Contes des landes et des grèves/Le vaisseau noir

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 134-143).

XII

LE VAISSEAU NOIR


Il était une fois à Saint-Malo un armateur qui avait un fils. Il l’éleva de son mieux, et quand il fut en âge d’apprendre, il l’envoya à l’école et le fit recevoir capitaine au long-cours. Il donna ensuite à son fils, qu’on appelait le capitaine Jean, le commandement de son plus beau navire, et une bonne boursée d’argent pour acheter des marchandises.

Le capitaine Jean choisit son équipage et prit les trente meilleurs marins de Saint-Malo ; comme c’est le pays des plus fins matelots depuis que le monde est monde, il n’y eut jamais un meilleur équipage.

Le navire fit route pour l’Inde, et les matelots étaient heureux à bord : ils mangeaient à l’arrière, comme les officiers, et avaient du vin et du café autant qu’ils en désiraient : aussi ils aimaient bien leur capitaine et pour lui plaire ils auraient traversé l’eau et le feu.

Ils arrivèrent dans l’Inde et firent un chargement de thé et de café, qu’ils amenèrent à Saint-Malo. Jean gagna beaucoup d’argent avec sa cargaison, et son père était bien content d’avoir pour fils un capitaine aussi habile. Le capitaine Jean fit encore beaucoup d’autres voyages, et en peu d’années il eut gagné assez pour vivre de ses rentes.

Mais il n’aimait pas à rester à terre, et il était aussi porté pour l’intérêt de ses hommes que pour le sien. Pendant qu’il était dans l’Inde, il avait entendu parler d’une île de la mer, qui était couverte d’or, comme les autres sont couvertes de terre ordinaire ; celui qui serait parvenu à y débarquer aurait pu en remplir ses poches et même en charger son navire ; mais il était difficile d’y aborder et personne de ceux qui étaient partis pour y aller n’en était revenu.

— Ma foi, dit le capitaine Jean, il faut que je tente l’aventure ; je chargerai mon navire d’or, et je donnerai ensuite à mes matelots de quoi vivre comme des seigneurs jusqu’à la fin de leurs jours.

Il embarqua des provisions de toutes sortes, pain, biscuit, viande, vin, eau-de-vie, comme pour un long voyage, et il mit le cap sur l’île d’or. La traversée fut longue ; dix-huit mois après le départ, il n’avait pas encore eu connaissance de l’ile, et les matelots commençaient à s’ennuyer : enfin dix-neuf mois, jour pour jour, après avoir quitté le port de Saint-Malo, ils aperçurent comme un incendie au-dessus de la mer ; c’était l’île couverte d’or qui reluisait au soleil. Il n’y avait personne à terre, mais tout autour du rivage on voyait des navires qui croisaient et qui étaient prêts à couler bas les vaisseaux qui auraient fait mine d’aborder.

Le capitaine Jean était bien marri de ne pouvoir faire son chargement d’or ; mais voyant qu’il n’était pas le plus fort, il vira de bord pour retourner à Saint-Malo ; et il était si en colère, qu’il sacrait et jurait comme un Anglais :

— Tonnerre de Brest ! s’écria-t-il, que je suis fûté ! si le diable me faisait aborder à cette île, je me donnerais à lui !

Aussitôt il aperçut au loin un grand bâtiment tout noir qui se dirigeait sur son navire : il avait six mâts, et ils étaient si hauts qu’ils touchaient presque à la voûte du ciel ; sur les hunes il y avait des villes, il y avait des cafés dans les poulies, il y avait des débits de tabac dans les ris : sur les cordages courait un train de chemin de fer qui transportait les matelots et les passagers d’une ville à l’autre.

En voyant ce grand vaisseau le capitaine et ses matelots eurent peur ; mais il était trop tard pour reculer. Le vaisseau noir vint ranger le navire du capitaine Jean, qui, à côté de lui, paraissait gros comme une coque de noix, et un bonhomme vieux, vieux comme tout, qui semblait avoir plus de cent ans, se tenait à la barre. Il cria :

— Jean, envoie ta bosse[1] et je vais te remorquer à l’île couverte d’or. N’aie pas peur, je suis venu pour te rendre service.

Un des matelots envoya une chaîne à bord du vaisseau noir, et en trois heures on arriva à l’île couverte d’or. Le vieux, vieux bonhomme, donna un coup de sifflet, et aussitôt les navires qui gardaient l’île se hâtèrent de lever l’ancre, et se mirent à fuir, toutes voiles dehors.

— Hé bien ! Jean, dit le vieux, vieux bonhomme qui gouvernait à bord du vaisseau noir, tu peux maintenant accoster la terre et faire ton chargement. Es-tu content ?

— Oui, oui, répondit le capitaine, et je vous remercie de m’avoir amené !

— Je t’ai amené en effet, dit le bonhomme, mais tu te souviens de ce que tu as promis.

— Oui, j’ai dit : si le diable voulait me faire aborder à cette île, je me donnerais à lui.

— Hé bien ! il faut signer un écrit où tu reconnaîtras que tu m’appartiens.

— Je signerai quand je serai de retour à Saint-Malo, et vous ne serez pas longtemps à m’y remorquer, car vous avez un vaisseau qui marche bien.

— C’est vrai ; mais avant que mon vaisseau ait bougé d’ici, il y aura longtemps que vous serez rendu à Saint-Malo ; car il met sept ans à virer de bord. Mais fais charger ton navire, je monterai à ton bord, et je te conduirai.

Le capitaine et ses matelots débarquèrent dans l’île ; on n’y voyait ni maison, ni arbre, ni herbe, rien que des pièces d’or ; ils chargèrent le navire, et le lendemain ils se mirent en route pour Saint-Malo, après avoir embarqué le vieux, vieux bonhomme qui commandait le vaisseau noir.

Au bout de trois mois, ils eurent un coup de vent et ils furent obligés de relâcher dans un port chinois. Dès qu’ils y furent, il vint à bord un monsieur qui parlait français ; il dit au capitaine qu’il était missionnaire et lui demanda la permission de dire le lendemain la messe à son bord.

— Je veux bien, répondit le capitaine. Et il pensait que ce serait une bonne occasion de se défaire du vieux, vieux bonhomme qui était venu du vaisseau noir, et il raconta tout au missionnaire.

— Vous n’avez rien signé ? demanda celui-ci.

— Non, j’ai promis simplement de me donner au diable.

— Vous a-t-il aidé à charger le navire ?

— Il n’y a pas mis la main.

— Hé bien ! vous allez lui dire que c’est demain que vous signez, et j’arrangerai tout cela.

Le capitaine alla trouver le vieux, vieux bonhomme, et lui dit :

— C’est demain que nous signons l’écrit ; ainsi il ne faudra pas vous absenter.

Voilà le diable bien content : il alla se coucher, pour être levé de bonne heure le lendemain. Dès le matin, il entra dans la cabine du capitaine et lui dit :

— Hé bien ! c’est à présent qu’il faut signer.

— Laissez-moi dormir ; il n’est pas encore jour ; c’est tantôt que nous signerons.

Dès la pointe du jour, le missionnaire arriva, apportant ses ornements sacerdotaux. Il dit au capitaine :

— Je commencerai ma messe à neuf heures : en attendant, je me cacherai quelque part, et, quand le diable viendra pour vous faire signer, je me montrerai et je le chasserai.

Le diable, qui ne savait pas qu’il y avait un prêtre à bord, vint dire au capitaine :

— C’est à présent que vous allez signer !

— Signer quoi ! s’écria le missionnaire en sortant de sa cachette.

— Cela ne vous regarde pas.

— Si, répondit le missionnaire, car je suis venu ici pour servir de témoin, et il faut que je sache ce dont il s’agit.

— C’est un pacte que j’ai fait avec le capitaine : avec mon vaisseau noir je l’ai mené à l’île couverte d’or, où il a fait le chargement de son navire. Il m’avait promis de signer le pacte en arrivant à Saint-Malo, puis il est venu me dire qu’il voulait bien signer ici.

— À bord de quel navire êtes-vous arrivé dans ce port ?

— C’est le capitaine qui m’a amené dans son navire.

— Puisqu’il vous a mené ici, c’était pour vous récompenser de l’avoir conduit à l’île ; il ne vous doit rien.

— Il me doit son âme ! cria le diable.

— S’il faut qu’il vous paye pour l’avoir conduit à l’île couverte d’or, combien lui donnerez-vous pour vous avoir mené ici ?

— Ce qu’il voudra ! répondit le diable.

— Pris au mot ! dit le capitaine, pour me payer, je veux que tu renonces à mon âme, et que tu promettes de ne jamais mettre les pieds à bord d’aucun navire.

— Jamais ! s’écria le diable.

— Nous allons bien voir, dit le missionnaire.

Il jeta de l’eau bénite dans les yeux du diable, qui criait comme un chat qu’on échaude. Il fut à la fin obligé de renoncer par écrit à l’âme du capitaine Jean, et il s’enfuit en poussant des cris à faire trembler.

Le capitaine remercia le missionnaire et lui donna de l’or autant qu’il voulut. Il retourna ensuite à Saint-Malo, et avec son chargement d’or, il devint riche et ses trente marins aussi.

Et s’ils ne sont pas morts ils vivent encore.


(Conté en 1882 par Joseph Macé, de Saint-Cast, novice, âgé de 15 ans).
  1. Ton amarre.