bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/150-53
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Une Promenade
— En attendant le retour de mon mécanicien,
je rangeai la voiture dans une
des allées qui traversent les Acacias et
me promenai de long en large.
Une jeune femme, accompagnée de
deux petites filles et d’une gouvernante,
s’arrêta devant l’automobile et prononça
quelques mots que je n’entendis point.
Elle continua sa route, puis revint sur
ses pas, allant et venant comme moi. Je
la croisai donc à diverses reprises. Elle
était grande, d’allures très souples, et
son visage, sous le voile qui le couvrait,
me parut admirablement beau.
Au bout de quelques minutes, comme
je passais près d’elle, une des petites
filles s’écria :
— Tu sais, maman, papa m’a fait promettre
de le rejoindre à deux heures.
La jeune femme tira sa montre et dit à
la gouvernante :
— Vous allez les conduire, Hélène, et
vous prierez monsieur de venir me chercher
ici vers cinq heures avec la victoria
et les enfants. Je vais me reposer. Il
fait si beau.
L’une après l’autre, ses filles lui sautèrent
au cou. Elle les embrassa tendrement
et les suivit d’un long regard affectueux
jusqu’à ce qu’elles disparussent.
Alors elle s’assit et ouvrit un livre.
⁂
Un quart d’heure s’écoula. Un peu
énervé d’attendre, je mis la voiture en
mouvement et me disposais même au
départ, quand l’inconnue se leva, s’approcha
de moi et me dit vivement :
— Monsieur…
Elle hésita et, plus calme, sourit.
— Pardonnez-moi, j’ai obéi à une impulsion
irréfléchie, et maintenant ma démarche
me semble si déplacée… que je
n’ose plus…
— Une femme peut toujours oser, lui
dis-je, assez embarrassé moi-même.
— Eh bien, voilà. Je n’ai jamais été en
automobile, et je voudrais… oh ! une
petite promenade seulement, si cela ne
vous dérange pas trop… Est-ce très indiscret ?
Pas une seconde je ne songeai à une
aventure. Elle avait un air de distinction
trop réel et des manières trop
réservées, pour qu’on la pût suspecter
d’autre chose que d’une inconséquence
fortuite, d’une fantaisie soudaine d’honnête
femme.
Elle-même d’ailleurs précisa :
— Vous ne me connaissez pas, je ne
vous connais pas. Si vous y consentez,
nous ne chercherons pas à en savoir davantage
l’un sur l’autre. Aucune parole
ne sera prononcée. La conversation est
toujours un effort entre deux êtres qui ne
se sont jamais rencontrés. À quoi bon
nous l’imposer, cet effort ?… Une
heure ou deux de silence, et à grande vitesse,
oh ! à très grande vitesse… pour
que j’aie bien peur… voulez-vous ?
Je m’inclinai et lui dis :
— Dans trois heures, madame, je vous
ramènerai ici.
Elle accepta ma main pour monter.
Nous partîmes.
Suresnes, Saint-Germain, Eragny,
Pontoise, les charmantes vallées de la
Viosne et de la Troëne, et Chaumont-en-Vexin,
et Méru… les villes et les villages
accouraient à notre rencontre comme des
cités mouvantes, et s’immobilisaient
soudain derrière nous, comme des choses
dédaignées et semées en route. Et les
bois, et les plaines, et les rivières, et les
collines, tout cela s’éveillait à notre approche,
et nous montions, et nous descendions
avec la sensation vague d’être
bercés par le rythme secret de la terre
qui respire. Vie adorable et puissante !
On n’est plus qu’une masse sensible,
délicate, frissonnante, où palpite la foule
des émotions. On est comme augmenté,
comme gonflé de tout ce que l’on voit et
de-tout ce que l’on admire, fièvre d’éternelle
jeunesse où la jeunesse se hausse
à un degré d’acuité extraordinaire, où
l’on est imprégné de joie et de bonté, où
l’on voudrait embrasser les êtres et les
choses.
Tout cela, je ne doutais pas que ma
compagne l’éprouvât avec la même
ivresse que moi. Je le voyais à son visage
contracté et à la flamme ardente qui luisait
dans ses yeux. Selon ce qu’elle avait
dit, elle ne prononça pas un mot. Plusieurs
fois seulement elle soupira, soupir
de peur à certains moments où le danger
nous frôla, gémissement d’extase
devant certains spectacles subitement
aperçus.
⁂
Chambly, Beaumont, l’Isle-Adam, la
forêt… Vraiment, c’était affolant, cette
course vertigineuse à travers l’espace,
affolant et mystérieux auprès de cette
inconnue dont le cœur battait avec le
mien, dont les yeux s’ouvraient aux
mêmes visions que mes yeux, et qui
semblait, comme l’eût fait l’amie la plus
confiante, m’avoir livré toute sa destinée.
Et j’allais, j’allais, avec cette impression
étrange que c’était en moi que résidait
le principe même du mouvement
qui nous emportait. Et j’aurais voulu
plus de vitesse encore, et des forces toujours
renouvelées, et que quelque miracle…
Un choc, une déviation terrible, la
sensation de n’être plus rien que le jouet
d’une puissance formidable… Que s’est-il
passé ? Je suis à terre, sans blessures, je
crois, mais tout étourdi. Ce n’est que peu
à peu que je reprends connaissance…
j’ouvre les yeux…je me souviens… ma
compagne… qu’est-elle devenue ? Elle est là, sur le bord de la route, inanimée.
Au front, un petit filet de sang coule sur
la face livide. Je me penche. Elle est
morte…
Eh bien, voici ce que j’ai fait, machinalement
presque, mais résolument : je
l’ai portée dans un fourré voisin et ensevelie
sous un amas de branches et de
feuilles, je suis revenu sur la route, avec
l’aide des premiers paysans qui passèrent
j’ai dégagé ma voiture du talus où
elle avait pénétré sans trop de dommage…
et je suis reparti…
Oui, reparti vers l’Ouest, vers la Bretagne,
vers la Vendée. Et durant des semaines
je n’ai pas ouvert un journal,
et je n’ai parlé à personne. Et de
la sorte je ne sais pas, et je ne saurai
jamais qui est la pauvre créature dont
J’ai pris la vie.
Et elles non plus, les petites filles qui
attendaient là-bas, ne savent point, et
lui non plus le mari, et peut-être ainsi le
doute mêle-t-il à leur douleur quelque
espérance. Mais apprendre leur nom, les
voir, leur révéler l’épouvantable vérité,
m’expliquer sur ce drame en leur présence,
sous leur regard éperdu, non,
non, je ne pourrais pas…