Contes des landes et des grèves/Petits yeux voient clair

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 40-48).


III

PETITS-YEUX VOIENT CLAIR


Il était une fois un homme et une femme qui demeuraient dans une petite maison au-dessus de la Houle de la Corbière[1]. Ils étaient mariés depuis longtemps, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils étaient bien marris de n’en point avoir. Un jour ils se dirent :

— Il y a des fées dans la houle qui est au-dessous de nous et qui s’enfonce bien loin dans la terre ; si nous leur demandions un enfant, peut-être qu’elles nous l’accorderaient.

Ils se mirent tous les deux à crier :

— Mes bonnes dames, faites que nous ayons un enfant pour nous consoler sur nos vieux jours !

Quelques instants après qu’ils eurent prononcé cette prière, ils entendirent la musique qui jouait sous terre pour faire danser les fées. Quand le bal fut terminé, la musique cessa ; une belle dame entra dans la maison et se montra au bonhomme et à la bonne femme. C’était la reine des fées qui leur demanda pourquoi ils l’avaient appelée à leur secours.

— Ah ! madame, répondirent les bonnes gens, nous sommes mariés depuis plusieurs années ; mais nous n’avons point d’enfant, et pourtant notre plus grand désir serait d’en avoir un.

— Hé bien, dit la reine des fées en s’adressant à la femme, dans trois mois il vous viendra un fils, si vous voulez que je sois sa marraine.

— De tout mon cœur, ma bonne dame, répondit la femme ; c’est un grand honneur que vous nous ferez.

Au même instant la fée disparut. Trois mois après, la femme mit au monde un garçon, et elle était bien contente, car il était gros et fort. Dès qu’il fut né, son mari appela à grands cris les fées ; aussitôt leur reine entra dans la maison, suivie d’une troupe nombreuse de fées, et de musiciens de toute espèce qui jouaient des airs. L’enfant fut baptisé, et la reine, qui était sa marraine, dit qu’il s’appellerait Petits-Yeux, parce qu’il avait les yeux petits, quoique bien éveillés, et elle lui accorda le don d’y voir clair. Chacune des fées lui fit aussi un don, puis elles disparurent ainsi que les musiciens.

L’enfant grandit ; il n’était jamais malade, et il venait comme la pâte dans la met (huche).

Quand il eut trois ans, sa marraine vint souvent à la maison pour lui faire l’école, et quand elle l’eut bien instruit, elle lui apprit à comprendre le langage de tous les animaux ; elle lui donna aussi le don de la féerie, et lui accorda le pouvoir sur toutes les autres fées, puis elle retourna dans sa Houle.

Petits-Yeux était au-dessus de toutes les fées ; il était comme leur roi ; toutefois, la reine, sa marraine, avait tout de même du pouvoir sur lui ; mais il n’y avait qu’elle à avoir le droit de lui commander.

Quand Petits-Yeux arriva à l’âge de douze ans, il demanda que la petite maison de ses parents fut changée en un château magnifique, avec une cour et des bâtiments remplis d’or, où il y aurait toujours du pain et du vin qui ne diminueraient point. Il en fit cadeau à ses parents, et se mit en route pour faire le tour du monde.

Il marcha longtemps, et quand il fut bien loin, bien loin, bien plus loin que je ne dis, il eut faim ; il commanda à une table, bien dressée et où rien ne manquerait, de venir se placer devant lui. Il fut aussitôt servi, et quand il eut bien mangé, il se remit en route.

Petits-Yeux voyait clair, si clair, qu’il voyait à trois cents lieues à la ronde. Il se mit à regarder autour de lui et aperçut une troupe de gens armés qui se réunissaient auprès d’un château à peu de distance de l’endroit où il était. Petits-Yeux alla au château, et dans la cour il vit des animaux de toute espèce qui hurlaient comme si on les écorchait.

— Pourquoi, demanda-t-il, vos bêtes crient-elles de la sorte ?

— Nous n’en savons rien, répondirent-ils ; il y a trois jours qu’ils hurlent sans cesser et nous en avons la tête cassée.

— Je vais vous dire ce que cela signifie, dit Petits-Yeux qui entendait le langage de toutes les bêtes ; demain, dans la nuit, votre château et vos fermes seront pris et pillés par une troupe de voleurs et de brigands.

Les gens du château se tinrent sur leurs gardes, et ils rassemblèrent des hommes armés. Petits-Yeux se mit à leur tête et marcha à la rencontre des brigands. Ils furent tous tués, et parmi eux un des chefs qui comprenait aussi le langage des animaux. Petits-Yeux retourna ensuite au château où il fut reçu comme l’enfant de la maison.

Le maître du château voulait le garder avec lui, mais Petits-Yeux avait envie de continuer son voyage et il se remit en route. À la fin du jour, il arriva dans une forêt, et la nuit le prit pendant qu’il la traversait. Il ne savait où coucher, et comme il cherchait à sortir de la forêt, il entendit hurler les loups. Il prêta l’oreille, et comme il comprenait le langage de tous les animaux, il entendit qu’ils disaient :

Petits-Yeux, restez dans la forêt,
Ou bien vous allez être tué.

Il était bien embarrassé ; mais il se rappela heureusement que sa marraine lui avait donné le don de la féerie, et il commanda qu’au milieu des arbres s’élevât un château avec une armée de fées pour le défendre. Aussitôt, son souhait fut accompli ; mais les loups ne cessaient de hurler encore plus fort qu’auparavant ; il les écouta, et il entendit qu’ils disaient :

Petits-Yeux, marchez à la tête des fées,
Il y a des brigands au bord de la forêt
Qui vous attendent pour vous tuer.

Petits-Yeux ordonna aux fées de le suivre ; il rencontra les brigands, mais en un instant ils furent tués jusqu’au dernier par les fées.




Cependant il eut envie de revoir ses parents et sa marraine ; il commanda à d’autres fées de venir avec lui et de l’accompagner jusqu’à la Houle de la Corbière. Elles accoururent aussitôt et ils se mirent en route tous ensemble.

Ils vinrent à passer à la porte d’un château où tout le monde était triste. C’est que la dame, sa fille et son fils étaient bien malades ; le château était rempli de médecins et même de reboutous ; mais ils ne pouvaient guérir leur mal. Petits-Yeux entra dans le château, et dit que peut-être il pourrait soulager les malades. Le seigneur lui promit, s’il réussissait, de lui donner sa fille en mariage.

Petits-Yeux demanda s’il n’y avait pas au château quelque oiseau ou quelque autre animal. On le conduisit dans la basse-cour, où il vit un coq.

— Beau coq, lui dit-il, pourquoi y a-t-il des malades au château ?

— Tu ne sais pas ? répondit le coq en chantant ; il y a un crapaud sous le lit, et c’est lui qui rend le monde malade.

Petits-Yeux tua le coq et répandit son sang auprès du lit ; alors le crapaud sortit en sautillant du château et les malades furent guéris tous les trois.

Le seigneur fut si joyeux qu’il donna sa fille en mariage à Petits-Yeux. Ils firent de belles noces, et quand elles furent finies, il se remit en route à la tête des fées, emmenant sa princesse avec lui.

Il finit par arriver auprès de la Corbière, et il alla demeurer avec ses parents dans le beau château qu’il leur avait laissé avant de partir pour faire son tour du monde. Sa marraine vint habiter avec lui, et elle fut bien contente d’apprendre qu’il avait fait un bon mariage.

Et ils vécurent tous ensemble, très heureux.


(Conté en 1881 par Jeanne Macé, de Saint-Cast, âgée de 80 ans).




  1. Les houles sont des cavernes dans les falaises : il y en a un grand nombre entre Cancale et Saint-Brieuc. Beaucoup d’entre elles sont le théâtre de légendes. J’en ai raconté une quarantaine dans mes différents volumes ; une série de 20 de ces légendes locales figure dans les Contes des paysans et des pêcheurs. Voir aussi les « Légendes locales de la Haute-Bretagne », première partie.