CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Deux de mes Élèves

Séparateur

Parmi les nombreux mortels à qui j’inculquai le goût de la bicyclette, il en est deux qui eurent le rare privilège de m’avoir pour professeur d’équilibre, et ces deux-là ne sont pas les moins notoires de nos contemporains. Tous deux issus des grandes écoles de l’État, l’un s’est acquis quelque renommée d’abord comme polytechnicien, puis comme ingénieur des tabacs, puis comme romancier. L’autre a passé par l’École Centrale, puis par le Chat Noir, puis par différents théâtres où ses pièces ont plutôt réussi.

Je les ai connus la même année, au bord de la mer, L’un écrivait les Demi-Vierges, l’autre Lysistrata.

Et un matin du mois d’août 1892 — quatorze ans déjà ! — sur la jolie plage d’Étretat, Marcel Prévost me dit :

— Mon cher ami, à partir de la semaine prochaine, je dois me rendre presque chaque jour à Fécamp, 16 kilomètres à l’aller.

— À peu près autant au retour.

— La voiture m’ennuie. Si je louais une bicyclette ?

— Excellente idée.

— Combien de leçons me faudra-t-il ?

— Trois ou quatre ou cinq…

— Avec qui ?

— Avec moi, si vous voulez.

L’après-midi nous avions rendez-vous sur la route de la Passée.

Marcel Prévost n’est certes pas, à l’heure actuelle, un bourgeois à gros ventre et à dos voûté, et j’affirme que, grâce à l’exercice, il ne nous apparaîtra jamais sous cette vilaine forme. Mais il ne m’en voudra pas, je l’espère, si je révèle aux lecteurs de l’Auto que, il y a quatorze ans, il avait… quatorze ans de moins qu’aujourd’hui, et par conséquent de plus grandes aptitudes à se plier aux lois de l’équilibre, sans quoi je n’eusse point accepté un emploi pour lequel je ne me sens pas de vocation spéciale.

Mais si légitime que fût ma confiance dans l’issue de cette tentative, j’avoue que l’événement me déconcerta. En deux mots voici : le jeune débutant enfourche sa bécane, moi j’empoigne d’une main les ressorts de la selle, de l’autre le guidon. Je donne les conseils d’usage, et en avant. Premiers zigzags, puis marche plus assurée. À hauteur de la Guillette, le chalet de Maupassant, j’abandonne le guidon : l’allure s’accentue, je cours. Un instant après, sans mot dire, je lâche la selle, Prévost ne tombe pas. Je m’arrête, il continue… il va encore… il va toujours… Il a été très loin depuis.

C’est en huit minutes, exactement, je l’atteste, que Marcel Prévost apprit à monter à bicyclette.

Il y avait de quoi m’encourager. Précisément Maurice Donnay habitait le même petit hameau balnéaire que moi, cette adorable valleuse de Vaucottes, si paisible et si fraîche sous ses grands ombrages. Nous nous promenions souvent ensemble. Seulement Donnay est un fervent de la marche, et j’ai la marche en horreur.

— Mon vieux, lui dis-je, j’ai deux bicyclettes, j’en mets une à ta disposition.

— Veine !… Mais qu’est-ce que j’en ferai ?

— Tu monteras dessus.

— Je ne sais pas.

— Tu sauras. En huit minutes, Marcel Prévost a su.

— J’en mettrai sept, s’écria-t-il fièrement.

Le jour même nous choisissions une route propice. Je donne à mon élève les conseils d’usage : il enfourche la bicyclette, j’empoigne la selle d’une main, le guidon de l’autre. Premiers zigzags… Première chute… On recommence… ça ne va pas. On s’acharne… ça ne va pas mieux. Au bout de deux heures, essoufflé, ruisselant, Donnay me dit :

— Y a-t-il plus de huit minutes ?

— Oh non ! loin de là ! Seulement tu n’es pas encore sûr de toi.

— Je suis absolument sûr de moi. C’est ma bicyclette qui n’est pas sûre d’elle. Du reste, je l’ai remarqué, elle à une roue qui est tout à fait folle. Dans ces conditions…

Le lendemain, nouvelle tentative, même insuccès. Et huit jours de suite, entre les talus des routes normandes, Nous courûmes, suâmes et nous efforçâmes… en vain.

Le neuvième jour Donnay s’écria :

— Décidément Jupiter s’y oppose. Si j’insistais il serait capable de me faire rater mon deuxième acte de Lysistrata.

— Et alors ?

— Alors je renonce à la bicyclette, à sa pompe et à ses pneus.

Et nous reprîmes nos promenades pédestres.

Je dois dire cependant que, l’autre soir, Maurice Donnay a prétendu devant moi qu’il se livrait, l’été, aux charmes de la bicyclette. Mais je n’en crois rien. Parce que l’on a le talent le plus exquis, qu’on est un des maîtres du théâtre contemporain et qu’on détient le record des centièmes, ce n’est pas là des raisons pour être un cycliste. Or, Donnay, j’en ai la preuve, n’est pas un cycliste. Ses aptitudes sont celles d’un footman, d’un alpiniste. Il regarde le mont Blanc dans les yeux. Il a le culte de la marche, c’est un marcheur, un pieux marcheur. Ce n’est pas un cycliste.

Essaierons-nous de tirer une leçon de ces deux cas particuliers ? Ma foi, non. Rien n’est plus faux que d’établir des rapports entre nos qualités physiques et nos qualités morales, et de chercher le principe de nos actes dans le mécanismes de nos muscles ou le jeu de nos organes.

Disons simplement que l’un de mes élèves eut d’emblée la notion de l’équilibre à bicyclette, et que l’autre ne l’eut point. Cela n’empêcha pas le second d’avancer aussi vite que le premier. Et l’auteur des Demi-Vierges a beau rouler maintenant dans une automobile de trente chevaux, tandis que l’auteur de Paraître muse le long des chemins de l’Estérel, rien ne pourra faire que mes deux élèves m’arrivent à peu près en même temps, et avant peu, au bout du pont des Arts… dans un fauteuil.

Maurice LEBLANC.