Contes des landes et des grèves/Le petit oiseau

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 49-74).


IV

LE PETIT OISEAU


Il était une fois un vieux jardinier qui avait trois enfants : il demeurait à la campagne et, tous les jours, il allait travailler chez un bourgeois de la ville.

Un jour qu’il se rendait, comme à l’ordinaire, à son travail, il vit sur le bord du sentier un petit oiseau si joli, si joli, qu’il resta une demie-journée à le regarder ; puis il courut après et l’attrapa. Alors, comme il était plus de midi, il n’osa aller à son ouvrage et il rentra chez lui. Quand sa bonne femme le vit revenir, elle lui demanda où était sa gâche (miche) de pain ; car en ce temps-là, au lieu de payer en argent, on donnait aux ouvriers une gâche de pain par jour. Le bonhomme lui raconta qu’il avait trouvé l’oiseau si joli, si joli, qu’il avait passé une partie du temps à le regarder et le reste à courir après pour l’attraper.

— Vieux sot ! s’écria la bonne femme, n’as-tu pas honte à ton âge d’avoir passé toute la journée à attraper un petit oiseau ?

— Point de bruit, ma femme ; je vais montrer l’oiseau aux enfants, et ils le trouveront si joli, si joli, qu’ils ne te demanderont pas de pain. Pierre, Jacques, et toi, Marie, venez donc voir le petit oiseau !

Les enfants accoururent, et ils trouvèrent le petit oiseau si joli, si joli, qu’ils oublièrent de demander du pain à leur mère. Mais la bonne femme était toujours en colère, et elle voulait étrangler le petit oiseau.

— Prends garde, lui dit l’homme ; si tu as le malheur de lui faire du mal, je ne te manquerai pas, foi de Dieu !

Au soir, le bonhomme revint, et comme il n’avait fait qu’une demi-journée, il ne rapportait qu’une demi-gâche de pain ; dès qu’il l’eut déposée, il alla regarder le petit oiseau dans sa cage, et fut bien content de le voir en bonne santé.

Le lendemain matin, dès qu’il fut levé, il courut à la cage, et y trouva un petit œuf d’or ; il le montra à ses enfants, qui furent bien joyeux ; puis en allant à sa journée, il le porta au bourgeois chez lequel il travaillait. Celui-ci lui demanda s’il voulait le vendre.

— Volontiers, dit le bonhomme.

— Eh bien ! voilà dix écus pour toi.

Le bonhomme acheta du pain, de la viande et des habits ; et en rentrant, il dit à sa femme :

— Je suis bien content ; mon bourgeois m’a donné dix écus de mon œuf. Tu vois que je n’ai pas perdu ma journée hier.

Le lendemain matin, il trouva encore un œuf d’or dans la cage, mais il était moitié plus gros que l’autre.

— Ah ! dit-il, je vais encore porter celui-ci à mon bourgeois ; mais je ferai mon prix cette fois-ci, il vaut bien la moitié plus cher que l’autre.

Sur la route, il rencontra un de ses amis et lui dit :

— J’ai un petit œuf d’or à vendre ; mais je ne sais pas bien compter ; dis-moi combien soixante francs font d’écus.

— Cela fait vingt écus ; si tu veux, je t’aiderai à les compter.

— Volontiers, répondit le bonhomme.

Quand il arriva chez son patron, il lui montra l’œuf et lui dit :

— Mon petit oiseau a encore pondu ce matin ; son œuf est bien plus gros que l’autre, et j’en veux soixante francs.

— C’est un peu cher, répondit le monsieur, mais je vais te les donner tout de même.

Quand le journalier eut reçu l’argent, il dit à son patron :

— Me voilà riche, monsieur ; maintenant je ne viendrai plus travailler chez vous.

— Comme tu voudras, mon ami ; mais je voudrais bien voir ton petit oiseau.

— Venez demain, monsieur, chez nous : ce sera bien de l’honneur que vous nous ferez.

Le bonhomme quitta la ville et alla retrouver son camarade :

— Viens, lui dit-il, tu vas m’aider à compter l’argent.

L’autre se mit à lui aider, mais tout en comptant, il prenait des pièces dans sa main et les fourrait dans sa poche, en faisant mine de se frotter les mains sur son pantalon. Le bonhomme s’en aperçut, il se fit rendre son argent ; il acheta du pain blanc, de la viande douce et des habits pour ses enfants. Quand il rentra chez lui, il dit à ses enfants et à sa femme de s’habiller de leurs vêtements neufs.

— Oh ! ma bonne femme, s’écria-t-il, nous voilà riches ; voyez ce que je vous apporte !

Et il tira de sa poche des poignées d’écus.

Le lendemain, le monsieur vint voir le petit oiseau ; en le regardant avec attention il vit sur sa tête de petites lettres, si fines qu’il fallait pour les lire être aussi savant qu’un maître d’école. Mais le monsieur avait eu de l’éducation, et il lut l’inscription : « Celui qui mangera ma tête trouvera tous les jours en s’éveillant mille francs sous sa tête ; celui qui mangera mon cœur épousera la fille du roi. » Le monsieur se mit à penser, et tout en pensant, il regardait la petite Marie, la fille du bonhomme, qui était bien gentille dans ses habits neufs.

— Quel âge a votre fille, bonhomme ?

— Ah ! répondit-il, je n’en sais trop rien ; elle a peut-être bien quinze ans ; mais demandez à notre femme, elle saura mieux que moi vous dire son âge. Quel âge a notre fille, Yvonne ?

— Elle vient d’attraper ses dix-sept ans, répondit la bonne femme.

— Hé bien, dit le monsieur ; écoutez-moi, bonnes gens : j’ai deux fils ; si vous voulez, votre fille épousera l’un d’eux.

— Ah ! monsieur ; si nous le voulons ! c’est bien de l’honneur que vous nous faites. Entends-tu, Marie ! tu seras grande dame, tu seras servie par des domestiques et tu auras de beaux habits.

— Il y a une condition, dit le monsieur ; c’est que vous tuerez le petit oiseau et que vous me le donnerez à manger.

— Tuer mon petit oiseau ! oh ! dame, pour cela non, monsieur.

— Hé ! bien, dit le monsieur, gardez votre fille.

— Du tout ! s’écria la bonne femme ; je veux que ma fille soit une dame ; c’est moi qui serai la maîtresse ici ; revenez demain, monsieur, et l’on vous fera manger l’oiseau.

Le lendemain, la bonne femme tua le petit oiseau, et se mit à le plumer. L’un des petits garçons, qui s’appelait Pierre, survint alors et dit :

— Vous allez manger le petit oiseau ; j’en veux aussi ma part.

— Ma foi, pensa la bonne femme, la tête n’est pas grosse ; il n’y aura pas grand’chose à manger dessus. Tiens, lui dit-elle, voilà la tête.

Le petit garçon la mangea, puis il dit à son frère :

— J’ai mangé du petit oiseau.

Yves-Marie, c’était l’autre garçon, vint dire à sa mère :

— Pierre a mangé du petit oiseau ; donne-m’en aussi un peu.

— Ah ! pensa la bonne femme, le monsieur ne fera pas grand’chose du cœur ; il est si petit : tiens, régale-toi avec le cœur, et laisse-moi tranquille.

Voilà le monsieur qui arrive avec ses deux fils. On se mit à table et ils ne mangèrent que du bout des dents, car la cuisine n’était pas bien bonne.

— Apportez-moi le petit oiseau, dit le monsieur.

La bonne femme mit le petit oiseau sur la table.

— Où est donc la tête ? demanda le monsieur.

— Ma foi, répondit la bonne femme, j’ai pensé que vous ne trouveriez pas grand’chose dessus, et je l’ai donnée à mon gars Pierre.

Le monsieur se mit à découper l’oiseau, et quand il l’eut ouvert, il chercha le cœur partout.

— Où donc est le cœur ? demanda-t-il.

— Yves-Marie était à me tracasser ; j’ai pensé que vous ne mangeriez pas le cœur et je le lui ai donné.

— Gardez votre fille, bonne femme ; je n’en veux plus pour mon fils ; qu’elle reste pâtoure de vaches toute sa vie !

Le monsieur s’en alla tout mécontent avec ses deux fils. Voilà le bonhomme en colère :

— C’est ta faute, dit-il à sa femme ; tu ne fais que des sottises.

— Mes garçons étaient à me tracasser, et je ne pensais pas mal faire en leur donnant la tête et le cœur de l’oiseau.

— Ah ! les vilains enfants ! Sans eux nous aurions été riches comme les messieurs de la ville, et notre fille serait devenue une dame. Je vais me débarrasser d’eux pour les punir. Holà ! Pierre et Yves-Marie, venez avec moi ; nous allons aller voir votre grand’mère qui demeure loin, bien loin d’ici.

Les voilà partis ; ils marchèrent longtemps, si longtemps, que les enfants ne pouvaient plus mettre un pied l’un devant l’autre. Quand leur père vit qu’ils étaient fatigués, il leur dit :

— Asseyez-vous sur le bord de la route, et attendez-moi ici ; je ne tarderai pas à revenir.

Les deux garçons s’étendirent sur le bord du chemin ; mais ne voyant pas revenir leur père, ils se mirent à regarder de tous côtés, et à crier : Papa ! Papa ! mais le bonhomme était déjà loin.

— Ah ! dirent-ils en pleurant, qu’allons-nous devenir ! Nous ne savons pas où notre grand’mère demeure et nous n’avons pas fait attention à la route par laquelle nous sommes venus.

Ils se mirent pourtant à marcher, et, à la nuit, ils trouvèrent une meule de paille où ils s’arrangèrent de leur mieux pour dormir. Quand ils se réveillèrent le lendemain, Yves-Marie vit sous la tête de son frère une poignée de louis d’or.

— Regarde, mon frère, que de sous ! il y en aura assez pour acheter du pain. Je commence à avoir grand’faim.

Ils se remirent en route et arrivèrent à une ville ; ils entrèrent chez un boulanger, et lui demandèrent pour deux sous de pain. En même temps, ils mirent deux louis d’or sur le comptoir. Le boulanger leur donna du pain et ramassa vite les deux pièces.

Les enfants sortirent et se remirent à se promener par la ville en mangeant leur pain sec. Comme ils passaient par une belle rue, une dame bien riche, qui avait trois domestiques, vit ces deux petits garçons dont l’un avait sept ans et l’autre huit, et qui étaient beaux comme deux petits jours. Elle se souvint de deux enfants du même âge qu’elle avait perdus, et elle dit à sa femme de chambre d’aller les chercher.

La fille les prit par la main et leur dit :

— Venez avec moi ; ma maîtresse veut vous parler.

— Mais, répondit Pierre, nous ne la connaissons pas.

— Cela ne fait rien : venez avec moi ; elle ne vous fera pas de mal.

Quand ils furent dans la salle où était la dame, elle leur dit :

— Comment vous appelez-vous, mes enfants, et que faites-vous par la ville ?

Ils lui racontèrent ce qui leur était arrivé.

— Embrassez-moi, mes enfants, dit la dame, qui les trouva encore plus gentils de près que de loin ; c’est moi qui suis votre grand’mère.

— Ah ! que nous sommes contents ! répondirent les petits garçons, et ils lui sautèrent au cou.

Le soir venu, la dame les mena dans une jolie chambre, et les fit se coucher. Le lendemain, quand la servante vint faire leur lit, elle trouva mille francs sous leur oreiller. Elle ne dit rien à sa maîtresse, et mit les louis d’or dans sa poche. Le lendemain et les jours d’après, dès qu’il faisait jour, elle courait à la chambre des petits garçons et les faisait se lever. Sa maîtresse s’en aperçut et lui dit :

— Pourquoi donc allez-vous si matin réveiller les enfants ? je veux que vous les laissiez dormir leur content.

Mais comme elle continuait à aller de très bonne heure dans la chambre, la dame lui dit :

— Je ne veux plus que vous vous occupiez des enfants : c’est moi qui ferai leur lit et qui les habillerai.

Le lendemain, la dame trouva les louis sous l’oreiller.

— Ah ! ma fille, dit-elle, je sais maintenant pourquoi vous étiez si matinale ; vous ramassiez l’argent qui se trouvait sous l’oreiller des enfants. Vous sortirez de chez moi.

La dame allait depuis ce temps faire elle-même la chambre des enfants ; il se passa des années et des années, si bien qu’Yves-Marie avait vingt et un ans et Pierre vingt, et ils étaient tous les deux bons à marier.




Cependant, la reine d’Espagne avait fait bannir à son de caisse qu’elle allait visiter ses états, et que dans tous les endroits où elle passerait, il fallait que les parents missent à la fenêtre tous les garçons de vingt à trente ans.

Pierre était joli garçon, mais Yves-Marie l’était encore plus. « Ah ! mon Dieu, pensa la dame, sûrement la reine va me prendre mon Yves-Marie ; car il n’y a personne d’aussi joli que lui. »

Cependant, la reine arriva dans la ville, et vit tous les garçons qui étaient à leur fenêtre ; mais aucun ne lui plaisait. Quand elle passa devant la maison de la dame, elle vit les deux garçons, si bien cachés sous la mante de leur grand’mère qu’on ne leur voyait que le bout du nez. Elle fit arrêter son carrosse et fit signe à la dame de descendre avec ses deux garçons. Elle obéit, mais elle avait le cœur bien gros. La reine les regarda tous les deux, et dit :

— Madame, c’est votre fils que je prends pour mon mari ; dans trois semaines, il sera roi d’Espagne.

— Pardon, ma reine ; ce ne sont pas mes fils ; ce sont deux enfants, deux frères, que j’ai recueillis en souvenir de mes enfants qui sont avec le bon Dieu ; leur père les avait égarés pour les perdre, et je les ai trouvés si jolis que je les ai gardés avec moi.

— Cela ne me fait rien, répondit la reine ; je prends celui-ci, dit-elle en désignant Yves-Marie.

Elle le fit monter dans son carrosse, et ils partirent tous les deux pour l’Espagne où nous allons les laisser.

Revenons maintenant à Pierre et à la dame qu’il croyait sa grand’mère. Il y avait trois ans qu’Yves-Marie était en Espagne, quand son frère vint dire à la dame :

— Maman, j’ai envie de voir mon frère ; je voudrais aller en Espagne ; je ne sais pas la route, mais faites-moi seller un cheval ; je demanderai mon chemin et je finirai par y arriver.

La dame se mit à pleurer ; mais comme elle voyait que Pierre était bien décidé, elle lui fit préparer un cheval, lui donna de l’or, et le laissa aller en lui faisant promettre de revenir.

Pierre se mit en route ; il passa devant bien des châteaux, mais sans s’y arrêter, car aucun ne lui paraissait assez beau pour être celui du roi d’Espagne. Enfin, il arriva un jour devant un château tout garni de guirlandes, et il alla frapper à la porte. Un vieil homme assez mal vêtu vint lui ouvrir et lui dit :

— Pourquoi venez-vous ici, jeune homme ? je vous plains, car vous êtes beau, et il y a un géant qui demeure ici.

— C’est mon cousin, je pense, dit Pierre ; comment s’appelle-t-il ?

— Croüs, répondit le bonhomme.

— Justement, dit Pierre, c’est bien mon cousin, dont ma mère m’a parlé si souvent.

Le bonhomme le fit entrer dans une salle, où il vit une marmite dans laquelle il y avait beaucoup d’hommes qui cuisaient.

Pierre pensa : « J’irai peut-être aussi dans la marmite, mais j’essaierai de l’éviter si je puis. »

Bientôt on entendit un grand bruit : c’était le géant qui descendait ; il dit à Pierre :

— Petit ver de terre, tu arrives bien à propos ; il n’y a plus de viande fraîche dans mon garde-manger.

— Ah ! bonjour, mon cher cousin, dit Pierre, sans paraître effrayé.

— Comment, poussière de mes mains, tu oses m’appeler ton cousin ?

— Mais certainement ; n’êtes-vous pas mon cousin Croüs, dont ma mère m’a si souvent parlé ? Je suis venu tout exprès pour vous voir.

Le géant, qui n’était pas aussi fin qu’il était grand, crut que Pierre disait vrai ; il finit par l’appeler son cousin, et il lui dit :

— Cousin, je vais te montrer comme je suis riche ; d’abord j’ai des cochons très gras.

Il le fit descendre et entrer dans une chambre où il y avait beaucoup de vêtements d’hommes et de femmes.

— C’est là, dit le géant, que je mets la peau de mes cochons.

Ils entrèrent ensuite dans une grande salle où il y avait beaucoup d’hommes.

— Regarde, dit-il, voilà mes cochons ; mais ce n’est pas tout de te les montrer, tu vas voir comment je m y prends pour les tuer.

En disant cela, il saisit un des hommes, et ouvrit une trappe qui, en retombant sur l’homme, lui coupa la tête. Le corps alla rouler aux pieds de Pierre, qui eut bien peur, mais ne bougea pas cependant.

— Maintenant, dit le géant, que tu as vu mes cochons ; je vais te montrer mes richesses.

Il lui fit voir un appartement rempli d’or et un autre qui était rempli d’armes.

— Ce n’est pas tout, dit le géant ; regarde ce manteau ; quand on le met sur le beau côté, il est tout doré ; quand on le met sur le revers, on est invisible, et l’on peut se transporter où l’on veut.

— Ah ! dit Pierre, mon cousin, mettez-le moi sur le dos pour voir comme je serai beau.

Le géant le lui mit et Pierre lui dit :

— Je ne croirai jamais qu’en mettant ce manteau-là on est invisible.

Le géant retourna le manteau et le plaça sur les épaules de Pierre qui lui dit : « Me vois-tu, maintenant ! — Non, répondit le géant. — Je ne suis pas plus ton cousin que celui du pape, » dit Pierre ; et comme il voyait que le géant était en colère, il ordonna à son manteau de le transporter chez sa grand’mère ; mais auparavant, il avait pris au géant sa bourse inépuisable. Il se souvint alors de son père et de sa mère, et il ordonna à son manteau de le conduire chez eux. Il arriva dans une pauvre cabane, où il trouva deux pauvres vieillards assis, chacun d’un côté du foyer ; la bonne femme était aveugle et le bonhomme se mourait.

— Ah ! dit-il, mes pauvres gens, vous avez l’air bien malheureux.

— Ah ! oui, monsieur, soupira le bonhomme ; c’est le bon Dieu qui me punit.

— Avez-vous des enfants ?

— Oui, j’ai une fille qui s’appelle Marie ; sans elle, nous ne mangerions pas de pain.

— Vous n’avez pas d’autre enfant ?

— Non, monsieur, ou plutôt si, j’ai eu deux garçons ; mais je les ai abandonnés ; c’est pour cela que le bon Dieu me punit.

La jeune fille rentra alors à la maison, et quand elle vit le beau monsieur, elle trouva qu’il ressemblait à son frère Pierre, mais elle n’osa le dire.

Le jeune homme prit la bourse du géant qu’il portait toujours sur lui et dit :

— Vous avez l’air bien pauvres, et votre maison tombe par terre ; je vais vous donner de quoi la réparer.

Il tira mille francs du dedans de la bourse et mille francs du dehors. Il le fit plusieurs fois, de sorte que la table était couverte de pièces d’or.

Il alla ensuite, à l’aide de son manteau, chez la vieille dame qu’il croyait être sa grand’mère.




Cependant, il y avait dans la ville où il demeurait trois demoiselles qui s’appelaient les demoiselles de la Bichère ; Pierre leur raconta ses aventures ; elles en furent jalouses. Elles allèrent trouver une vieille fée et lui demandèrent quel moyen employer pour enlever à Pierre sa bourse et son manteau. La vieille fée leur donna une petite bouteille, et leur dit :

— Tâchez de lui proposer quelque chose à boire ; il ne vous refusera pas : vous verserez dans son verre quelques gouttes de la petite bouteille ; il aura aussitôt envie de vomir ; présentez-lui un plat d’argent : il rendra la tête de l’oiseau, que vous conserverez précieusement. Puis il s’endormira, et pendant son sommeil, vous lui prendrez sa bourse et son manteau.

Dès le soir, Pierre vint voir les demoiselles, qui lui proposèrent de boire, et tout se passa comme la fée l’avait dit.

L’aînée des demoiselles se fourra sous le manteau et, prenant le jeune homme par la main, elle souhaita d’être transportée avec lui dans l’île la plus lointaine de l’Océan. Dès qu’ils y furent arrivés, elle lui lâcha la main, et l’y laissant seul, elle retourna chez elle par le moyen de son manteau.

Quand Pierre s’éveilla, il fut bien surpris de se trouver tout seul dans une île de la mer ; comme il avait grand’faim, il chercha quelque chose à manger ; il trouva des carottes qui étaient fort grosses et avaient une odeur appétissante ; dès qu’il y eut mordu, il se trouva changé en âne. Il en fut bien marri et ne voulut plus en manger ; mais un jour qu’il avait faim, il vit d’autres carottes, toutes petites et à moitié pourries ; il en mangea et tout-à-coup il redevint homme. Avec des brins d’osier, il fabriqua deux paniers et remplit l’un de grosses carottes et l’autre de petites, puis, pensant que peut-être il viendrait des navires à passer en vue de l’île, il ôta sa chemise et la mit au haut d’une grande perche.

Quelque temps après un capitaine de navire aperçut un signal, et envoya sa chaloupe à l’île, pensant qu’il y avait là quelque naufragé, Pierre monta à bord, et eut soin d’emporter les deux paniers de carottes. Le navire allait justement à la ville où demeuraient les méchantes demoiselles. Quand on fut en vue du port, Pierre demanda à un des matelots de lui donner ses habits les plus sales, en échange des siens qui étaient beaux et propres.

Lorsqu’on débarqua, c’était justement jour de marché, et Pierre vit l’aînée des demoiselles de la Bichère qui venait avec sa bonne faire sa provision de légumes. Elle lui marchanda ses grosses carottes, et Pierre lui en vendit plusieurs. Elle rentra à la maison, et quand ses sœurs sentirent les carottes qui avaient vraiment une excellente odeur, elles voulurent les goûter ; on en coupa trois tranches, et les trois sœurs y goûtèrent en même temps. Aussitôt elles furent changées en ânes.

Pierre retourna chez sa grand*mère, et fit venir un entrepreneur, auquel il commanda de lui bâtir un château, et, pour amener les matériaux, il lui prêta trois ânes qu’il avait : c’étaient les trois sœurs, en lui recommandant de ne pas les épargner. L’entrepreneur les rouait de coups, et leur donnait à manger un peu de son et d’avoine ; mais elles ne voulaient pas y toucher. Le soir venu, quand on les ramenait chez Pierre, il leur portait de la viande, du pain et du vin, en leur disant que si elles voulaient lui rendre la tête de l’oiseau, la bourse et le manteau, il les ferait redevenir femmes.

Elles finirent par y consentir, et quand Pierre eut ses objets merveilleux, il leur proposa de manger ses vilaines carottes ; d’abord elles refusèrent, mais il finit par les persuader, et d’ânes elles devinrent demoiselles.

Quand Pierre fut rentré en possession de ses objets merveilleux, il eut encore envie d’aller voir son frère ; mais il ne se servit pas de son manteau et partit à cheval. Il fut longtemps en route, et il eut le malheur de perdre sa bourse, et ne pouvant plus nourrir son cheval, il le laissa sur le chemin. Il marcha pendant plusieurs jours, et, épuisé de fatigue, il aperçut une grande montagne où il y avait plusieurs cavernes. Il entra dans l’une d’elles pour se reposer ; mais il y resta vingt ans sans parler à âme qui vive. Il grava sur une pierre ces mots : Je suis Pierre et je cherche mon frère Yves-Marie qui est roi d’Espagne ; adieu, je meurs.

Cependant Yves-Marie qui demeurait de l’autre côté de la montagne, dit à la reine qu’il avait envie d’aller voir son frère. La reine y consentit. Quand Yves-Marie eut franchi la montagne, il arriva à l’entrée de la caverne, et, ayant lu sur une pierre ce que son frère avait écrit, il entra et vit un homme qui venait de mourir, car son corps était encore chaud. Il avait la barbe et les cheveux qui lui tombaient jusqu’aux pieds, et son corps était couvert d’une espèce de mousse. Yves-Marie reconnut son frère ; il le souleva pour l’embrasser, et aussitôt il tomba mort à côté de lui.


(Conté par Jeanne-Marie Kerneven, de Guingamp).