bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/145-49
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
QUELQU’UN
Hector Beaugrain eut son heure de
célébrité.
En ce temps-là, la bicyclette était reine.
Non point que, depuis, elle ait déchu de
sa puissance, loin de là ; mais elle régnait
alors sur un monde où sa royauté
n’est plus acceptée par des sujets aussi
fidèles, je veux dire sur le monde, sur le
grand monde de Paris. Le monde venait
de la découvrir, le monde s’en était engoué,
il était de bon ton, dans le monde,
de se montrer le matin au Bois à bicyclette.
C’est l’époque où Hector Beaugrain atteignit
à la célébrité. Déjà possesseur
d’une machine, ancien fervent déjà du
petit tour matinal, ayant devancé par
conséquent le mouvement, il fut, du jour
au lendemain, une personnalité. À dix
heures autour de Longchamp, à onze
heures au Chalet du Cycle, à midi aux
Acacias, le dimanche sur la pelouse du
Vélodrome. Il contribua à la fondation
de l’Artistic dont il fut vice-trésorier,
remplit les fonctions de juge à l’arrivée
aux courses des artistes, eut son nom
dans tous les journaux sportifs, organisa
cette fameuse bataille de fleurs cycliste
dont l’échec est resté mémorable,
enfin compta parmi ceux qui comptent.
N’oublions pas de mentionner que la
grande révolution qui s’est opérée dans
la tenue de l’homme chic à bicyclette est
due à son bon exemple. Jusque-là ces
messieurs, et Beaugrain en tête, se montraient
en costume rationnel, culottes
courtes, souliers découverts et maillot de
laine. De la sorte, on était à son aise. Un des premiers il protesta contre un tel
laisser-aller et s’exhiba désormais selon
les lois d’une esthétique plus décente à
laquelle, inévitablement, on s’empressa
de se soumettre : pantalons longs et soigneusement
relevés en un large pli sur
des bottines vernies, gilet, chemise de
toile, col-carcan aussi haut que possible ;
accessoire indispensable : une
canne. De la sorte on était gêné dans
tous ses mouvements. L’absurdité de
cette mode la rendit aussitôt inviolable.
Autre initiative de Beaugrain : le guidon.
Après les inévitables exagérations
du début et les guidons trop bas des
coureurs, la logique tendait à faire adopter
le guidon droit, obligeant même à
une certaine inclinaison du corps, afin
que la force des bras trouvât son emploi.
Beaugrain arbora le guidon à l’américaine
et la position renversée, avec les
mains à hauteur des yeux. Il avait l’air
de conduire un trotteur, ou bien de se
tenir gravement aux cornes d’une vache.
— Il faut réagir contre les scorchers,
disait-il d’un ton convaincu.
N’étaient-ce pas là de justes titres à l’obtention
d’une bonne petite renommée ?
Cette renommée, il l’eut, et la vie était délicieuse.
On le consultait, on le copiait, on
l’interviewait, ses opinions sportives et,
croyait-il naturellement, toutes ses opinions
avaient une valeur. Il était quelqu’un.
Tout cet édifice de satisfactions et de
joie s’écroula pour ainsi dire en un jour.
La bicyclette perdit de sa vogue mondaine
et l’automobile arriva au pouvoir.
Or, Beaugrain qui avait tout au plus les
moyens de vivre à ne rien faire ne put
s’offrir le luxe de la plus petite voiturette.
Il fut précipité du haut de sa notoriété.
Certes, il résista, il s’accrocha désespérément
aux allées du Bois, il lança,
quelle audace ! le pantalon non relevé
dans le bas. Rien n’y fit. L’attention était
ailleurs.
Je le vis encore toute une saison promener
mélancoliquement sa canne et ses
cols-carcans, puis, à bout de forces sans
doute, il disparut. L’Exposition passa
par-dessus toute cette gloire.
Beaugrain n’existait plus.
⁂
C’est en 1901 seulement que je revis
son nom. L’Auto-Vélo publiait cette note :
« M. Hector Beaugrain, l’excellent sportsman,
vient de parcourir les bords de la
Loire et une partie de la Bretagne, sur sa
nouvelle huit-chevaux. »
Beaugrain en automobile ! il avait
donc hérité ?
Six mois après, autre note : « Un de
nos meilleurs chauffeurs, M. Hector Beaugrain,
vient d’accomplir un véritable
exploit. Parti d’Oloron à sept heures
du matin malgré les menaces du temps,
il passait à Urdos à huit heures, franchissait
le Somport dans un pied de neige,
déjeunait à Jaca et gagnait Huesca avant
la fin du jour, traversant ainsi les Pyrénées
et parcourant les 176 kilomètres
qui… »
En avril, Hector Beaugrain, sur sa
nouvelle seize-chevaux, allait à Nice par
Grenoble, de là à Turin par le col de
Tende, et rayonnait dans les plaines de
Lombardie.
Enfin cet été on annonçait que Hector
Beaugrain se préparait à partir sur sa
nouvelle vingt-quatre chevaux pour
l’Allemagne, l’Autriche et les principautés
danubiennes, afin d’atteindre, si possible,
Constantinople. Et de fait on reçut
des dépêches de Munich, de Vienne, de
Budapest, signalant le passage de l’intrépide
chauffeur.
C’est le matin du jour où les journaux
relataient son arrivée à Bucharest, que
j’aperçus l’écriteau « À louer » collé à la
porte du très petit rez-de-chaussée qu’il
occupe à Neuilly. Et comme précisément
un ami m’avait prié de lui chercher un
pied-à terre dans ces parages, je sonnai.
Ce fut Beaugrain qui m’ouvrit !
— Comment, m’écriai-je, stupéfait, toi
ici ! Tu n’as donc pas couché cette nuit à
Bucharest ?
Il parut fort ennuyé de ma visite et
balbutia :
— Si, mais si… je t’affirme…
— Fichtre, quel tour de force ! repris-je.
Et c’est probablement sur ta nouvelle
deux cents-chevaux ?…
— Entre, me dit-il, d’un air décidé.
J’entrai dans sa chambre. La table
était encombrée de guides, de plans, de
cartes, d’indicateurs, d’atlas, de livres
de voyage, de dictionnaires géographiques.
— Que diable fais-tu de tout cela ?
— Eh bien, je voyage.
— Ou plutôt tu te prépares à voyager ?
— Moi ! Mais je n’ai jamais quitté
Paris.
— Mais tes prouesses en automobile ?
ta pointe vers Constantinople ? les télégrammes
qui te concernent ? l’article si
documenté que tu as publié dans la
Revue du Touring Club sur ta traversée
des Pyrénées ?
— Des histoires ! s’écria-t-il en frappant
sur la table. Tout est là, dans ces
livres. Moi chauffeur ! Mais je ne sais
même pas ce que c’est qu’un carburateur !
Moi globe-trotter ! Mais je n’ai
jamais trotté en dehors du Bois !
— Alors, dans quel but ?…
Il devint grave et me répondit avec un
accent où il y avait comme de la colère
et de la rancune :
— Dans le but d’être quelqu’un… oui,
d’être quelqu’un comme je l’étais du
temps où la mode avait consacré la bicyclette.
N’est-ce pas inouï qu’un monsieur
que l’on considère, qu’un monsieur
coté comme je l’étais, interviewé, traité
en arbitre et en oracle, enfin bien posé,
redescende tout d’un coup au rang le
plus obscur, parce que tel exercice dont
on raffolait a cessé de plaire ? Je l’avoue,
je n’ai pu supporter cela. J’en ai souffert
réellement. On ne se résigne pas ainsi à
n’être plus rien après avoir été, je puis
le dire sans fausse modestie, quelque
chose. Et que fallait-il pour retrouver ma
situation perdue ? Oh ! simplement une
automobile. Je n’avais pas d’argent ?
Qu’importe ! L’essentiel n’est pas de posséder,
mais de faire croire que l’on possède.
Eh bien, Hector Beaugrain, ici présent,
affirma qu’il avait une automobile.
Donc il l’eut, et ce fut une 8-chevaux, une
16-chevaux, et il roula à travers la Bretagne,
à travers la France, à travers
l’Europe.
Et il est redevenu ce qu’il était. On le
cite, on le consulte, on publie les dépêches
qu’il fait envoyer des villes où soi-disant
il passe, on écoute dans les salons
le récit de ses exploits, on est confondu
de son audace. Et je ris, non, tu
ne peux pas t’imaginer ce que je ris
quand je suis là, tranquillement, à compulser
mes guides et mes cartes, à dresser
le plan de mon prochain voyage, à
écrire les péripéties de ma dernière excursion,
à mesurer les distances, à établir
des horaires ! Hein ! le monde est-il
assez stupide, et n’a-t-on pas raison de
le tromper quand son estime tient à de
telles bêtises ?
Une ombre de tristesse l’effleura. Et il
dit à voix basse :
— De telles bêtises ? Suis-je bien sûr que
ce soient des bêtises ? Voyager, voir des
pays nouveaux, aller très vite, franchir
l’espace, les champs, les bois, les montagnes…
comme ce doit être délicieux !
Ah ! vois-tu, il me vient des regrets parfois.
À force de vivre dans des contrées
inconnues, et d’y vivre de cette vie libre,
émotionnante et fiévreuse, il m’arrive de
songer mélancoliquement à ma vie si
étroite et si bornée. Quelle misère !…
Pourquoi ne puis-je pas, moi aussi ?…
Vrai, j’ai des moments de désespoir…
Ainsi, ce matin, le croiras-tu, j’ai pleuré
sur la carte de Roumanie quand j’ai lu
dans les journaux que j’étais à Bucharest !