bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1120-125
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE DERNIER RÊVE
Brunette mourut. Et la mort de Brumette,
ce fut pour Mlle de Robec — pour
Mademoiselle, comme on l’appelait familièrement
à Thibermont où sa vieille
maison à tourelles s’élevait en face même
de l’église — ce fut un gros chagrin et
une perte irréparable.
Depuis vingt ans — elle en avait maintenant
quarante-cinq — Mlle de Robec,
sise en son vis-à-vis et conduisant elle-même
la nonchalante Brunette, sortait
régulièrement le mercredi et le samedi
de la petite ville de Thibermont par la rue
principale, et se rendait quatre lieues
plus loin à ses fermes de Brumesnil, d’où
elle revenait le soir même. L’habitude
était si ancienne, et si grande l’affection
qui réunissait la pauvre bête à sa maîtresse
que Mademoiselle jura sur le cadavre
de son amie qu’elle n’essaierait
même point de la remplacer.
Serment précipité dont elle eut à se
repentir ! Que d’embarras en résultèrent !
Elle dut prendre la diligence — on y était
affreusement cahoté — ou le train —
mais on changeait deux fois en route !
C’est ainsi que Mademoiselle fut amenée
à concevoir un projet extraordinaire,
extravagant, vraiment fou, et qui ne fut
approuvé des gens de Thibermont
qu’avec une certaine réserve : avoir une
automobile.
Un accident de diligence où elle faillit
rester la décida subitement. Comme elle
n’avait pas trop besoin d’y regarder, elle
fit acheter à la ville voisine par un de ses
vieux amis, une petite six-chevaux à
deux places, de couleur discrète et munie
d’un dais. Elle en fut ravie. Mais ce
n’était pas suffisant : il fallait un mécanicien.
On écrivit à Paris pour demander
un garçon de seize à dix-sept ans, capable
et de bonne conduite. Huit jours
après, dans une lettre fort bien tournée,
Paul Varin annonçait son arrivée pour le
lendemain.
Il arriva à l’heure dite. La bonne l’introduisit
auprès de sa maîtresse. Mademoiselle,
qui était penchée sur son métier
à tapisserie, leva la tête. Elle demeura
bouche bée. Une vive rougeur colora
l’ivoire jauni de sa peau ; Paul Varin
était un homme de vingt-huit à trente
ans, grand, solide, aux cheveux noirs,
aux yeux doux et francs, bien pris en ses
vêtements d’ouvrier, superbe.
⁂
Durant les premiers temps le nouveau
venu dut être assez étonné du genre de
service que comportait la place qu’il
avait acceptée à défaut d’autre occupation :
il ne fut même pas question de l’automobile.
De sa propre initiative, il l’essaya,
la nettoya soigneusement, puis la
remisa et attendit les ordres.
Des ordres ? Comment la pauvre demoiselle
eût-elle osé en donner à cet inconnu
merveilleux, si étrangement entré
dans sa vie ? Elle en attendait de lui bien
plutôt ! Installé dans la voiture, la main
sur le volant, il eût fait retentir la trompe
que peut-être elle eût eu le courage de
descendre et de s’asseoir à ses côtés. Mais
de commander, elle ?
Et les jours passèrent. Elle le voyait à
peine. Il mangeait à part et couchait tout
au bout de la maison. C’était bien assez
déjà qu’un jeune homme vécût sous son
toit. Qu’en devait-on dire à Thibermont ?
Cela l’occupait beaucoup et n’était point
de nature à hâler sa première sortie.
Était-il admissible qu’on vit ainsi
Mlle de Robec, personne respectable, présidente
de plusieurs œuvres charitables, s’en
aller avec un étranger courir les routes,
rentrer à des heures indues ? Non. Il y a
des choses…
Mais plus encore que le souci de l’opinion,
une invincible timidité la retenait.
L’idée de se trouver seule avec Paul dans
espace restreint d’une petite voiture, en
pleine campagne, lui semblait terrifiante.
Il fallait s’y résoudre, pourtant, ou le
congédier. Cruelle alternative. Ne plus
voir Paul ! Ne plus entendre résonner sur
le pavé de la cour son pas martial | Ne
plus jamais soulever le rideau de la fenêtre
pour regarder, à travers la place,
s’éloigner cette charmante silhouette !
Cela ne se pouvait pas davantage. Alors,
que faire ? Les fermages ne rentraient
pas cependant. Tout allait à la dérive au
domaine de Brumesnil. Vraiment, Mademoiselle
n’était pas heureuse.
Et un jour il se passa ceci de bizarre :
une trompe retentit dans la cour de
Mlle de Robec. Elle entr’ouvrit sa croisée.
Paul était là, une main sur le volant.
L’appelait-il réellement ? Ou bien, lassé
d’attendre, avait-il décidé de faire, de son
côté, une promenade ? Elle ne se le demanda
point. Coiffée et vêtue en un tour
de main, elle descendit en hâte, franchit
la cour, et vint s’asseoir auprès de Paul,
si essoufflée qu’elle ne put prononcer un
seul mot.
Ils partirent.
⁂
Ah ! cette première journée ! Allégresse
divine ! Jeunesse ressuscitée ! Exaltation
de tout l’être ! Mademoiselle retrouvait
ses émotions de la vingtième année. Cela
lui arrivait du dehors en ondes fraiches,
en parfums, en couleurs, en harmonies
exquises. Cela montait du fond de son
âme en rêves inexprimés et en vagues
espoirs. Elle était là, près de lui ! Depuis
combien d’années attendait-elle cette minute
bénie ?
Elle l’observait timidement. Comme il
était adroit et fort ! Quelle énergie en son
immobilité sereine ! Un geste, de temps à autre, et, sur l’ordre de sa volonté, tout
changeait, le sens du vent et des nuages,
la place du soleil et la ligne de l’horizon.
Heures vraiment inoubliables ! Elles effacent
les jours sans fin que passent dans
l’attente douloureuse du fiancé qui ne
vient pas les pauvres vieilles filles de province.
Et il y en eut d’autres, et chaque fois
qu’elle le voulut. Elle lui disait au déjeuner
— car il mangeait à table maintenant
— « M. Paul, si cela ne vous ennuie pas
trop aujourd’hui de me conduire… ».
C’étaient à peu près les seules paroles
que sa gorge serrée lui permit d’exhaler.
En promenade, elle ne soufflait mot. Elle
se faisait toute petite à ses côtés. Mais
comme son âme s’agrandissait ! Comme
elle sentait l’infini des choses !
Elle le trouvait plus beau que tout, et si
grave ! Elle le devinait aussi très doux et
très honnête, et sa tendresse pour lui
avait quelque chose de maternel.
Et le soir on rentrait en ville, entre le
double regard des fenêtres malveillantes.
Mademoiselle ne doutait pas des méchancetés
que l’on débitait sur son compte.
Quelques-unes revinrent à ses oreilles.
Que lui importait !
⁂
Mais un jour, comme ils s’étaient aventurés
à plus de douze lieues de Thibermont,
il y eut une panne. Durant six heures
Paul travailla, démonta, rajusta, tâtonna.
En vain. La nuit arrivait. Il
fallut, avec l’aide de deux chemineaux,
pousser la voiture jusqu’au village voisin.
Misérable village, dont l’unique auberge
n’offrait que deux chambres séparées
par une mince cloison ! Mademoiselle
s’installa sur un fauteuil sans se dévêtir,
et attendit que l’aube se levât.
Ainsi donc, pour la première fois depuis
la mort de sa pauvre mère.
Mlle de Robec passait une nuit en dehors de chez
elle, et dans quelles conditions, mon
Dieu !
De toute la matinée elle ne descendit
point, et pas davantage au déjeuner. Ce
n’est qu’à une heure, quand l’automobile
fut réparée, qu’elle apparut, confuse,
rougissante, et les yeux baissés, comme
si un événement extraordinaire s’était
produit.
Et de fait quelque chose s’était produit,
elle y songeait dans le roulement sourd
de l’automobile. Ce quelque chose, c’était
la révélation brusque de son amour, et
en même temps la vision très nette des
effroyables conséquences qu’entraînait
cet amour. Elle aimait Paul ! et Paul avait
vingt ans de moins qu’elle et Paul était
un ouvrier ! Elle, elle eût encore bien
bravé le ridicule, et forte de son amour,
surmonté les obstacles les plus terribles.
Mais lui… lui… Paul ? Ce qui n’eût été
que mésalliance pour elle — car dès
l’abord elle n’envisagea que cette solution :
le mariage — était pour lui une action
équivoque, un marché… À moins cependant
qu’il ne l’aimât ?… Être aimée de
lui ! Était-ce possible ?
Pensées cruelles ! Doutes torturants !
Que faire ?…
Et tout à coup elle s’aperçut qu’on arrivait
aux portes de la ville.
— Arrêtez, arrêtez, s’écria-t-elle.
Non, non, elle ne consentirait jamais à
rentrer en compagnie du jeune homme,
après une nuit d’absence. Toute la ville
devait en parler. Elle devait être déjà la
fable et la risée de tous. Quel scandale !
Sa pudeur de vieille fille se révoltait. Non,
elle ne rentrerait pas ainsi.
Alors, acculée à la nécessité d’une décision
immédiate, elle balbutia :
— Écoutez, Paul, si vous vouliez… on
pourrait… Vous êtes orphelin… moi
aussi… la maison est grande… vous seriez
le maître…
Elle ne put achever. Il y avait dans les
beaux yeux francs de Paul un tel étonnement !
Elle descendit et s’écroula sur un
tas de cailloux en sanglotant.
— Allez-vous en, Paul, murmura-t-elle
d’une voix brisée, allez-vous-en…
— Pourquoi ?
Elle ne répondit pas. Il lui demanda :
— Dois-je retourner en ville ?
— Non, Paul, retournez chez vous, à
Paris.
— Je n’ai pas de chez moi.
— N’importe, allez-vous-en, je vous en
prie… je vous renverrai vos affaires…
— Mais… la voiture ?
Elle se releva et lui prit les deux
mains :
— Paul, faites-moi un grand plaisir,
acceptez-la, cette voiture… Je vous la
donne… moi, je ne pourrais plus m’en
servir. Je ne voudrais plus… Acceptez-la
en souvenir…
Il la regarda. Elle avait un pauvre visage
ridé, convulsé, sillonné de larmes,
ridicule, mais si tendre et si bon ! Il sentit
qu’il eût été mal de refuser. Une émotion
dont il ne comprenait pas bien la
cause l’étreignit. Il porta la main de Mademoiselle
à ses lèvres et la baisa respectueusement.
Puis, sans un mot, il partit.
Longtemps, longtemps, Mlle de Robec
resta les yeux fixés sur la voiture qui
s’éloignait, sur son dernier rêve qui disparaissait
à l’horizon…