CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

SUR LE TERRAIN

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Tout l’été, je fus intrigué par le genre d’existence que menait cette jeune femme.

Mlle d’Ermeville — tel était son nom — devait avoir trente-cinq ans. Elle n’était point belle, mais infiniment séduisante, et de visage très doux, souvent un peu triste. Elle vivait seule, avec ses domestiques dans une petite villa située sur la falaise et ne fréquentait aucun des baigneurs de l’endroit. Mais deux jeunes gens d’une vingtaine d’années venaient alternativement chez elle du samedi au lundi.

Jamais ils ne séjournaient ensemble. Avec chacun d’eux, durant ces deux jours, Mlle d’Ermeville se promenait ou causait dans son jardin. Puis la semaine se passait, et le samedi suivant, l’autre arrivait.

Après d’habiles manœuvres, je réussis à entrer en relations avec cette mystérieuse personne. Je gagnai sa confiance, et elle ne se fit point prier, quand je l’interrogeai, pour me dire le secret de sa vie.

— Sachez d’abord que Gaston et Louis sont frères. Je les ai connus il y a dix ans, lorsque mon père vivait. C’est lui qui, à la mort de leurs parents, les fit venir, et les installa dans une petite maison voisine du château où nous habitions. Je fus chargée, moi, de surveiller les leçons qu’ils recevaient d’un ancien instituteur retiré aux environs.

C’est un soin dont je m’acquittais avec plaisir, m’étant tout de suite prise d’amitié pour ces deux enfants. Leur nature, à la fois très grave et très naïve, enthousiaste et recueillie, ardente et contenue, m’avait conquise, et je m’abandonnais chaque jour davantage au charme joyeux de leur présence.

Ils m’aimaient bien aussi, trop peut-être, je ne tardai pas à le remarquer. À la longue même, leur affection dégénéra en une sorte de sentiment un peu exagéré, dont je m’amusais, m’en servant comme d’un moyen d’action sur eux, les récompensant d’un sourire ou les punissant d’un regard froid.

Je devins bientôt l’unique principe de leur conduite, du matin jusqu’au soir ils cherchaient à mériter une approbation par leur travail et par leur sagesse. Mais c’était surtout dans les choses plus visibles, plus directement appréciables que leur instinct les incitait à se distinguer sous mes yeux. C’était à qui courrait le plus vite, porterait les fardeaux les plus lourds, sauterait avec le plus d’agilité. A tout moment, le hasard les mettait aux prises l’un avec l’autre, en des circonstances même où il fallait que je fusse avertie pour pouvoir me rendre compte de la lutte qui avait lieu en mon honneur.

En vérité, cela m’était agréable. J’étais flattée d’être l’objet de tant d’efforts, et ces efforts aboutissaient parfois à des résultats si comiques ! Avides de montrer leurs qualités sportives et de se conduire en athlètes qui connaissent leur affaire, ils arrivaient à considérer comme des manifestations de sport tout ce qui mettait en relief leur endurance, leur courage, leur souplesse, leur adresse.

Ainsi, ils se livraient en ma présence à des courses à cloche-pied, à des courses à reculons, ou de biais, ou les yeux bandés. Ils s’exposaient durant des heures au soleil, ou au froid, ou à la pluie. Blessés, ils riaient sans rien dire. Épuisés, il ne se couchaient pas.

L’essentiel était de l’emporter. Le meilleur homme de sport est celui qui fait n’importe quoi mieux que n’importe qui. Et Louis se croyait des droits supérieurs à mon affection lorsqu’il avait regardé le soleil bien en face plus longtemps que son frère, et de même, Gaston, quand il avait tenu plus longtemps dans sa main un morceau de charbon ardent.

Les chers enfants ! J’étais jeune alors, et entourée d’hommages. Mais auprès de personne je n’ai jamais ressenti une pareille impression de fraîcheur et de sincérité, C’étaient d’adorables amoureux. Leur cœur ne battait que pour moi. Ils ne pensaient qu’à moi. Ils ne semblaient vivre que grâce à moi.

Mon tort, que dis-je ! mon crime fut de me prêter trop complaisamment à cette passion. Je n’en vis que le divertissement et l’étrangeté, sans tenir compte de ce qu’ils pouvaient souffrir.

Et ils souffraient beaucoup, je l’ai su depuis. Leur rivalité s’était peu à peu changée en une haine violente, qu’ils me cachaient par bonté, mais qui les torturait, et les dressait l’un contre l’autre comme deux ennemis féroces. Ils souffraient de jalousie, et la jalousie de l’enfant est mille fois plus exclusive et plus soupçonneuse que celle de l’homme. La moindre faveur accordée à l’un exaspérait l’autre jusqu’à le rendre malade.

Et moi, je riais, aveugle et cruelle. J’assistais à leurs tournois. Je décernais des prix. J’attachais un flot de rubans au bras du vainqueur, sans comprendre que la pâleur du vaincu dissimulait le plus atroce désespoir.

Un jour, j’allai chez eux. La servante me dit qu’ils étaient partis prendre leur leçon d’escrime à la ville voisine, et partis, bien entendu chacun de son côté, car ils ne supportaient plus d’être ensemble.

Alors, je me promenai dans la campagne, et comme il faisait très chaud, je me dirigeai vers un petit bois de sapins dont la solitude m’attirait souvent.

Dès l’entrée, je fus étonnée d’y entendre du bruit. Je m’avançai vers l’endroit d’où il me semblait que cela provenait, et je distinguai peu à peu le cliquetis du fer que l’on frappe. Tout de suite l’idée me vint que mes deux amis, au lieu d’aller à leur leçon d’escrime, s’étaient donné rendez-vous en ce bois pour s’y livrer à quelque assaut en plein air.

Je ne me trompais pas. Ils étaient là tous deux, au croisement de deux sentiers, campés l’un en face de l’autre, et l’épée à la main. Et quelles épées ! des rapières d’anciens preux, plus longues qu’ils n’étaient grands.

— Eh bien, leur dis-je, une passe d’armes en mon honneur, et l’on ne me prévient pas ? Ah ! je vois la raison : pas de gants et pas de masques, malgré les ordre donnés… Enfin, pour une fois…

Ils ne s’étaient pas arrêtés à mon approche, et j’aurais cru qu’ils ne m’avaient point vue, si leur combat n’avait redoublé d’acharnement, Ils attaquaient et se fendaient avec une fureur silencieuse, et sans qu’aucun d’eux rompît d’une semelle.

Comme ils étaient charmants ainsi, mes deux chevaliers, en culotte courte et les bras nus émergeant de la chemise de flanelle ! Je cueillis un rameau de chêne et prononçai :

— Pour le vainqueur !

Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Deux cris… non, Louis et Gaston ne criaient point… deux gémissements étouffés, les épées tombèrent de leurs mains, leurs genoux fléchirent, et, tout chancelants, ils s’en allèrent tomber des deux côtés du carrefour.

Ils s’étaient battus avec des épées démouchetées.

Monsieur, tandis que je les secourais, éperdue, folle de douleur, me traînant de l’un à l’autre, tandis que j’étanchais avec mes lèvres le sang qui coulait de leurs poitrines, j’ai fait un vœu : celui de me consacrer entièrement à Gaston et à Louis. Je leur devais ma vie puisque j’avais failli prendre la leur par coquetterie et par légèreté coupable.

Ce vœu, je l’ai tenu. Gaston et Louis sont mes deux enfants, deux enfants dont j’ai fait des hommes, et dont j’ai le droit d’être fière. Ils travaillent. Ils ont l’estime de tous ceux qui les connaissent. Oui, je suis fière de mes fils.

— Mais, demandais-je à Mlle d’Ermeville, et votre existence, votre destinée ?… Vous ne pensez donc pas à vous ?

— J’y penserai quand ils penseront moins à moi. Certes, il ne m’aiment pas selon le sens ordinaire de l’amour, mais ils n’aiment pas non plus d’autre femme. Quand ils aimeront, alors…

— Comment le saurez-vous ?

— Je le saurai le jour où ils viendront me trouver la main dans la main, c’est-à-dire le jour où ils n’auront plus l’un contre l’autre de haine ni de jalousie.

— Désirez-vous que ce jour arrive bientôt ?

Elle se cacha la tête entre ses mains et balbutia :

— Pour eux, oui… Pour moi, non… Que deviendrais-je sans mes deux enfants ?

Maurice LEBLANC.