bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-04-02ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1489-492
LA RÉALITÉ TRAGIQUE
J’ai reçu ces jours-ci d’un « fidèle lecteur
de l’Auto » une lettre que je demande
la permission de reproduire en
partie.
Les lettres que l’on reçoit de la sorte
contiennent souvent de précieux renseignements,
quelquefois des éloges dont on
ne manque pas de s’enorgueillir et que
l’on juge tout à fait justifiés, quelquefois
aussi des critiques que l’on s’empresse
d’attribuer à de parfaits imbéciles.
Il vous arrive même d’être injurié. Je
fis jadis un conte où un mari apprenait,
après la mort de sa femme, que celle-ci
l’avait trompé. L’histoire, racontée par le
mari sous forme de confession, se terminait
ainsi : « Je courus jusqu’au cimetière
et je crachai sur la tombe de la
morte… »
Le lendemain je recevais ces mots :
« Monsieur, vous avez craché sur la
tombe d’une femme, vous êtes un misérable.
Si mon opinion ne vous plaît
pas, voici mon nom et mon adresse. »
Non content d’être un misérable, je fus
également un lâche et ne relevai point
l’insulte. D’ailleurs, ma conscience me
donnait tort : n’avais-je pas craché sur la
tombe d’une femme ?
⁂
Cette fois mon correspondant n’est pas
aussi sévère. Il ne me traite pas de misérable.
Cependant il trouve que j’abuse un
peu du droit discrétionnaire que possède
tout écrivain sur la vie de ses personnages.
« Vous les tuez, Monsieur, avec une
désinvolture vraiment stupéfiante. Le dénombrement
de vos victimes égalerait,
pour qui aurait la patience de le faire, le
chiffre des pertes subies par un corps
d’armée russe en Mandchourie. C’est du
sang, toujours du sang, des membres
tordus, des crânes fracassés, des cervelles
qui sautent…
« Et quels raffinements ! quelle diversité
dans les supplices ! A la seule vue
de votre signature, je me demande à
quelles catastrophe imprévue et horrifique
je vais assister. C’est un mari qui
écrase la tête de sa femme entre le capot
de son automobile et le tronc d’un arbre.
C’est une femme qui précipite son mari
et sa voiture du haut d’une falaise dans
l’éternité. C’est Gueule-Rouge qui ravage
les routes de France. C’est… Mais je n’en
finirais pas si j’essayais de détailler par
le menu les hécatombes que vous sacrifiez
au Moloch de l’automobile.
« Car, remarquons-le, c’est toujours
l’automobile la grande coupable. Elle
tue, elle égorge, elle assomme, elle broie,
elle rend fou, stupide, méchant…
« Eh bien, non, Monsieur, tout cela
n’est que jeux barbares de votre imagination,
amusements d’écrivain en mal
de copie. Vous avez fait la gageure
d’immoler tant d’êtres humains en
tant de lignes, et vous les immolez en
conscience. Mais vous ne me ferez pas
croire que l’automobile est un tel agent
de destruction et de mort.
« Ouvrez les journaux. De-ci de-là, un
petit accident. Un pneumatique éclate et
deux ménages sont anéantis. Huit jours
après, la barrière d’un passage à niveau
est fermée, et une famille disparaît de
ce monde. Mais ces faits-divers ne constituent
pas des événements extraordinaires.
C’est une moyenne d’accidents
tout à fait normale. Et surtout il n’y a
jamais rien là qui rappelle ce côté exceptionnel,
fatal, monstrueux, formidable,
dont il semblerait, d’après vous, que tous
les accidents d’automobile sont marqués.
« Donc, Monsieur, restez-en là et,
croyez-moi, n’essayez pas plus longtemps
de nous faire frémir avec des contes à
dormir debout. La réalité est plus simple
et plus banale, sans compter que, bien
souvent, vous dépassez le but et que l’on
a quelquefois, plus envie de rire que de
trembler. »
⁂
Je l’avoue, cette lettre m’a quelque peu
inquiété. Mon correspondant anonyme
avait-il raison ? Je me sentis des remords
envers l’automobile. En accusant de tant
de forfaits un sport qui m’a donné tant
de joies, n’étais-je pas injuste ? Tout se
passait-il uniquement dans mon imagination,
et la réalité n’offre-t-elle donc jamais
de ces drames terribles et troublants
que nous nous plaisons à inventer ?
En un mot, n’y a-t-il pas vraiment
dans l’automobile une source de mystère
et d’épouvante que nous ne connaissions
pas encore ?
J’ai trouvé la réponse dans un article
de journal belge que j’ai mis de côté au
mois d’août dernier, et que le hasard fait
tomber de nouveau sous mes yeux. Je le
reproduis dans toute sa simplicité, et je
demande si jamais conteur a imaginé
quelque chose de plus effroyable, de plus
tragique et de plus anormal.
« La nuit dernière, à Blankenberghe,
Mme Neyrinckx était fort inquiète de ne
pas voir rentrer son mari, mécanicien,
qui avait été appelé à Zuyrenkerke, à mi-chemin
de Bruges et de Blankenberghe,
pour une réparation à faire à une automobile.
La réparation s’était prolongée
très longtemps et l’entrepreneur n’avait
pris le chemin du retour sur sa motocyclette
qu’à trois heures du matin. La
femme, tourmentée de cette absence,
avait éveillé son fils, Un jeune homme
de vingt-quatre ans environ, et lui avait
demandé d’aller à la rencontre de son père. Le fils enfourcha à son tour une
motocyclette et partit à grande allure.
« Les deux chauffeurs se rencontrèrent
à dix kilomètres de Blankenberghe ;
tous deux voulurent virer si maladroitement
qu’ils coururent droit l’un sur l’autre
Le choc fut terrible. M. Neyrinckx
père a été tué sur le coup, et le fils est
mortellement atteint. »