CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Le Tandem de M.  et Mme  Boulingrin

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— Es-tu prête, Diane ? cria M. Boulingrin. Voilà une demi-heure que je t’attends.

Mais, en fait, l’attente était douce à M. Boulingrin, car il attendait dans son fauteuil d’osier, au bas des marches de son perron, et en face de son tandem.

Il y avait trois ans que M. Achille Boulingrin, maire de l’endroit, ancien marchand d’engrais, gros bonnet, homme de poids et d’autorité, et que Mme Boulingrin, née Diane Grillon, complotaient l’acquisition d’un tandem, objet de luxe grâce auquel ils achèveraient de se poser, dans le bourg d’Étrépigny, comme les champions du progrès, de l’élégance et du sport.

Que d’économies il leur avait fallu faire ! Que de calculs à longue échéance ! Que de visites au marchand de cycles de la ville voisine ! Un pareil rêve était-il réalisable ?

Il l’était comme tous les rêves de M.  et Mme Boulingrin. Depuis un mois, la commande était faite. Depuis un mois, presque chaque jour, et sans dire la raison de leurs déplacements, Achille et Diane allaient en ville prendre de laborieuses leçons d’équilibre. Depuis la veille au soir, enfin, ils étaient en possession dé l’instrument.

Et, à l’heure actuelle, M. Boulingrin le contemplait orgueilleusement. Comme il étincelait ! comme il semblait plus beau, plus solide, plus gracieux, plus riche que tous les tandems rencontrés jusqu’ici ! Un pareil tandem ne pouvait appartenir qu’à des gens qui ont du foin dans leurs bottes. Quelle surprise à Étrépigny ! Surprise douloureuse pour beaucoup : les Boulingrin avaient tant d’envieux !

Mais Achille, à la fin, s’impatienta. Interpellant Héloïse, la servante, un pauvre petit être souffreteux que l’on accablait de besogne du matin au soir, il lui dit :

— Va donc voir ce que fait Madame Boulingrin.

Diane, grosse personne courtaude, d’une quarantaine d’années, de figure inexpressive et luisante, Diane, toute prête, eût fort bien pu descendre, mais un spectacle passionnant la retenait devant son armoire à glace : elle venait de mettre pour la première fois son costume de cycliste.

Il lui allait vraiment à merveille. La culotte bouffante doublait l’énormité de sa croupe, et faisait valoir la ligne puissante de ses chevilles. Le boléro, très court, accusait la forme massive d’un dos plus large que haut et les beautés d’un corsage dont l’abondance naturelle était célèbre dans la région. Petit col droit qui sciait cruellement l’épaisseur du cou, petit canotier juché à l’extrême pointe d’un chignon joliment pommadé, petits souliers à barrette, au-dessus desquels la graisse des pieds débordait comme un double menton, tout cela l’enchantait.

— Eh bien quoi ! cria M. Boulingrin, tu veux donc nous faire manquer le plus fort du marché ?

Oh ! non, elle ne le voulait pas. Autant que lui, elle tenait à ce qu’on les vit passer sur la place, et surtout à l’instant où le marché battait son plein. Elle se dépêcha donc, jeta un dernier coup d’œil à son miroir, prit une paire de gants neufs, et descendit rapidement.

— Voilà, chéri, j’arrive.

Mais, dans sa hâte, au tournant de l’escalier, elle trébucha, piqua une tête, et roula jusqu’au bout du vestibule. Entendant le vacarme, Achille accourut.

— Je n’ai rien, gémit-elle, sans pouvoir se relever, je n’ai rien.

Si, elle avait quelque chose, ainsi que le constata le docteur, une demi-heure après ; elle avait la jambe cassée.

— Cré nom de nom, rugit M. Boulingrin, et le tandem !

On les réintégra tous deux avec mille précautions, l’un dans sa caisse de sapin, bien graissé, bien enveloppé de linges, l’autre dans son lit, où elle put geindre à son aise, la jambe ligotée entre deux Planchettes de bois.

— S’il n’y a pas d’accroc, elle en sera quitte pour six semaines, avait dit le docteur.

M. Boulingrin fut parfait. Il l’entourait de soins et de prévenances, et comme il compatissait à son mal :

— Encore trente-quatre jours, pauvre amie ; dans trente-quatre jours tu pourras monter à tandem.

Il l’interrogeait avec inquiétude :

— Sûrement, n’est-ce pas, nous pourrons faire notre première sortie à tandem au jour fixé ?

— Je ferai mon possible, répondait Diane.

Malheureusement, des complications survinrent. Le docteur demanda six autres semaines de repos. M. Boulingrin jeta les hauts cris, mais, quoi ! il fallait se rendre à l’évidence : la malade ne pouvait remuer la jambe sans d’affreuses douleurs.

— Soit, dit-il, j’accorde six semaines, pas un jour de plus.

Hélas ! il n’était pas au bout de ses peines. La plaie s’envenima. On dut mander en consultation un médecin de la ville. Après un examen minutieux, les deux confrères furent unanimes : l’opération était nécessaire.

Achille balbutia, tout pâle :

— Mais elle pourra aller et venir… marcher… ?

— Certes, en s’aidant de béquilles.

— Nom d’un sort de crénom de nom ! hurla M. Boulingrin, c’est trop de déveine.

Et il claqua violemment la porte au nez des hommes de l’art.

C’est tout au plus s’il assista aux préparatifs de l’opération.

— Quant à la chose, dit-il, je ne pourrais la voir, je souffrirais trop.

Les jours suivants, d’ailleurs, sa colère persista. Trop généreux, il ne fit aucun reproche à sa femme, mais, pour bien lui montrer son mécontentement, il ne montait dans sa chambre qu’à l’heure du coucher.

Durant trois mois, il en fut ainsi : il boudait, mois d’amertume et de mélancolie pour les deux époux, que jamais n’avait divisés le moindre désaccord.

Enfin, après un long stage sur sa chaise-longue, un jour, Diane put descendre. Héloïse et Achille la tenaient chacun par un bras. Ce fut pénible.

— Entrons au salon, dit-elle, je m’y reposerai avant de sortir.

Ils y entrèrent. Elle s’assit. M. Boulingrin, essoufflé, s’assit également. Leurs yeux, peu à peu, s’accoutumèrent à l’obscurité de la pièce, et, en même temps, ils aperçurent devant eux, dans sa caisse de bois blanc, le tandem.

Alors, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant.

La réconciliation fut sincère. Et ce qui la cimenta ce fut le besoin où ils étaient de leur aide réciproque pour supporter la tristesse de leur situation.

Oui, ils en avaient réellement besoin. Ce tandem inutile, ce tandem qui leur avait coûté tant d’argent, sur lequel ils avaient fondé tant d’espérances agréables ou ambitieuses, leur était devenu une cause continuelle de douleur. Ainsi, ils ne pourraient point s’en servir ! On ne les verrait pas sur la place du marché ! Quel ridicule pour eux ! Tout le monde à Étrépigny connaissait leur acquisition, et l’on ne manquait pas assurément de se réjouir d’une telle déconvenue. Ah ! ils avaient voulu éclabousser les gens de leur luxe et de leurs folies ! Ils le payaient cher aujourd’hui.

— On s’en serait servi une fois, une seule fois, disait M. Boulingrin, il n’y aurait encore que demi-mal, mais ce qui m’exaspère, c’est de le voir là, tout neuf…

— Et mon complet de cycliste, gémissait Mme Boulingrin. Cent trente-cinq francs de jetés à l’eau, sans profit… Est-ce enrageant ! Je ne puis pourtant pas le mettre pour me promener avec mes béquilles.

— Ton complet, je m’en moque, c’est ce maudit tandem…

Ils parlèrent de le vendre, mais non ils n’en eussent tiré qu’un prix dérisoire, et le mieux était encore de le garder.

Tortures de chaque jour ! Toute leur âme de petits bourgeois et d’anciens commerçants se révoltait contre ce fait incroyable : ils avaient déboursé une grosse somme pour acheter un objet, et cet objet, ils ne pourraient l’utiliser. On achète un pur-sang, il est rétif, impossible à monter, soit ; on a du moins la ressource de le mettre à la charrue. Mais un tandem !

— Qu’en faire ? soupirait Achille.

— Oui, qu’en faire ? répétait Diane.

Et ils cherchaient, ils cherchaient de toutes leurs forces.

C’est un soir que M. Boulingrin s’écria :

— J’ai trouvé… si tu n’y vois pas d’objection…

Il exposa son plan, Diane rechigna, puis consentit.

11 fallut deux semaines pour effectuer les préparatifs nécessaires, mais comme elles parurent légères et rapides !

Et, par une belle matinée, M. Boulingrin, monté sur le tandem, traversa la place du marché, sous les regards émerveillés des promeneurs. Derrière lui, perdue dans le vaste complet cycliste de Mme Boulingrin, pédalait Héloïse, la petite servante.

Ainsi fut utilisé, et désormais presque chaque jour, le tandem de M. Boulingrin. Et cela fit très bon effet.

— Tout de même, disait-on avec des hochements de tête, il faut qu’il ait de quoi, M. Boulingrin ! Se payer un tandem pour lui et pour sa cuisinière…

Maurice LEBLANC.