CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’INDOMPTABLE

Séparateur

Au moment où Diane, la fille unique eu riche banquier Hardor, franchissait la grille du parc, deux hommes se jetèrent sur elle et l’entraînèrent, malgré ses cris et sa résistance, jusqu’à une automobile qui stationnait à cent mètres de là, prête à partir. Quelqu’un en descendit, le chapeau à la main, Elle reconnut Philippe de Morvins. Il lui dit avec une affectation de politesse :

— Mademoiselle, voici quatre mois que je vous fais une cour des plus assidues. Je crois que je ne vous déplais pas. Mais je n’ai pu en acquérir la certitude puisque vous vous dérobez toujours devant la question très précise que je vous pose. C’est pourquoi j’ai imaginé ce moyen, un peu spécial, d’obtenir une réponse. Mademoiselle, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder votre main ?

Diane, frémissante, eut un geste d’indignation, balbutia quelques mots, mais se tut. Il reprit :

— Peut-être est-ce la présence de mes deux amis qui vous gène. Désirez-vous qu’ils s’éloignent ?

Elle garda le silence.

— Nous aurons du mal à nous entendre, Mademoiselle. Sans doute vous faut-il encore un peu de réflexion avant de prendre un parti aussi grave. Soit. Je m’engage à ne pas vous interroger d’ici quarante-huit heures. Mais vous trouverez naturel que j’essaye de vous soustraire à toute influence adverse, et que je vous prie de m’accompagner durant ces deux jours.

Elle le regarda, sans comprendre, ne voulant pas comprendre. Il ajouta, un peu intimidé par ce regard :

— Oh ! ne craignez rien, mes amis ne seront pas assez indiscrets pour nous importuner. Il me suffit qu’ils puissent témoigner au besoin que c’est avec votre consentement que ce petit voyage s’effectue. S’il vous déplaisait, vous n’auriez qu’à me tendre cette main que je sollicite.

Elle haussa les épaules. Il s’inclina :

— Qu’il soit fait selon votre volonté, mademoiselle.

En une seconde elle fut saisie, soulevée, assise sur le siège, attachée au dossier par le moyen d’une courroie qui lui entourait la taille, Cette agression rapide la suffoqua. Elle n’avait pas cru qu’il aurait l’audace de pousser les choses jusqu’à cette extrémité, et il eut tout le temps de mettre la voiture en marche et de s’asseoir à ses côtés sans qu’elle protestât. Mais, à peine en route, elle appela au secours.

À son tour il haussa les épaules.

— À quoi bon ? En admettant que l’on vous entende, que nous rencontrions des gens, pensez-vous que c’est cela qui m’arrêtera ?

Elle se tut, puis, d’une voix sourde, lui dit :

— Vous êtes un lâche. Et vous avez menti tout à l’heure devant vos amis en affirmant que vous ignoriez ma réponse. Je vous ai répondu vingt fois non. Vous n’en voulez qu’à ma fortune, je le sais, je vous l’ai dit, et je ne veux pas de vous.

Il ricana :

— Bah ! vous vous calmerez. Je vous plais, oui, je l’ai senti souvent, et cette petite violence n’est pas pour vous fâcher, au contraire.

— Délivrez-moi de cette courroie, et vous verrez ce qui me retiendra près de vous.

— Fichtre ! Sauter ! ce serait grave, à cette allure.

— Et après ?

Il eut un frisson. Elle avait dit ces mots avec une telle assurance qu’il ne douta pas un instant de sa conduite, au cas où elle serait libre de ses mouvements. Une pareille créature céderait-elle jamais ? Il se demanda s’il n’avait point fait erreur en le supposant…

Il augmenta la vitesse, comme pour mieux emprisonner Diane. Et des minutes, des minutes passèrent. Des choses, des choses coulèrent de chaque côté d’eux, comme des flots qui se séparent sous la proue d’un navire.

Elle n’avait plus rompu le silence, et il semblait à Philippe que chaque minute de ce silence était une petite conquête qu’il faisait sur elle, un peu de sa colère, de sa rancune et de son obstination qui s’émiettait. Sans doute elle réfléchissait, et toute réflexion, se disait-il, ne pouvait qu’être favorable à l’amoureux qui avait conçu et mis à exécution un acte aussi téméraire.

Mais comme ils s’engageaient dans une profonde vallée, elle prononça :

— Écoutez. Nous allons arriver aux gorges du Riou. Je vous jure sur l’honneur que si vous n’arrêtez pas auparavant je ne reculerai devant rien.

Il ne répondit pas, silencieux maintenant et sombre, inquiet devant cette menace formulée d’une voix grave, un peu solennelle. Qu’avait-elle voulu dire ? Une vague appréhension le pénétra.

Trop orgueilleux, il s’interdit de lui demander la moindre explication. Le Riou approchait. Il n’hésita même pas et hardiment se lança dans ces gorges étroites et longues, au fond desquelles mugissent les eaux du torrent. Son cœur battait. Diane n’avait pas bougé.

Il eut envie de la railler. Mais, ayant levé les veux sur elle, il tressaillit des pieds à la tête : elle regardait le volant.

Et il comprit, La menace, c’était cela. Elle toucherait au volant ! Elle lui imprimerait tel mouvement brusque qui les précipiterait l’un et l’autre dans l’abîme ou contre la falaise de granit qui bordait la route de l’autre côté. C’était cela, il en avait la certitude.

Une haine violente le crispa. Jamais, il le sentit, il ne lui pardonnerait son horrible projet. Certes elle n’aurait pas le courage de le réaliser. Mais elle y pensait, elle était hantée par cette idée de folie. L’indomptable créature ! Que pouvait-il espérer d’elle ? Que serait pour elle un mari qu’elle n’aurait pas choisi, un maître qu’elle aurait été obligée de subir ?

Par orgueil encore il s’entêta. Et même il se mit à rire pour prouver combien il était tranquille. Mais son rire lui parut sonner si faux qu’il en fut alarmé. Et en même temps il s’aperçut que ses mains tremblaient.

Il raidit les muscles de ses bras, il serra les doigts de toute son, énergie. Vains efforts ! Ses mains tremblaient. Il avait peur.

Il avait peur du geste de Diane. Ce geste il le sentait inévitable, fatal. L’esprit de la jeune fille s’y accoutumait, froidement et résolument elle en acceptait les conséquences mortelles. Et il avait peur de l’abîme, du torrent, de la falaise meurtrière, du sang qui coule, de la blessure dont on meurt, de l’agonie… Il avait peur.

De nouveau il la regarda. Les yeux de Diane n’avaient pas quitté le volant. Sa main en était plus proche. Elle semblait hypnotisée.

— Elle est prête, se dit-il, bouleversé. Si je n’arrête pas avant la sortie des gorges, avant ce pont qui est là-bas, je suis perdu.

Il se cramponna au volant, décidé à tout. Mais non, son épouvante grandissait, devenait intolérable. Il ne pouvait plus respirer. Il y voyait à peine.

— Voilà… voilà… elle va lever la main… Nous sommes à cent mètres du pont… une fois le pont passé, je suis sauvé… mais elle ne veut pas… voilà… sa main va se lever…

À vingt mètres du pont, il arrêta, vaincu, épuisé.

Il y eut un long silence. Puis elle dit :

— Détachez-moi.

Il obéit. Il était à bout de forces, et si faible devant elle, si bien dompté par cette énergie implacable qu’il n’avait même pas conscience de son humiliation.

Elle descendit et s’éloigna…

Maurice LEBLANC.