Contes des landes et des grèves/La couleuvre

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 128-133).

XI

LA COULEUVRE


Il y avait une fois un homme qui était à guéretter dans un champ près de Crokélien[1]. Il avait une attelée de deux chevaux que conduisait son fils ; tout à coup ils entendirent une voix sous terre qui disait :

— Empiète-moi ma pelle.

Les deux « harouillards » de guéretteurs faisaient beaucoup de bruit, et n’entendirent point crier la fée (car c’en était une). Elle reprit encore :

— Empiète-moi ma pelle.

Le bonhomme, qui avait ouï un petit bruit, cria à son fils d’arrêter son attelée. Quand il l’eut fait, la voix dit pour la troisième fois :

— Empiète-moi ma pelle.

— C’est bien, répondit le laboureur ; je vais l’empiéter[2].

Lorsqu’ils furent au bout de leur sillon, ils trouvèrent une pelle et son manche. Le bonhomme prit son hachot qu’il avait apporté pour raccommoder sa charrue si elle venait à se déranger ; il empiéta la pelle, puis il la posa dans l’endroit où il l’avait prise, et ils continuèrent leur travail.

Pendant qu’ils étaient à faire ce sillon, la pelle fut enlevée, et à sa place on avait mis une tasse d’argent, une coupe de vin et une belle fériole[3]. Le bonhomme dit :

— C’est peut-être pour notre peine d’avoir arrangé la pelle que la fée nous donne cela.

Ils mangèrent et burent de bon appétit, puis ils ramassèrent l’argent ; mais la coupe plut tant au petit garçon qu’il la mit dans sa poche sans que son père s’en aperçût, et ils continuèrent à guéretter. La fée se mit à leur crier :

— Rends-moi ma coupe ! Mais les deux « herqueliers » n’entendaient rien. Tout à coup, ils ouïrent un petit bruit, et le bonhomme dit :

— Bourde (arrête) un peu là, gars.

L’enfant s’arrêta, et ils prêtèrent l’oreille pour mieux entendre la voix. La fée répéta encore :

— Rends-moi ma coupe !

Le bonhomme se mit à murmurer, et il demanda à son fils s’il ne l’avait pas vue. L’enfant répondit que non ; mais le père vit qu’il mentait ; il fouilla son fils et trouva la coupe dans une de ses poches. Je ne sais s’il le gronda ; mais il plaça la coupe dans l’endroit où il l’avait trouvée la première fois ; ils se remirent à leur travail, et quand ils arrivèrent au bout du champ, elle avait disparu.

Le lendemain, la fée alla chez cet homme, et lui dit que s’il voulait aller où elle lui commanderait, elle le rendrait riche pour sa vie. L’homme accepta, sans savoir ce que la fée désirait, car il n’était guère à son aise.

La fée lui dit :

— Il faudra te rendre demain matin, au soleil levant, au pont des Planchettes[4] et il faudra porter avec toi une pèle[5]. Quand tu seras arrivé, tu verras une couleuvre, tu la couvriras avec ta pèle et tu t’assiéras dessus. Tu resteras ainsi toute la journée, et au soleil couchant tu te lèveras et tu retireras ta pèle. Demain ce sera la foire de Collinée : tout le monde passera par là et te demandera ce que tu fais, assis aussi tranquillement ; tu leur répondras que tu attends les chaudronniers pour raccommoder ta pèle.

L’homme promit de faire tout cela, et la fée disparut.

Le lendemain, il alla au pont des Planchettes et emporta sa pèle, qui justement était percée. En arrivant il trouva la petite couleuvre. Il posa immédiatement sa pèle dessus, puis il s’assit.

Les gens qui se rendaient à la foire, voyant le bonhomme assis au bord du chemin, lui demandèrent ce qu’il attendait là.

— J’attends, disait-il, les chaudronniers pour raccommoder ma pèle.

Ils se contentaient de cette réponse et passaient outre.

Le soir, quand les gens revenaient de la foire, ils l’y trouvèrent encore ; mais cette fois ils crurent qu’il avait perdu la tête. Le bonhomme n’était pas en cela de leur avis, et il en riait au-dedans de lui.

Aussitôt que le soleil fut couché, il leva sa pèle, et, à la place de la couleuvre, il vit une belle demoiselle.

C’était la fille de la fée qui avait dit au bonhomme de se tenir toute la journée près du pont des Planchettes. Elle avait été changée en couleuvre pour une journée, et elle était obligée d’aller se placer près du pont des Planchettes, sur la route du Gouray à Collinée, et, si elle n’avait pas été préservée par la pèle, les gens l’auraient tuée, car ils n’auraient pas su que c’était la fille à Margot la Fée et ils l’auraient prise pour une couleuvre ordinaire.

Margot la Fée récompensa bien le bonhomme, qui depuis, avait toujours autant d’or et d’argent qu’il en pouvait dépenser.


(Conté en 1881 par Jean Soulabail, du Gouray, charron, âgé de 60 ans).
  1. C’est une butte de la commune du Gouray, couverte de gros blocs de granit qui affectent les formes les plus variées. Crokélien est le séjour favori des Margot-la-Fée de cette partie de la Bretagne.
  2. Lui mettre un pied.
  3. Miche.
  4. Petit pont sous lequel passe l’Arguenon, alors simple ruisseau ; il est situé à 800 mètres environ du Gouray.
  5. Grand bassin de cuivre.