bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1102-105
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
MA FIANCÉE
Il vint vers moi, la main tendue.
— Eh bien, quoi ! tu ne me reconnais pas ?
— Fougeraie !
Oui, Fougeraie, que je n’avais pas vu
depuis trois années, Fougeraie, les cheveux
tout blancs !
Je lui dis :
— Tu as un peu changé…
— Mes cheveux blancs, n’est-ce pas ?
Eh bien, si je te disais qu’il a suffi de
quelques heures… quelques heures, pas
davantage.
Il murmura, la tête entre ses mains :
— Oh ! quel souvenir ! Comment ai-je
pu passer par là sans devenir fou ?
Imagine tout ce qu’il y a de plus horrible…
et de plus simple pourtant…
D’ailleurs, écoute…
Il me prit le bras et, d’une voix saccadée,
en petites phrases sèches, il me raconta
ceci — et en vérité je comprends
que ses cheveux soient blancs et le coin
de ses lèvres creusé de ce pli d’amertume !
— Il y a vingt mois, je me suis fiancé
en Bretagne, avec une jeune fille dont la
mère, Mme Brial, habitait les environs
de Vannes. J’adorais Madeleine, et elle
m’aimait bien aussi, j’en suis sûr. Tous
les jours, de Vannes où j’étais installé,
j’allais la voir en tricycle — tu te rappelles,
n’est-ce pas, que dès le début, j’ai été
un fanatique d’automobile — Des semaines
délicieuses s’écoulèrent. Mon Dieu ! comme
je l’aimais !
Un mois avant la date fixée pour le
mariage, j’obtins de Mme Brial qu’elle
me confiât sa fille. J’avais un vif désir
de lui montrer Guérande, la merveilleuse
ville ceinturée de remparts. Il fut décidé
que Mme Brial s’y rendrait par le chemin
de fer et nous attendrait sur la
route, en dehors des murailles. Madeleine
et moi — à cet effet, j’achetai un
avant-train pour mon tricycle — nous
ferions le grand détour de la presque île
de Rhuis.
C’est un trajet magnifique. Jamais je
n’oublierai le silence de ces premières
heures matinales, De temps à autre, Madeleine
se retournait vers moi et souriait.
Je tremblais de joie.
Mais devant les ruines formidables de
Luccinio, notre enthousiasme éclata en
cris d’admiration. Quand nous l’eûmes
visité jusqu’en ses moindres détails, il
était onze heures. Il nous restait à parcourir
une vingtaine de lieues, et dans le
pays le plus désert et le plus pauvre qui
soit. Prévenu, j’avais emporté des provisions
et nous nous réjouissions de
cette halte prochaine au revers de quelque
talus.
De petites montées, de petites descentes.
Nous allions vite, mais prudemment ;
j’étais si content du trésor dont
j’avais pris la responsabilité.
Un moment, elle me demanda sans se
retourner, et me tutoyant pour la première
fois :
— Dis-moi que tu m’aimes, dis-moi
que tu m’aimes plus que je ne t’aime.
À cette seconde précise, un chien
passa devant nous. Je fis un écart trop
brusque. La machine culbuta.
En réalité la chute fut si douce, et je
me relevai si aisément, que j’eus presque
envie de rire. Je m’approchai de Madeleine,
lui disant :
— Nous en avons de la chance !
Pourtant elle ne bougeait point. Je
m’inclinai et la soulevai. Un peu de sang
coulait sur sa figure. Elle eut une convulsion.
Un instant après, c’était fini, elle
était morte !
⁂
Violemment, d’une main crispée, Fougeraie
me saisit par l’épaule et, se plantant
en face de moi, il bégayait :
— Comprends-tu ? Pressens-tu la chose
atroce qu’il me fallut accomplir ? Non, je
vois que non. Réfléchis pourtant… Une
fiancée qui meurt, soit, c’est un chagrin
immense, une épreuve douloureuse… Cependant
cela arrive, cela se produit couramment…
Mais là, rappelle-toi, j’étais
seul… seul dans un pays perdu… Pas un
Village à l’horizon, pas un être humain
alentour. Que faire ?
Oui, que faire ? Car, enfin, il fallait
agir. Je ne pouvais pas quitter Madeleine
et m’en aller chercher du secours, une
carriole… Non… Il fallait… Oui, c’est cela,
tu as compris, c’est cela que j’ai fait…
Ah ! quelle abomination ! Tu te représentes
la chose, n’est-ce pas ? Je prends
la morte dans mes bras, je l’assois bien
commodément sur son siège, je la sangle
à l’aide de cordes et de courroies, bien
solidement afin qu’elle ne risque pas de
tomber, et en avant les doux fiancés ! bon
voyage, les amoureux !
Il riait d’un rire de fou, qui me torturait.
Puis il reprit, me montrant du doigt
la vision :
— Tu vois ça d’ici, hein ? Je n’ai pas
besoin de te faire des phrases. La chose
est devant tes yeux. Tu te rends bien
compte que, sur le moment, mon chagrin,
mon désespoir, rien n’existe. Il n’y
a que cela, la chose. Ce n’est pas de la
souffrance, non, c’est de l’horreur.
Ah ! cette morte que je pousse devant
moi, cette morte dont je respire la mort,
cette morte dont la mort est mêlée à un
exercice de joie et de plein air qui signifie
la vie en ce qu’elle a d’exaltant, d’amusant,
de libre et d’heureux… Quelle
ironie ! quel sacrilège ! Je n’essaye pas,
n’est-ce pas, de te décrire mes sensations :
tu les devines, c’est facile. Il en est une,
cependant, plus effrayante : la tête
remue !
Le corps est immobile, lui, bien sanglé…
Mais la tête ! elle évolue, elle se
balance, elle va de droite à gauche, d’avant
en arrière, elle salue cet arbre, salue
cet oiseau, et salue avec une politesse
obséquieuse… Et puis elle se relève et
salue encore… et puis elle se renverse et
paraît chercher mes lèvres…
Et puis… et puis… oh ! l’infamie ! ses
cheveux se sont dénoués, et ils flottent
vers moi. Le vent me les apporte en
plein visage, ils m’aveuglent, ils m’entrent
dans la bouche, ils s’enlassent à
mon cou…
Et tant d’autres choses ! Celle-ci, tiens :
je dois m’arrêter devant la forge d’un
village, et les gamins font cercle autour
de nous, regardant, ébahis, cette femme
immobile et enchaînée, dont le visage
est caché sous un châle de laine…
Plus loin, c’est l’embouchure de la
Vilaine qu’il nous faut traverser sur un
bac. Un fil de fer est jeté d’une rive à
l’autre.
J’avertis le passeur. Tu t’imagines la
scène : ce bateau funèbre qui glisse sur
l’eau…
Et encore ceci, à deux kilomètres du
but : l’essence qui manque… je suis
obligé de pédaler. De pédaler avec ce fardeau
devant moi ! Je n’ai pas fait un
quart de lieue que mes forces me trahissent.
Allons, il faut s’arrêter. Et c’est
moi seul, moi tout seul, qui me restaure
au revers d’un talus, tandis qu’elle, sur
son siège…
Mais ce n’est rien. Une angoisse plus
monstrueuse m’est réservée, et je le sais,
chaque tour de roue m’en rapproche : la
mère est là-bas qui nous attend ! Elle a
quitté la ville et vient au-devant de nous !
Peut-être nous aperçoit-elle sur la route
blanche, et elle se réjouit ! Oui, elle nous
voit, car je distingue une ombrelle qui
s’agite, je devine le nom que ses lèvres
prononcent… Madeleine.
Madeleine, oui, la voici, voici ma
fiancée…
Fougeraie se tut. Ses doigts de nouveau
meurtrissaient mon épaule, ses
yeux fixes évoquaient la chose. Il murmura :
— Elle est devenue folle, elle. Moi, mes
cheveux sont blancs…