CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA GRÂCE

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Mes patins sous le bras, je sortis de la gare et descendis la rue qui conduit au lac.

Rien ne me soulève, rien ne m’exalte comme le retour de cette joie trop rare. Que les conditions de la température ne permettent au fervent de la bicyclette ou de l’automobile de rouler qu’à des intervalles de trois ou quatre ans, et pendant peu de jours, quelle ivresse sera la sienne au matin de ce premier jour, quand le convieront les routes enfin libérées et l’espace grand ouvert ! C’est l’ivresse de celui qui va, en en sentant la volupté divine, vers les plaines et vers les chemins de glace. Et je ne suis pas étonné que ma vie se soit fixée en l’une de ces minutes d’allégresse et d’effervescence.

Mais Édith ne m’eût-elle pas conquis à tout autre moment et dans tout autre décor moins admirable que ce décor magnifique du lac d’Enghien ?

Dès l’abord je distinguai, parmi les silhouettes hésitantes et ridicules, cette forme adorable qui me sembla du premier coup la forme humaine de la grâce. Voilée d’une épaisse dentelle blanche, vêtue d’une jupe en drap gris d’argent et d’un court boléro de chinchilla qui dégageait la ligne onduleuse de sa taille, elle évoluait en mouvements si légers et si naturels, qu’elle faisait penser à tout ce qui se meut au monde sans efforts et sans même une apparence de volonté.

Il n’est point d’allure qui puisse se comparer à celle de la femme qui se livre à la glace, quand elle est hardie et sûre d’elle-même. La danse est lourde ; malgré tout, on devine des muscles qui se tendent, on a l’impression d’une sorte d’impuissance, de bonds inachevés, d’une suite d’élans qui voudraient et qui retombent… Dans le geste de la femme sur la glace, il y a quelques chose qui n’est pas terrestre. Une grande mouette qui plane au-dessus de l’eau, ou plutôt une voile blanche bercée par les vagues, voilà peut-être des images… mais trop immobiles cependant et trop indécises.

Car c’est cela qui est beau et que révélait si nettement celle dont la silhouette m’émerveillait, la précision dans le mouvement, la logique dans la fantaisie, ce qu’il y a d’irrévocable, de définitif et de mathématique dans l’évolution d’une courbe. Et je ne parle pas des petits ronds, des petits huit et des tours de force où se complaît l’habileté trop restreinte de certains, mais de ces simples et larges « dehors » qui sont l’essence même du patinage.

Elle s’y abandonnait, elle, avec toute l’audace tranquille de la perfection. Seule maintenant à l’extrémité du lac, dans cette anse magnifique où les vieux parcs aux arbres nus composaient le paysage d’hiver le plus délicat et le plus précieux, elle allait d’une rive à l’autre en grandes envolées d’oiseau qui suivrait dans le ciel la parabole de routes inflexibles, spectacle incomparable et charmant ! Elle avait la sveltesse de ces demoiselles qui voltigent l’été au-dessus des rivières. Elle était infiniment élégante et infiniment souple.

L’harmonie de ses attitudes donnait la joie pure que nous donne la plus belle statue. Son essor invisible et mystérieux provenait de la seule inclinaison de son Corps, et c’était tout le secret de sa grâce aisée, Le coup d’aile de l’oiseau est un effort constamment renouvelé. Elle se penchait simplement, elle, ce qui est au contraire un signe de lassitude et de repos, elle se penchait et repartait en élans plus rapides et plus puissants.

Le soleil descendait parmi les fantômes des arbres, et son orbe rouge et sans rayons se réfléchissait sur le clair miroir. De loin, elle en enveloppait le reflet d’ondulations et de cercles mouvants, Pareille à quelque flamme blanche échappe du foyer lumineux, à quelque nébuleuse errante et libre.

Vision qui me grisait comme si j’assistais aux jeux adorables d’une fée ! N’était-ce pas pour moi, puisque nul autre ne troublait sa solitude, qu’elle déployait ainsi la magie de ses gestes, et ce qu’elle inscrivait ainsi au cœur de la glace vierge, n’était-ce point de ces mots qui enchantent et de ces formules qui ensorcellent ?

L’ombre vint. Un frisson de froid Courut à la surface du lac. Elle passa près de moi, si lentement qu’il me fut possible de discerner, à travers sa voilette, l’éclat sombre de ses grands yeux, et, glissant vers la berge, elle monta les degrés qui conduisaient à l’un des parcs, enleva ses patins et disparut dans les ténèbres.

Une heure après… comment suis-je parvenu à savoir son nom, Édith Saint-Aure ? quel prétexte ai-je imaginé pour pénétrer chez son père, vieux savant avec qui, jeune fille, elle vivait en ce pavillon isolé ? je ne sais vraiment plus ; mais, une heure après, je sonnais à sa porte.

Une servante m’ouvrit. Le père étant absent, je demandai Mlle Saint-Aure. On m’introduisit dans une petite pièce basse meublée de livres. Elle était là.

Elle était là, voilée encore et drapée de ses vêtements d’argent. Qu’ai-je dit ? Des phrases sans suite d’abord et balbutiantes, puis tout à coup la vérité, franchement, sans artifice, avouant le mensonge de ma visite et le mouvement irréfléchi d’admiration et d’enthousiasme qui m’amenait à elle.

Elle m’écouta sans m’interrompre. Aucune émotion, aucun trouble ne trahissait sa pensée intérieure. Quand je me tus, elle porta la main à son visage, hésita un instant, puis lentement se dévoila.

Je tressaillis. Elle était… Oh ! dirai-je cet affreux mot de laideur qui déshonore la femme ? Se pouvait-il qu’elle fût laide avec ses beaux yeux graves, sa jeunesse réelle et son sourire… Et cependant, ce teint fané, ces traits lourds, ce manque d’harmonie entre le front trop bas, le nez trop mince, la bouche trop grasse… Quelle tristesse !

— Allez-vous en, murmura-t-elle.

J’eus la force d’être sincère.

— Oui, à demain, sur le lac.

Elle y vint, et le jour qui suivit également et, mes bras croisés avec les siens, je participai au rythme de sa course, elle m’emprisonna de nouveau dans les lignes secrètes auxquelles s’amusait sa fantaisie de déesse, le sortilège me reprit tout entier, et j’oubliai la vision mauvaise.

La grâce vaut la beauté peut-être, elle la vaut à coup sûr. C’est un don du ciel, aussi précieux. C’est l’âme même du corps qui fait de chaque geste une joie, de chaque attitude un bonheur. J’aimerai cette beauté plus subtile, je l’aime en Édith. Quand je regarde son doux visage, je ne le vois plus maintenant qu’illuminé de cette grâce qui m’a vaincu, de cette grâce inaltérable et toujours jeune. J’aime Édith, ma chère et gracieuse femme…

Maurice LEBLANC.