CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Les Ruines de Buoux

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Je ne comprends pas. Et ce qui me bouleverse, c’est que je ne comprendrai jamais : c’est qu’il est impossible que je comprenne jamais.

Mon plaisir, chaque année, en revenant du Midi, est de visiter quelqu’une de ces vieilles villes de Provence qui sèchent à la pointe d’un rocher comme un petit tas de boue durcie par le soleil. Il y en a d’incomparables, de fantastiques. Toutes m’amusent et m’émeuvent par ce qu’elles gardent, entre leurs murs, de passé accumulé et mystérieux.

Ce printemps-ci, ce sont des ruines qui m’attirèrent, les ruines du fort de Buoux. Je note même que je parlai incidemment de ce projet à divers amis, et qu’une lettre où j’en précisais par avance le détail fut égarée. Mais peut-on trouver là une explication satisfaisante de ce qui m’est advenu ? Non, mille fois non !

Le matin je partis d’Apt à bicyclette. On monte longtemps, puis on descend dans une admirable vallée, étroite et convulsée. Au bout d’une heure, j’étais au pied du fort de Buoux.

Tout de suite — fut-ce la beauté du spectacle, ou une disposition particulière de mon esprit ? — tout de suite je fus pris de cette sorte d’exaltation délicieuse qui agit sur notre cerveau comme les fumées de l’ivresse, le disposant aux rêves les plus chimériques et les plus irréalisables.

Le sentier escalade la montagne entre deux haies de buis, hautes comme des murailles. D’innombrables pervenches le fleurissaient. Et il me semblait en le suivant que j’allais vers quelque chose, non pas seulement vers la pointe extrême du vieux donjon dont j’apercevais le squelette tout là-haut dans le ciel bleu, mais vers un fait, vers… je ne sais pas… je ne saurais définir…

À mi-hauteur on passe sous le ventre énorme dune falaise qui déborde, comme prête à s’écrouler, puis le chemin est creusé à même le roc, et l’on monte, l’on monte encore, et soudain surgit la carcasse d’une porte, flanquée de courtines rongées par le temps : c’est l’entrée de la première enceinte.

J’en franchis le seuil et me promenai à travers le vaste plateau où s’élevait jadis la ville de Buoux. Les bords en sont taillés à pic sur l’abime. Il est tout hérissé de ruines. La bruyère le parfume violemment. Et, tout autour, le chaos.

On dirait qu’un dieu, du soc énorme de sa charrue, a creusé dans la plaine un sillon formidable, large de trois cents mètres, et d’un circuit d’une lieue, et qu’au centre il a laissé ce bloc de granit où des hommes ont entassé leurs forteresses. C’est à la fois harmonieux et désordonné, l’œuvre du hasard et la conséquence d’un plan très logique.

Mais sur une partie du plateau s’érige un sommet plus élevé. Les ruines s’y pressent plus nombreuses et plus puissantes. Trois ceintures de remparts le cerclent, étagées les unes au-dessus des autres. Et je franchis le seuil de la seconde porte. Elle est basse et charmante en sa forme d’ogive trapue. Un buisson d’aubépine la décore. El la troisième est plus imposante avec ses restes de machicoulis et de pont-levis. Mais sur quoi ouvraient-elles, sur quelle chose inattendue et en dehors de toute prévision ?

Car je ne doutais pas que quelque chose fût à l’extrémité de mon chemin, qui guettait mon arrivée, qui était placé là parce que j’y devais venir, et pour nulle autre raison. Mon rêve imaginait… quoi ? Je ne sais au juste… le génie de ces vieilles demeures, un fantôme, un revenant ?… Et je franchis le seuil de la quatrième enceinte.

Une petite émotion m’étreignit : devant moi se dressait, encastrée dans le roc, ses assises se confondant avec lui, la dernière tour, refuge suprême contre l’ennemi. Et cette tour, mutilée, presque rasée par endroits à fleur du sol, cette tour était aussi l’asile où m’attendait la chose, ou plutôt l’être mystérieux, la fée ; oui, j’aimais à me figurer une fée captive, étendue sur un lit de bruyère et de mousse et songeant à l’étranger dont l’intervention la délivrerait des sortilèges qui la tenaient enchaînée.

Comme les plus graves, comme les plus tristes d’entre nous sont parfois puérils ! Je me souviens d’avoir dit à voix basse :

— Vous êtes là ?

Et me prenant moi-même au jeu dont se divertissait mon imagination, j’écartai les branches qui encombraient l’entrée. Personne, à première vue. Mais en ce coin ? derrière ces arbustes ? Je passai la tête. Un cri m’échappa.

Il y avait là, étendue sur un lit de bruyère et de mousse, une jeune femme vêtue de blanc, infiniment pâle, et qui semblait dormir.

Mon rêve, mes enfantillages, tout s’évanouit. J’étais pétrifié, et je regardais inlassablement cette apparition imprévue, et si étrange. Mais étrange en quoi ? Ce n’est que peu à peu que je parvins à le discerner : étrange par sa pâleur indicible, pâleur d’agonisante, pâleur de morte.

Elle ne bougeait point, cependant. Alors, à pas sourds, je m’approchai.

Une branche, sous mon pied, craqua. Elle ouvrit les yeux. Oh ! les pauvres yeux aux paupières vacillantes, au regard éteint ! Et elle murmura, si bas que je pus à peine l’entendre :

— Vous voilà… enfin… vous voilà… je vous attendais.

Elle m’attendait ! Involontairement, je m’agenouillai et lui pris la main. Elle était froide, cette main, glacée déjà. Et l’inconnue reprit :

— Je vous attends… depuis deux jours… il est trop tard, maintenant… je vais mourir.

Ses yeux se fermèrent. Une légère convulsion l’agita. J’eus l’impression que c’était la fin, en effet, et rien n’était horrible comme cette mort en ce lieu isolé et dans ces mystérieuses circonstances.

— Qui êtes-vous ? lui demandai-je avec égarement ? Parlez ! dites-moi votre nom…

Un murmure encore :

— Je vous attendais.

Était-ce erreur de sa part, et m’avait-elle pris pour quelque autre, pour un fiancé longtemps attendu au rendez-vous ? Ou bien, plutôt, était-ce folie ?

Je me levai et fis quelques pas, prêt à crier au secours. Mais un geste imperceptible de ses lèvres me ramena près d’elle. Je m’inclinai. Que voulait-elle dire ? Comme ce fut douloureux, l’effort de ces lèvres mourantes ! Je me penchai davantage, et… est-ce possible ! n’ai-je pas été le jouet d’une illusion ? j’entendis mon nom… oui, mon nom, prononcé par elle, dans un souffle…

Et elle expira entre mes bras.

Et je ne sais rien de plus. J’ai cherché durant des semaines, vainement, qui était cette femme ? Quelle fut la cause de sa mort ? Était-ce bien moi qu’elle attendait ? Non, n’est-ce pas ! puisqu’elle ne me connaissait point… Et cependant, mon nom qu’elle a prononcé… mon nom sur les lèvres de cette étrangère…

Je ne sais pas… je ne sais pas… Et comment pourrais-je jamais savoir ?…

Maurice LEBLANC.