un sourire de haine assouvie, féroce…