Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre


LES AVENTURES

DE

LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE.

I.

La bien-aimée.

J’avais la mort, la froide mort dans l’âme ; oui, des aiguilles de glace venues comme du plus profond du cœur semblaient déchirer mes nerfs inondés d’un torrent de feu. Je courais impétueusement, oubliant chapeau et cape dans la nuit orageuse et sombre. Les drapeaux des tours claquaient : on aurait cru entendre le temps toucher le rouage de sa terrible horloge, et voir aussitôt l’ancienne année, comme un immense décombre, rouler avec un bruit sourd dans le noir abîme.

Tu sais déjà que ce temps, Noël et nouvelle année, qui réveille en vous tous une joie si brillante et si pure, me jette toujours hors de ma tranquille cellule sur une mer aux flots écumeux et irrités, Noël ! ce sont des jours qui pour moi brillent d’une lueur amie, je ne peux pas attendre, je suis meilleur, plus candide que dans toute l’année, mon âme ouverte à une véritable ivresse ne nourrit aucune pensée sombre ou haineuse ; me voici de nouveau l’enfant qui pousse des cris de joie, de charmantes petites figures d’anges me sourient des resplendissantes boutiques de Noël au milieu de tant de sculptures peintes et dorées, et à travers la foule bruyante arrive comme des lointains un accord d’orgues qui chante « Un enfant nous est né ! »

Mais, hélas ! après la fête tout écho se tait, et les heures s’éteignent dans de sombres ténèbres. Les pétales des fleurs de l’année tombent épais et flétris, leur calice se ferme à jamais, et nul printemps ne donne une existence nouvelle à leurs branches desséchées.

Je le sais, mais un pouvoir ennemi se dresse devant moi, quand l’année décline, avec la malicieuse joie que lui cause le mal.

— Vois, me dit-il bas à l’oreille, combien d’amis tu as perdus cette année, qui ne reviendront plus ; mais aussi tu as gagné en sagesse, tu ne t’adonnes plus aux plaisirs frivoles, tu deviens de plus en plus un homme sérieux, la joie te quitte tout à fait.

Pour la Saint-Sylvestre le démon me tient toujours en réserve une distraction particulière. Il sait, au moment favorable, m’entrer ses griffes dans la poitrine avec son rire ironique, et il s’abreuve du sang de mon cœur. Il trouve partout un aide ; comme hier le conseiller de justice, qui vint le seconder vaillamment.

Chez lui (je parle du conseiller) se trouve toujours ce jour-là une grande société rassemblée, et il veut pour la chère nouvelle année préparer à chacun un plaisir où il s’embusque avec tant de maladresse que tout l’amusement qu’il a préparé à grand’ peine s’écroule dans un risible désappointement.

Lorsque j’entrai dans l’antichambre, le conseiller de justice vint rapidement à ma rencontre, empêchant mon entrée dans le sanctuaire d’où sortait une vapeur de thé et de parfums enivrants. Il paraissait extraordinairement aimable et mutin. Il souriait en me regardant d’une façon toute particulière.

— Mon jeune ami, mon jeune ami, me disait-il, dans la chambre, là, vous attend quelque chose de ravissant, une surprise de fin d’année ; ne soyez pas trop ému.

Ces paroles me tombèrent sur le cœur, de sombres pressentiments s’élevèrent, et je me sentais inquiet et oppressé.

On ouvrit les portes, je hâtai le pas, et j’entrai.

Son image m’apparut au milieu des femmes assises sur le sopha. C’était elle ! — elle-même je n’avais pas vue depuis si longtemps ! Les plus beaux instants de ma vie brillèrent en mon âme dans un immense rayon de feu. Plus de mortels adieux ! périsse l’idée d’une séparation. Quel miraculeux hasard l’avait amenée là, dans la société du conseiller de justice que je ne savais pas qu’elle connût ! Je ne le savais pas et ne cherchai pas à m’en inquiéter. Je la retrouvais, je n’en voulais pas plus.

Je serais resté là, immobile, comme frappé de la foudre, mais le conseiller me poussa doucement.

— Mon jeune ami, mon jeune ami ! me disait-il.

Je m’avançais nonchalamment, je ne voyais qu’elle, et ces mots échappèrent péniblement de ma poitrine :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Julie ici !

J’étais tout près de la table de thé, alors Julie m’aperçut. Elle se leva et me dit du ton d’une presque étrangère :

— Je suis enchantée de vous voir ici, vous avez très-bonne mine.

Et puis elle reprit sa place assise et demanda à une dame assise près d’elle :

— Donnera-t-on quelque spectacle intéressant la semaine prochaine ?

Vous vous approchez d’une fleur charmante, qui brille à vos yeux, embaumée des plus beaux parfums, et puis lorsque vous baissez la tête pour admirer sa beauté, un froid basilic s’élance du sein des brillants pétales et veut vous tuer de son mortel regard.

Voilà ce qui m’arrivait.

Je me penchai doucement vers les dames et, pour que le triste fût joint au ridicule, je renversai, en me reculant, sur le jabot si bien plissé du conseiller, qui se tenait derrière moi, sa tasse de thé tout fumant, que je fis voler de sa main. On rit beaucoup du malheur du conseiller et bien plus encore de ma maladresse.

Ainsi tout paraissait se réunir contre moi, mais je puisai dans ma résignation un nouveau courage.

Julie n’avait pas ri. Mes regards errants rencontrèrent les siens, et il me sembla qu’un éclair d’un passé délicieux s’élançait vers moi émané d’une vie de poésie et d’amour. Dans la chambre voisine quelqu’un commença à faire entendre des accords sur le piano, ce qui causa dans la société un mouvement général. On disait qu’il y avait là un artiste étranger, nommé Berger, artiste d’un talent divin, et qui savait se faire écouter.

— Mina, ne fais donc pas un bruit si agaçant avec ta petite cuiller ! cria le conseiller.

Et légèrement incliné et la main un peu tournée vers la porte, il invita par un doux Eh bien ! les dames à s’approcher du virtuose.

Julie s’était aussi levée et s’avançait seule à travers la chambre. Toute sa tournure avait gagné une grâce singulière : elle me paraissait plus grande qu’autrefois, ses formes avaient pris aussi un développement qui donnait quelque chose de sensuel à sa beauté. La coupe particulière de sa robe blanche aux plis serrés et qui ne cachaient qu’à moitié sa poitrine, ses épaules et son cou ; ses larges manches qui descendaient jusqu’au coude, ses cheveux séparés par devant sur le front et par-derrière étrangement relevés en tresses nombreuses, lui donnaient l’aspect d’une personne de l’époque du moyen âge. On aurait pu la prendre pour le modèle d’une des jeunes femmes des tableaux de Mieris. Et pourtant il me semblait encore que j’avais déjà vu, distinctement vu, ailleurs, l’être dont Julie avait pris la forme. Elle avait abaissé ses gants, et même les bracelets merveilleusement travaillés qui entouraient ses poignets venaient compléter la ressemblance de costume et évoquer de plus en plus vivant et coloré ce vague souvenir.

Julie se tourna vers moi avant d’entrer dans la chambre voisine, et il me sembla découvrir sur son beau, jeune et gracieux visage un sourire moqueur. Je sentis en moi-même une espèce d’effroi, un frémissement de terreur, comme si mes nerfs eussent tressailli subitement.

— Oh ! il joue comme un ange ! murmura une demoiselle enthousiasmée par le thé.

Et je ne sais comment il se fit que son bras entoura le mien et que je la conduisis ou plutôt qu’elle me conduisit dans le salon voisin.

Berger fit alors tonner le plus terrible orage. Les accords puissants s’enflaient et s’abaissaient comme les vagues mugissantes de la mer, et je me sentais plus à l’aise.

Julie était debout auprès de moi, et elle me dit d’une voix plus douce et plus aimable que jamais :

— Je voudrais te voir à ce piano et t’entendre chanter doucement nos espérances et nos plaisirs d’autrefois.

L’ennemi s’était éloigné de moi, et dans ce seul nom Julie ! je voulais exprimer tout le bonheur du ciel qui s’était emparé de mon être. — Les autres personnes s’étaient éloignées. — Elle m’évitait visiblement, mais je parvenais tantôt à toucher sa robe, tantôt, placé tout près d’elle, à respirer son souffle, et le ciel du printemps passé revenait à moi avec ses mille brillantes couleurs.

Berger avait laissé s’éloigner la tempête, le ciel s’était épuré ; comme de légers nuages dorés du matin, de ravissantes mélodies passaient et s’éteignaient en pianissimo.

De riches applaudissements bien mérités récompensèrent le virtuose. La société flottait ça et là, et il arriva que je me trouvai sans le vouloir juste en face de Julie. L’esprit s’emparait de moi, je voulais la saisir, l’embrasser dans ma folle douleur d’amour, mais le visage maudit d’un domestique empressé se dressa entre nous un plateau à la main en disant :

— Désirez-vous quelque chose ?

Au milieu de ce plateau garni de verres de punch tout fumant se trouvait un bol élégant, rempli, selon toute apparence, du même breuvage. Comment ce bol se trouvait parmi ces verres, celui-là le sait que j’apprends peu à peu à connaître ; il a le pied fourchu et aime à l’extrême les plumes et les manteaux rouges. Julie prit ce bol qui brillait d’un singulier éclat, et me l’offrit en disant :

— N’aimerais-tu pas comme autrefois à prendre le verre de ma main ?

— Julie ! Julie ! Julie ! soupirai-je.

Je touchai ses tendres doigts en prenant le bol, des étincelles électriques brillaient a travers mon pouls et mes veines. Je bus, je bus ; il me semblait que de petites flammes bleues claquaient et léchaient le verre et mes lèvres.

Le bol était vide et je ne sais comment il se fit que je me trouvai assis sur un canapé dans un cabinet éclairé par une lampe d’albâtre. Julie ! — Julie était auprès de moi, me regardant comme autrefois de ses yeux bons et candides.

Berger s’était remis au piano ; il jouait une sublime symphonie de Mozart, et sur les ailes de cygne de la mélodie s’élevaient et planaient tout le plaisir et l’amour du plus pur soleil de ma vie… C’était Julie !… Julie elle-même avec sa douceur et sa beauté d’ange… Sa parole était une plainte passionnée d’amour, c’était plutôt des regards que des mots ; ses mains touchaient les miennes.

— Maintenant je ne te quitte plus ! ton amour est l’étincelle qui brûle en moi, enflammant une vie plus sublime d’art et de poésie. Sans toi, sans toi tout amour est mort et glacé… Mais tu n’es revenu que pour ne plus nous séparer.

Dans ce moment une sotte petite figure aux jambes d’araignée, aux yeux saillants comme la grenouille, entra d’un pas inégal, et dit d’une voix criarde avec un sourire idiot :

— Où donc ma femme est-elle ?

Julie se leva et me dit d’un accent glacé :

— Allons rejoindre la société, mon mari me cherche, vous avez été encore très-divertissant, mon cher ami, toujours fou comme autrefois, seulement buvez un peu moins.

Et le petit homme aux jambes d’araignée lui saisit la main, elle le suivit en riant dans le salon.

— Perdue pour toujours ! m’écriai-je.

— Oui, c’est perdu ! s’écria une brute qui jouait une partie d’hombre.

Je me lançai au dehors… au dehors, au milieu de la nuit orageuse.


II.

La société dans la chambre.


Il peut être très-agréable d’errer sous les tilleuls, mais non pas dans une nuit de Saint-Sylvestre par le froid et les flocons de neige ; et, cependant, la tête nue et sans manteau, je ne m’en aperçus que lorsque les frissons glacés vinrent calmer le feu de la fièvre. Je traversai le pont de l’Opéra en passant devant le château. Je fis un détour et côtoyai la Monnaie par le pont de l’Écluse. J’étais dans la rue des Chasseurs, tout près de la boutique de Thiermann. Des lumières joyeuses brillaient dans l’intérieur. J’allais entrer, car j’avais trop froid, et j’avais soif d’une bonne gorgée de liqueur forte, lorsqu’une nombreuse société en sortit toute pleine de joie. Ils parlaient d’huîtres délicieuses et d’excellent vin d’Eilfer.

— Il avait raison, disait un d’eux qu’à la lueur de la lanterne je reconnus pour un élégant officier de hulans, celui qui se fâchait contre les mauvais drôles qui en 1794 ne voulaient pas à toute force apporter de l’eilfer.

Tous riaient à gorge déployée.

J’avais involontairement marché quelques pas plus loin ; je restai arrêté devant une cave, de laquelle sortait une seule lumière. Le Henri de Shakspeare ne se trouva-t-il pas une fois si abattu et si humble que la pauvre créature nommée petite bière lui vint dans l’esprit ? Et dans le fait j’éprouvai le même désir. Ma langue était altérée de bière anglaise. Vite je descendis dans la cave.

— Que désire monsieur ? me dit l’hôte en s’avançant vers moi et en retirant son bonnet avec un riant visage.

Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise et une grosse pipe de tabac, et je me trouvai plongé dans une telle félicité bourgeoise, que le diable en prit du respect et s’écarta de moi.

Ô conseiller de justice, si tu avais vu comme, descendu de ton salon de thé resplendissant de lumières, je me carrais dans un débit de bière, tu te serais éloigné de moi le mépris sur les lèvres, et tu aurais murmuré :

— Il n’est pas étonnant qu’un pareil homme gâte les plus élégants jabots.

Je pouvais sans manteau et sans chapeau paraître singulier aux habitués de la maison ; une demande errait sur les lèvres du cabaretier, lorsqu’on frappa à une fenêtre et en même temps une voix s’écria :

— Ouvrez ! ouvrez ! c’est moi !

L’hôte s’empressa de monter les marches et rentra bientôt, en tenant en l’air deux flambeaux allumés, suivi d’un homme très-long et très-mince, celui-ci oublia de se baisser en entrant et se cogna fortement le front à la porte trop basse.

Un épais bonnet noir qu’il portait l’empêcha de se faire mal. Il se serra d’une façon singulière contre le mur et se plaça en face de moi lorsque les lumières eurent été posées sur la table. On aurait pu dire de lui qu’il avait l’air distingué et mécontent. Il demanda d’un air chagrin de la bière et une pipe, et éleva en quelques aspirations une telle fumée, que bientôt nous nagions dans un nuage. Au reste, son visage avait quelque chose de caractéristique et de si sympathique, que je me trouvai aussitôt entraîné vers lui malgré son air sombre. Il portait de longs cheveux noirs séparés au milieu du front et tombant de chaque côté en petites boucles nombreuses, ce qui le faisait ressembler aux portraits de Rubens. Lorsqu’il eut jeté de côté son grand manteau a collet, je vis qu’il avait pour costume une de ces petites vestes noires nommées kurtka et garnies de plusieurs lacets. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut de voir de riches pantoufles mises par-dessus ses bottes. Je m’en aperçus lorsqu’il secoua les cendres de sa pipe, qu’il avait fumée en cinq minutes. Notre conversation languissait, l’étranger paraissait très-occupé de plantes bizarres qu’il avait tirées d’une boîte et qu’il examinait avec complaisance. Je lui témoignai mon admiration des beaux végétaux ; et comme ils paraissaient fraîchement cueillis, je lui demandai s’ils venaient du jardin botanique ou de chez Boucher. Il sourit d’une manière passablement étrange et me répondit :

— Vous ne me paraissez pas être très-fort en botanique, autrement vous ne seriez pas aussi…

Il hésita, et je lui dis à demi-voix :

— Niais !

Et d’un ton plein de bienveillance il ajouta :

— Curieux !

— Vous auriez, ajouta-t-il, au premier coup d’œil reconnu des plantes des Alpes, et même d’autres qui croissent sur le Chimboraço.

Il prononça ces dernières paroles à voix basse comme s’il se fût parlé à lui-même, et je vous laisse à penser l’effet incroyable qu’elles firent sur moi. Toute question expira sur mes lèvres ; mais il s’élevait de plus en plus en moi un pressentiment qui me disait que j’avais souvent rêvé cet homme si je ne l’avais pas vu.

On frappa de nouveau à la fenêtre, l’aubergiste ouvrit la porte et une voix cria :

— Ayez la complaisance de tirer le rideau du miroir.

— Ah ! ah ! s’écria l’hôte, le général Suwarow vient bien tard. Il couvrit sa glace, et au même moment sauta dans la chambre avec une rapidité mystérieuse, lourdement agile, pourrais-je dire, un petit homme sec, enveloppé d’un singulier manteau brun, qui, pendant qu’il sautillait dans la chambre, flottait autour de son corps en mille plis étranges et d’une telle manière qu’on aurait pu croire, à la lueur des lumières, que plusieurs figures y entraient et en sortaient comme dans les fantasmagories d’Ensler. Il se frottait en même temps ses mains cachées sous ses larges manches en disant :

— Quel froid ! quel froid ! oh ! quel froid ! En Italie c’est tout autrement, tout autrement !

Il finit par s’asseoir entre le grand homme et moi en disant :

— Quelle épouvantable fumée ! Tabac contre tabac, si j’avais une prise. J’avais dans la poche ma tabatière d’acier poli comme un miroir, je la tirai et voulus lui offrir du tabac. Il l’aperçut à peine qu’il y porta les deux mains et s’écria en la repoussant : — Éloignez cet affreux miroir !

Sa voix avait quelque chose d’effrayant et lorsque je le regardai, tout étonné, il n’était plus le même, il était entré avec une figure de jeune homme, et exactement il avait l’apparence d’un vieillard aux yeux caves, flétri et pâle comme la mort.

Je me retournai plein d’effroi vers le grand avec l’intention de lui dire : — Au nom du ciel, regardez donc !

Mais celui-ci ne prenait aucun intérêt à cette scène, il semblait complètement absorbé par les plantes du Chimboraço, et au même instant le petit demanda du vin du Nord avec sa manière précieuse de s’exprimer.

Peu à peu la conversation s’anima un peu plus. Le petit m’agaçait beaucoup ; mais le grand savait dire, à propos d’objets futiles en apparence, des choses pleines de profondeur et d’attrait, bien qu’il parût parfois chercher péniblement ses expressions et quelquefois aussi entremêler des mots placés à contre-sens, ce qui donnait souvent à la phrase une plaisante originalité, et il diminuait ainsi, en m’égayant de plus en plus, l’impression défavorable que le petit exerçait sur moi. Celui-ci avait l’air d’être fait avec des ressorts, car il se tournait de tous côtés sur sa chaise, il faisait aller continuellement ses mains, et je me sentais courir dans les cheveux et le long des reins un frisson glacé quand je m’apercevais distinctement qu’il avait deux visages différents. Il regardait principalement le grand, dont le calme contrastait avec sa mobilité, en prenant sa figure de vieillard, mais avec une expression moins effroyable que celle qu’il avait prise d’abord pour moi. Dans le carnaval de la vie terrestre, l’esprit intérieur fait souvent briller ses yeux par delà le masque ; et il pouvait être arrivé que nous trois, hommes étrangers les uns aux autres, nous nous fussions regardés et reconnus dans cette cave. Notre conversation en vint à cette disposition d’humeur, qui est seulement le propre des gens dont les sentiments ont reçu une mortelle blessure.

— Cette affaire n’a rien qui puisse vous accrocher ! dit le grand.

— Ah ! Dieu ! interrompis-je, combien d’occasions de nous accrocher le démon n’a-t-il pas placées partout, aux murs des chambres, aux branches, aux buissons de roses, où nous laissons égratigner en passant quelque chose de notre chère personnalité ! On dirait, mon honoré monsieur, que nous avons déjà donné partout quelque chose, et moi particulièrement cette nuit mon manteau et mon chapeau qui sont restés accrochés tous deux dans l’antichambre du conseiller de justice, comme vous le savez !

Mes deux interlocuteurs tressaillirent visiblement l’un et l’autre comme s’ils étaient frappés à l’improviste.

Le petit me regarda affreusement avec sa figure de vieux, sauta sur une chaise et affermit le rideau devant le miroir pendant que le grand mouchait soigneusement les lumières. La conversation avait peine à reprendre une nouvelle activité.

On parla d’un jeune peintre très-habile du nom de Philippe et du portrait d’une princesse qu’il avait fait avec un sentiment d’amour, une pieuse tendance vers ce qui est beau et ce qui est noble.

— Il est parlant, ce n’est pas un portrait, c’est une image, dit le grand.

— Il est tellement ressemblant, ajoutai-je, qu’on dirait qu’il a été enlevé au miroir.

Alors le petit sauta en l’air dans une fureur sauvage, et avec son visage de vieux fixant sur moi ses yeux étincelants il s’écria :

— C’est une sottise, c’est une folie ! qui pourrait donc voler une image au miroir ?

— Qui peut cela, le diable peut-être !

— Ho ! ho ! frère ! il brise la glace de sa lourde griffe, et les fines mains blanches de l’image de la jeune fille s’y blessent et se couvrent de sang. C’est une niaiserie. Voyons, montre-moi l’image volée d’un miroir, et je te fais un maître saut de cent pieds par terre, monsieur le rêveur !

Le grand se leva, s’approcha du petit et dit :

— Ne faites donc pas tant d’embarras, mon ami. Autrement je vous jetterai en haut des marches. Après tout, vous faites une pauvre figure avec votre propre reflet.

— Ha ! ha ! ha ! ha ! dit en riant et en criant le petit avec un accent moqueur, ha ! ha ! ha ! tu crois, tu crois !… moi, j’ai ma belle ombre portée ! moi, ô lamentable compagnon, j’ai ma belle ombre portée !

Et il sortit en sautant, et nous l’entendions au dehors rire malicieusement et crier de sa voix aigre et chevrotante :

Moi, j’ai ma belle ombre portée !

Le grand, comme anéanti, était retombé sur sa chaise, le visage couvert de la pâleur d’un mort, la tête appuyée sur ses deux mains ; il exhalait à peine un soupir tiré du plus profond de sa poitrine.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt.

— Ô monsieur, me répondit-il, ce méchant homme, qui nous a paru si hostile à tous deux, et qui est venu me poursuivre jusqu’ici dans ma taverne de prédilection, où j’étais autrefois solitaire, distrait tout au plus peut-être par un esprit de la terre, qui se blottissait sous la table pour guetter des miettes de pain, ce méchant homme m’a replongé dans un immense désespoir. Oh ! j’ai perdu pour toujours, perdu mon… Adieu, monsieur.

Il se leva et s’avança au milieu de la chambre du côté de la porte. Tout demeura clair autour de lui. Il ne projetait pas d’ombre.

Plein de ravissement je courus après lui.

— Peter Schlemil, Peter Schlemil ! m’écriai-je tout joyeux. Mais il était déjà trop loin. Je le vis enjamber par-dessus la tour des Gendarmes, et il disparut dans la nuit.

Lorsque je voulus retourner dans la cave, l’aubergiste me jeta la porte sur le nez en disant :

— Que le bon Dieu me préserve de pareils hôtes !


III.

Apparitions.


M. Mathieu est mon bon ami, et son portier un homme vigilant. Celui-ci m’ouvrit aussitôt que j’agitai la sonnette de l’Aigle d’or. J’expliquai là qu’ayant laissé dans une société mon chapeau et mon manteau, où se trouvait dans une poche la clef de ma maison, je regardais comme impossible de réveiller ma femme de chambre, qui est sourde. Cet homme aimable (je parle du portier) m’ouvrit une chambre, y apporta de la lumière et me souhaita une bonne nuit. La glace large et belle était cachée par un rideau. Je ne sais comment il se fit que l’idée me vint de le tirer, et de placer les deux lumières sur la console qui lui servait de base. En m’y regardant je me trouvai si pâle et si défait, que j’avais de la peine à me reconnaître : Il me semblait que du fond du miroir une figure sombre s’avançait, et lorsque j’y attachais mes yeux avec une attention toujours croissante les traits d’une belle figure de femme apparaissaient de plus en plus distincts dans une lueur étrange et magique. Je reconnaissais Julie. Transporté d’amour et de désirs, je soupirai tout hauts :

Julie ! Julie !

Alors j’entendis quelqu’un se plaindre derrière les rideaux du lit, dans le coin le plus profond de la chambre.

J’écoutai, les gémissements devenaient toujours plus lamentables.

L’image de Julie avait disparu ; je pris résolument une lumière, j’écartai rapidement les rideaux du lit et j’y jetai les yeux.

Comment décrirais-je le sentiment qui me fit trembler lorsque j’aperçus le petit homme avec sa figure jeune, bien que douloureusement crispée, couché là, et dans son sommeil de sa poitrine oppressée sortaient avec des soupirs ces paroles :

Julietta, Julietta !

Ce nom brûla mon cœur, l’effroi s’était envolé, je secouai rudement le petit en criant :

Hé ! mon bon ami ! comment vous trouvez-vous dans ma chambre ! éveillez-vous et allez au diable, je vous prie.

Le petit ouvrit les yeux et jeta un sombre regard.

— C’était un mauvais rêve, s’écria-t-il ; merci de m’avoir éveillé.

Ces mots résonnaient à mon oreille comme autant de doux soupirs. Je ne sais comment il arriva que le petit me parut tout autre : tellement que le chagrin dont il était saisi pénétra dans mon âme, et que toute ma colère s’en alla en sympathie mélancolique. Une courte explication suffit alors pour me faire comprendre que le portier m’avait par inadvertance ouvert la chambre du petit homme, et que c’était en intrus que j’avais troublé son sommeil.

— Monsieur, me dit-il, je dois vous avoir paru dans la taverne tout à fait fou et impertinent ; si vous vous en êtes rapporté à ma manière d’être, elle est, je ne puis le nier, de temps à autre influencée par un lutin qui me pousse en dehors des convenances. Quelque chose de pareil ne vous arrive-t-il pas ?

— Ah Dieu ! oui, répondis-je tout confus, et ce soir même, lorsque je revis Julie…

— Julie ? coassa le petit avec une voix agaçante, et son visage éprouva une secousse qui lui fit prendre tout à coup les traits du vieillard. Oh ! laissez-moi tranquille, mon bon, et ayez la complaisance de voiler cette glace.

Ces paroles furent prononcées d’une voix éteinte et la tête tournée vers son oreiller.

— Monsieur ! lui dis-je, le nom de l’objet de mon amour que j’ai perdu pour toujours semble éveiller en vous un étrange souvenir, et aussi vos traits agréables se décomposent singulièrement. Cependant j’espère passer tranquillement la nuit avec vous, car je vais tirer le rideau sur le miroir et me mettre au lit.

Le petit se redressa, et avec sa figure de jeune homme, me jetant un regard doux et bienveillant, il prit ma main et me dit en la serrant avec douceur :

— Dormez tranquille, monsieur ! je vois que nous sommes enveloppés dans un même malheur. Ah ! Julia ! Julietta ! Eh bien ! qu’il en soit ce qu’il en doit être, vous exercez sur moi un irrésistible pouvoir. Je ne peux m’empêcher de vous confier mon secret le plus profond. Et puis alors haïssez et méprisez-moi.

En disant ces mots le petit homme se leva doucement, se couvrit d’une large robe de chambre blanche et se glissa comme un spectre vers le miroir, devant lequel il se plaça. Ah ! le miroir refléta distinctement les deux lumières, tous les objets de la chambre et moi-même, mais l’image du petit homme ne s’y reproduisait pas, aucun rayon ne reflétait son visage attristé. Il se tourna vers moi la figure bouleversée par le désespoir, et me serra les mains en me disant :

— Maintenant vous connaissez mon effroyable peine. Schlemil, cette bonne âme, est digne d’envie comparé avec moi réprouvé. Il a par étourderie vendu son ombre portée, mais moi, moi, je lui ai donné mon reflet à elle… à elle… Oh ! oh ! oh !

Et en gémissant ainsi, les mains serrées sur ses yeux, le petit chancela jusque vers le lit, oh il alla bientôt tomber. Je restai comme privé de mouvement. Le soupçon, le mépris, l’effroi, la compassion, la pitié venaient tour à tour m’agiter en faveur du petit ou contre lui. Celui-ci commença bientôt à ronfler mélodieusement, et je ne pus résister à la vertu narcotique de ces accords. Je rouvris vite le rideau, j’éteignis les deux lumières, et je me jetai comme le petit sur le lit, où je fus bientôt plongé dans un profond sommeil. Le matin pouvait être venu déjà, lorsque je fus réveillé par une lumière éclatante. J’ouvris les yeux et j’aperçus le petit homme dans une robe de chambre blanche, le bonnet de nuit sur la tête. Il me tournait le dos et assis devant la table il écrivait avec action à la lueur des deux lumières. Il avait l’apparence d’un fantôme, et je me sentis venir de l’effroi. Un songe me saisit aussitôt et m’emporta chez le conseiller de justice, où je me retrouvai assis à côté de Julie sur l’ottomane. Et bientôt il me sembla que la société tout entière formait une risible exposition des nuits de Noël, composée de renards, de saules, etc. Le conseiller était une petite figure de gomme avec un jabot de papier. Les arbres et les buissons de roses croissaient de plus en plus. Julie se leva et me tendit un bol de cristal d’où sortaient des langues de flamme bleues. Alors je me sentis tirer le bras. Le petit était derrière moi avec son visage de vieillard et me disait :

Ne bois pas, ne bois pas, regarde-la bien, ne l’as-tu pas déjà vue dans les tableaux exécutés par Breughel, Callot ou Rembrandt !

J’avais horreur de Julie, car avec son costume à plis serrée, ses larges manches, sa coiffure, elle ressemblait aux jeunes filles séductrices entourées des monstres de l’enfer que l’on voit dans les tableaux de ces maîtres.

— Pourquoi as-tu peur ainsi, me disait Julie, je te possède entièrement, toi et ton reflet ?

Je saisis le bol ; mais le petit sautait sur mes épaules comme un écureuil, et avec le mouvement de sa queue soufflait dans les flammes en criant d’une voix perçante : Ne bois pas ! ne bois pas !

Cependant toutes les figures de sucre de l’exposition s’animaient et remuaient comiquement les bras et les jambes ; le conseiller de justice, en gomme, s’avançait vers moi, et me disait avec une toute petite voix :

— Pourquoi ce tapage, mon bon ami, pourquoi ce tapage ? Mettez-vous donc enfin sur vos pieds, car je remarque que vous marchez dans l’air par-dessus les tables et les chaises.

Le petit homme avait disparu, Julie n’avait plus le bol à la main.

— Pourquoi donc ne voulais-tu pas boire, disait-elle, la flamme pure qui s’élançait vers toi de la coupe n’était-elle pas le baiser que tu as un jour reçu de mes lèvres ?

Je voulais la serrer sur mon cœur, mais Schlemil se montrait entre nous en disant :

— C’est elle, c’est Mina, qui a épousé le Raskal !

J’avais marché sur quelques figures de sucre, qui sanglotaient fort ; mais bientôt elles s’augmentaient par centaines et par milliers, s’agitaient à mes côtés, s’élevaient vers moi dans un hideux tourbillon, et bourdonnaient en m’entourant comme un essaim d’abeilles.

Le conseiller de gomme s’était élevé jusqu’à ma cravate, qu’il serrait de plus en plus.

— Damné conseiller de gomme ! m’écriai-je à haute voix ; et je m’éveillai.

Il était grand jour, et la pendule marquait onze heures. Mon affaire avec le petit homme était aussi un rêve fait éveillé, me disais-je en moi-même, lorsque le domestique, qui arrivait avec mon déjeuner, me dit que le monsieur dont j’avais partagé la chambre était parti de bonne heure, et me faisait faire ses compliments. Je trouvai sur la table devant laquelle le petit homme-fantôme s’était assis pendant la nuit une feuille fraîchement écrite dont je rapporte ici le contenu, car l’histoire est vraiment singulière.

HISTOIRE DU REFLET PERDU.

Enfin il était exaucé, le souhait qu’Érasme Spiker avait pendant toute sa vie nourri dans son âme. Le cœur joyeux, la bourse pleine, il quittait les climats du Nord pour diriger son voyage vers l’Italie. La bonne et chère ménagère versa des torrents de larmes. Elle porta son fils le petit Érasme, après lui avoir soigneusement essuyé le nez et la bouche, dans la voiture, pour que le père pût encore lui donner de longs baisers d’adieu.

— Adieu, cher Érasme Spiker, disait cette femme en sanglotant, je veux bien soigner la maison ; pense souvent à moi, et ne perd pas ta jolie casquette de voyage en regardant à moitié endormi, selon ton habitude, en dehors de la portière.

Spiker le lui promit.

Dans la belle Florence Spiker trouva quelques compatriotes, qui dans toute l’ardeur et l’amour des plaisirs de la jeunesse, se livraient aux jouissances enivrantes qu’offre ce beau pays. Il se montra pour eux un joyeux compagnon ; et l’on organisa plusieurs parties charmantes, auxquelles Spiker, par son esprit vif, et son talent de joindre le bon sens au plus fou laisser aller, donna un entrain particulier. Il advint de là, que les jeunes gens, parmi lesquels on comptait Érasme, alors âgé de vingt sept ans, donnèrent une joyeuse fête de nuit dans le bosquet illuminé d’un jardin odorant. Chacun, à l’exception d’Érasme, avait amené une dame. Les hommes portaient l’ancien costume allemand dans toute son élégance ; les femmes étaient couvertes de brillants costumes tout à fait fantastiques ; et choisis selon le goût de chacune d’elles. Celle-ci ou celle-là avait-elle chanté une galante chanson italienne avec l’accompagnement de mandolines, alors les hommes, au joyeux choc des verres remplis de vin de Syracuse, entonnaient en chœur une ronde énergique d’Allemagne. L’Italie est le pays de l’amour ; le vent du soir, soufflant comme des soupirs langoureux, parcourait comme de vagues sons d’amour les bosquets odorants de jasmins et d’orangers, et se mêlait aux jeux attrayants que les belles señoras avaient entrepris avec les tendres bouffonneries qui sont le propre des dames d’Italie. La joie s’éveillait et croissait de plus en plus. Frédéric, le plus ardent de tous, se leva enlaçant d’un bras la taille de sa bien-aimée, et de l’autre main levant en l’air son verre rempli de vin de Syracuse, qui formait d’incessantes perles, il s’écria :

— Peut-on trouver le bonheur céleste ailleurs que près de vous, belles femmes d’Italie, vous êtes l’amour, l’amour même ! Mais, toi, Érasme, ajouta-t-il en se tournant vers Spiker, n’est-il pas étrange que non-seulement, contre tout ordre et toute raison, tu n’aies pas amené de femme à cette fête, mais que tu sois aujourd’hui si triste et concentré que si tu n’avais pas vaillamment bu et chanté je croirais que tu es devenu tout d’un coup un ennuyeux hypocondriaque ?

— Je dois l’avouer, Frédéric, répondit Érasme, qu’il m’est impossible de trouver du plaisir à tout ceci. Tu sais que j’ai laissé chez moi une bonne femme que j’aime du plus profond du cœur, et envers laquelle je serais parjure si je me livrais même seulement ce soir à des jeux trop libres avec une autre. C’est bien différent pour vous autres garçons ; mais, moi, père de famille…

Les jeunes gens rirent à gorge déployée lorsqu’Érasme s’efforça, en prononçant les mots père de famille, de débiter un aspect sérieux à son jeune et riant visage, et ne put réussir qu’à le rendre comique.

La señora Frédéric se fit traduire en italien ce qu’Érasme venait de dire dans sa langue natale ; puis elle jeta sur lui un regard sérieux, et lui dit en le menaçant du doigt :

— Toi, froid et glacial Allemand, sois sur tes gardes, tu n’as pas encore vu Juliette !

Au même instant on entendit un léger bruit à l’entrée du bosquet, et des ombres noires sortit, tout à coup éclairée par l’illumination, une femme admirable. Sa robe ne couvrait qu’à demi sa poitrine, ses épaules et son cou ; avec ses larges manches descendant jusqu’au coude, elle tombait par derrière en larges plis serrés. Ses cheveux, séparés par-devant sur le front, étaient sur la nuque relevés en tresses nombreuses ; des chaînes d’or autour du cou, de riches bracelets à ses bras complétaient une toilette empruntée à l’époque du moyen âge, et lui donnaient l’aspect d’une femme d’un tableau de Rubens ou du précieux Mieris.

— Juliette ! s’écrièrent les jeunes filles étonnées.

Juliette, dont la beauté n’avait pas d’égale parmi elles, dit d’une voix douce :

— Braves jeunes Allemands, permettez-moi de prendre part à votre fête. Je veux m’adresser à celui qui seul d’entre vous est sans joie et sans amour.

Alors, resplendissante de grâces, elle s’avança vers Érasme, et prit place sur le siège resté vacant à ses côtés ; car on avait pensé qu’il amènerait une dame aussi. Les jeunes filles se disaient entre elles :

— Voyez ! voyez ! comme Juliette est belle aujourd’hui ! Et les jeunes gens murmuraient :

— Mais, voyez donc cet Érasme, il a la plus belle, et il s’est moqué de nous !

Érasme éprouva, dès le premier regard qu’il jeta sur Juliette, une impression si étrange, qu’il ne put comprendre ce qui bouleversait si puissamment son cœur. Lorsqu’il s’approcha d’elle, une attraction secrète s’empara de son être, et oppressa tellement sa poitrine, que la respiration lui manquait. Il restait assis les yeux fixés sur Juliette les lèvres contractées, et ne pouvait lui dire un seul mot, pendant que tous les autres jeunes gens exaltaient tout haut sa grâce et sa beauté.

Juliette prit une coupe pleine, se leva, et la présenta à Érasme en souriant, celui-ci la saisit en touchant doucement les doigts de la donna.

Il but, une ardeur dévorante se précipita dans ses veines ; Juliette lui demanda en souriant :

— Serai-je votre dame ?

Mais Érasme, en délire, se jette à ses genoux, et presse ses deux mains contre sa poitrine en criant :

— Oui, tu es ma donna, je t’ai toujours aimée, image des anges ! Je t’ai vue dans mes rêves, tu es mon bonheur, ma joie, ma vie !

Tous crurent que le vin avait troublé la tête d’Érasme. Jamais ils ne l’avaient vu ainsi.

— Oui, toi, tu es ma vie ! tu me pénètres d’une dévorante flamme ! laisse-moi mourir, c’est toi que je veux !

Ainsi criait Érasme ; mais Juliette l’entoura doucement dé ses bras, il vint plus calme s’asseoir auprès d’elle, et bientôt recommencèrent les jeux amoureux de chants et de plaisanteries que Juliette et Érasme avaient interrompus. Lorsque Juliette chanta on aurait pu croire que des sons célestes partaient du fond de sa poitrine, et ils éveillaient chez tout le monde cette joie ineffable que l’on pressent sans l’éprouver jamais. Son admirable voix de cristal portait avec elle une mystérieuse ardeur qui maîtrisait tous les sens. Le jeune homme la tenait étroitement embrassée, et leurs yeux se lançaient des éclairs.

Déjà une lueur rougeâtre annonçait l’aurore, Juliette demanda que l’on terminât la fête, et la fête cessa. Érasme s’offrit pour l’accompagner, elle le refusa, et lui indiqua la maison où il la trouverait à l’avenir.

Pendant la ronde allemande entonnée par les jeunes gens pour terminer la fête, Juliette s’était échappée du bosquet. On la vit s’avancer dans un berceau plus éloigné, précédée de deux domestiques qui tenaient des torches à la main. Érasme ne se hasarda pas à la suivre. Les jeunes gens prirent chacun une demoiselle sous le bras et se retirèrent avec une joie bruyante. Érasme les suivait tout troublé, et le cœur dévoré de désirs et de tourments d’amour ; son petit domestique marchait devant lui en tenant une torche. Il quitta ses amis à une rue éloignée qui conduisait à sa demeure.

L’aurore occupait déjà tout le ciel, le domestique frappa le pavé de la torche pour l’éteindre ; mais du milieu des étincelles jaillissantes apparut tout à coup devant Érasme une figure singulière, un homme sec avec un nez en bec d’autour, des yeux étincelants, sa bouche grimaçant la moquerie. Il était couvert d’un habit rouge orné de boutons d’acier brillant. Il se mit à rire, et dit d’une voix discordante :

— Oh ! oh ! avec votre manteau, votre pourpoint à crevés, et votre toque à plume, vous avez l’air d’avoir été tiré d’un livre de vieilles gravures ! Vous avez un aspect bouffon, voulez-vous donner à rire au gens dans la rue ? Retournez donc vite et tranquillement dans votre reliure de parchemin.

— Que vous importe mon costume ! dit Érasme de mauvaise humeur ; et il voulait s’écarter de l’homme rouge et aller plus loin, mais celui-ci lui cria :

— N’allez pas si vite, vous n’allez pas de suite chez Juliette !

Érasme se retourna rapidement.

— Que dites-vous de Juliette ! s’écria-t-il d’une voix sauvage en saisissant l’homme rouge à la poitrine.

Celui-ci se retourna et avec la vitesse de la flèche il avait disparu.

Érasme resta tout atterré tenant encore à la main un bouton d’acier de son habit.

C’était le docteur Miracle, le seigneur Dapertutto.

— Que voulait-il donc de vous ? demanda le domestique.

Mais Érasme sentit un frisson parcourir son corps, et se hâta de regagner sa maison.

Julie reçut Érasme avec l’admirable grâce et la bienveillance qui la distinguaient. Elle opposa à sa folle passion des manières calmes et douces. De temps en temps seulement ses yeux s’allumaient davantage, et Érasme sentait trembler tout son être lorsqu’elle jetait sur lui un étrange regard. Rien ne lui disait qu’elle l’aimât, mais toute sa conduite envers lui le laissait clairement pressentir ; et il arrivait qu’il se trouvait enlacé de liens qui devenaient plus étroits de jour en jour. Une véritable vie de soleil se levait pour lui. Il voyait rarement ses amis, car Juliette l’avait introduit dans des sociétés étrangères.

Un jour Frédéric le rencontra et ne voulut pas le quitter, et lorsqu’il eut attendri Érasme par des souvenirs du pays et du foyer de la famille il lui dit :

— Sais-tu, Spiker, que tu as fait une dangereuse connaissance, tu dois déjà avoir remarqué que la belle Juliette est une des courtisanes les plus rusées qui aient existé jamais. Il court sur elle d’étranges histoires qui la font apparaître sous un singulier jour. Je vois par toi-même qu’elle exerce sur les hommes, lorsqu’elle le veut, une irrésistible puissance, et qu’elle les enveloppe de liens inextricables. Tu es entièrement changé, tu t’es donné tout à fait à la séductrice, tu oublies ta vertueuse femme.

Érasme se cacha le visage avec ses mains, sanglota hautement, prononça le nom de sa femme et Frédéric s’aperçut qu’un violent combat se livrait en lui.

— Spiker, continua-t-il, mettons-nous de suite en route.

— Oui, Frédéric, reprit Spiker avec force, tu as raison. Je ne sais pourquoi d’affreux pressentiments m’assaillent. Il faut partir, partir aujourd’hui même.

Les deux amis de précipitèrent vivement à travers les rues. Le seigneur Dapertutto se présenta à leur rencontre, il se mit à rire au visage d’Érasme en criant :

— Ah ! dépêchez-vous, dépêchez-vous donc ! Juliette attend déjà, le cœur plein de désirs et les yeux remplis de pleurs ! Hâtez-vous, hâtez-vous !

Érasme s’arrêta comme frappé de la foudre.

— Ce drôle, ce charlatan, dit Frédéric, est ma bête noire, et parce qu’il va et vient chez Juliette et lui vend ses merveilleuses essences…

— Quoi ! s’écria Érasme, cet affreux drôle chez Juliette, chez Juliette ?

— Où restez-vous donc si longtemps, tout le monde vous attend, vous n’avez pas du tout pensé à moi, dit une douce voix partie d’un balcon.

C’était Juliette, devant la maison de laquelle les deux amis s’étaient arrêtés sans y prendre garde. D’un bond Érasme était dans la maison.

— Il n’y a plus d’espoir de le sauver, dit Frédéric à voix basse ; et il continua à marcher dans la rue.

Jamais Juliette n’avait été plus aimable ; elle portait le costume qu’elle avait eu autrefois dans le jardin ; elle brillait de toutes les grâces, de toute la beauté de la jeunesse ; Érasme avait oublié ses promesses à Frédéric. Plus que jamais il était irrésistiblement entraîné par le plus pur ravissement ; mais jamais aussi Juliette n’avait montré avec moins de contrainte son ardent amour. Elle semblait ne voir que lui, n’exister que pour lui.

On devait célébrer une fête dans une villa que Juliette avait louée pour la saison d’été, on s’y rendit. Dans la société se trouva un jeune étudiant de mauvaise tournure et de manières plus mauvaises encore. Il se montrait très-empressé pour Juliette et excitait la jalousie d’Érasme, qui, vivement contrarié, s’éloigna de la société et se mit à parcourir une allée écartée, qu’il montait et descendait sans cesse. Juliette vint le chercher,

— Qu’as-tu donc ? disait-elle, n’es-tu donc pas à moi tout entier ! et elle l’entoura de ses bras délicats et l’embrassa sur les lèvres. Des rayons de feu le pénétraient ; dans un accès d’amour, il pressa la bien-aimée sur son cœur et s’écria :

— Non ! je ne te quitte pas, lors même que je devrais courir à la ruine la plus affreuse,

Juliette sourit étrangement en entendant ces paroles, et son regard singulier, en se fixant sur lui, fit frissonner son cœur. Ils rejoignirent la société.

L’Italien antipathique vint tourmenter Érasme excité par la jalousie, se permit plusieurs propos offensants pour les Allemands et pour Spiker en particulier. Celui-ci ne put se contenir plus longtemps et s’avança rapidement vers l’Italien :

— Cesses vos injures sur les Allemands et sur moi, lui dit-il, sinon je vous jetterai dans cet étang et vous y exercerez vos talents dans la natation, si bon vous semble !

Au même instant un poignard brilla dans la main de son rival. Érasme furieux le saisit au collet, et l’ayant terrassé, lui donna un violent coup de pied sur la nuque, et l’Italien resta mort.

Tous se précipitèrent à la fois sur Érasme, il perdit connaissance et se sentit saisi et emporté.

Lorsqu’il recouvra ses sens, comme au sortir d’un rêve, il se trouva dans un petit cabinet. Juliette était couchée à ses pieds.

— Méchant Allemand, répétait-elle sans cesse d’une voix douce et tendre, que de peines tu m’as causées ! Je l’ai sauvé du danger imminent ; mais tu n’es plus en sûreté à Florence et en Italie. Il faut que tu partes ! il faut que tu me quittes, moi qui t’ai tant aimée !


Le petit homme.


L’idée d’une séparation jeta Érasme dans un chagrin déchirant, une ineffable douleur.

— Je resterai, criait-il ; j’aime mieux perdre la vie : n’est-ce pas mourir que de vivre sans toi !

Alors il sembla qu’une voix à peine sensible prononçait douloureusement son nom dans le lointain. Ah ! c’était la vois de sa fidèle ménagère. Érasme s’interrompit tout à coup et Juliette lui demanda d’une façon singulière :

— Ne penses-tu pas à ta femme ? Ah ! Érasme, tu ne m’oublieras que trop tôt.

— Que ne puis-je être à toi pour toujours ! reprit Érasme.

Ils étaient assis devant une belle glace large, placée sur le mur du cabinet et garnie des deux côtés de bougies allumées. Juliette pressait Érasme sur son cœur avec plus d’ardeur et d’amour, et lui disait doucement :

— Laisse-moi ton reflet, mon bien-aimé, il m’appartiendra et restera toujours avec moi.

— Juliette, répliqua Érasme étonné, quelle idée est la tienne, mon reflet ?

Il jeta les yeux sur la glace qui leur renvoyait leurs personnes avec leurs embrassements.

— Comment, dit-il, peux-tu garder mon reflet, qui me suit partout, qui s’avance vers moi du sein de toute eau limpide, de toute surface polie ?

— Ne me donneras-tu pas, dit Juliette, ce songe de toi-même comme il brille là devant nous, toi qui voulais me donner ton corps et ta vie ? ton inconstante image ne doit-elle pas rester avec moi et m’accompagner dans cette triste existence, car puisque tu me fuis elle doit être sans plaisir et sans amour ?

Et des larmes brûlantes tombaient de ses beaux yeux noirs.

Alors Érasme s’écria dans l’accès de délire d’une amoureuse et mortelle douleur :

— Puisqu’il faut que je parte, puisqu’il faut que je parte ! que mon reflet demeure éternellement avec toi, que nul pouvoir, même un pouvoir infernal, ne puisse te l’arracher jusqu’à ce que tu possèdes mon âme et mon corps !

Les baisers de Juliette brûlèrent ses lèvres lorsqu’il eut prononcé ces paroles, et puis elle le quitta et étendit les bras vers le miroir. Érasme vit son reflet s’avancer indépendant de ses mouvements et se glisser dans les bras de Juliette, ou il disparut comme une étrange vapeur. D’horribles voix s’éveillèrent et se mirent à rire avec une ironie diabolique. Saisi d’un effroi mortel, Spiker tomba sans connaissance sur le parquet, une terrible angoisse le tira de son évanouissement, et dans une épaisse obscurité il sortit en chancelant et descendit les marches de l’escalier.

Devant la maison on le saisit et on le porta dans une voiture qui partit avec rapidité.

— Vous êtes compromis, à ce qu’il paraît, dit en langue allemande l’homme qui était venu prendre place à ses côtés, mais tout ira à merveille si vous voulez avoir confiance en moi. Vous m’êtes recommandé par Juliette. Vous êtes aussi un charmant jeune homme, et très-porté aux divertissements que Juliette et moi nous préférons tous les deux. Vous avez frappé sur le cou en véritable Allemand. Comme la langue de l’amoroso lui sortait de la bouche, bleue comme une cerise ! il avait l’air bien drôle quand il criait, gémissait et ne voulait pas mourir. Ah ! ah ! ah !

La voix de cet homme était si agaçante de moquerie, son ricanement si affreux, que ses paroles pénétraient dans la poitrine d’Érasme comme des coups de poignard.

— Qui que vous soyez, s’écria-t-il, taisez-vous, plus un mot de cette épouvantable aventure que je déplore !

— Que vous déplorez ! répondit l’homme, déplorez-vous donc aussi d’avoir connu Juliette et d’avoir conquis son amour ?

— Ah ! Juliette ! Juliette ! soupira Érasme.

— Eh bien ! continua l’inconnu, vous êtes un enfant, vous désirez, vous voulez et tout reste en route. Il est fatal, en vérité, d’avoir quitté Juliette ; mais si vous restiez ici je pourrais vous soustraire aux poignards de tous ceux qui vous poursuivent et aussi aux recherches de l’aimable justice.

L’idée de rester auprès de Juliette s’empara puissamment d’Érasme, et il demanda :

— Comment cela se pourrait-il ?

— Je connais, reprit l’homme, un moyen sympathique qui rendrait aveugles vos persécuteurs, en un mot vous apparaîtriez sous une autre figure tout à fait méconnaissable pour eux.

Aussitôt que le jour sera venu vous vous regarderez longtemps et attentivement dans un miroir ; et avec votre reflet, sans l’endommager en rien, j’entreprendrai certaines opérations, et vous serez déguisé et pourrez vivre avec Juliette sans danger en toute félicité.

— C’est affreux, c’est affreux ! s’écria Érasme.

— Qu’est-ce donc qui est affreux, mon cher ami ? demanda l’homme d’un ton moqueur.

— Ah ! ah ! j’ai… j’ai… commença Érasme.

— Laissé votre reflet, interrompit l’homme, chez Juliette, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! bravissimo, mon excellent ami ! Maintenant vous pourrez traverser les bois, les villages, les villes jusqu’à ce que vous ayez rejoint votre femme et le petit Érasme, et devenir de nouveau un père de famille, quoique sans reflet : ce dont votre femme s’inquiétera peu, puisqu’elle aura votre aimable vous-même tandis que Juliette n’aura que le vague rêve de votre moi.

— Tais-toi, homme affreux ! s’écria Érasme.

Au même instant passait un joyeux cortège de chanteurs, et les torches qu’ils portaient éclairèrent l’intérieur de la voiture. Érasme regarda le visage de son compagnon de route et reconnut l’épouvantable docteur Dapertutto. Il s’élança d’un bond au dehors, et courut vers le groupe dans lequel il avait reconnu déjà de loin la basse sonore de Frédéric, Les amis revenaient d’un dîner de campagne. Érasme raconta à son ami tout ce qui était arrivé. Il lui cacha seulement la perte de son reflet.

Frédéric se hâta de sortir de la ville avec lui, et tout fut préparé de telle sorte que lorsque l’aurore parut Érasme, monté sur un cheval rapide, était déjà loin de Florence. Spiker racontait mainte aventure arrivée dans ce voyage : ce qu’il y eut de plus remarquable fut l’accident qui lui fit pour la première fois étrangement sentir la perte de son reflet. Il s’était arrêté, parce que son cheval fatigué avait besoin de souffler un peu, dans une grande ville, et avait pris place à une nombreuse table d’hôte sans remarquer qu’il se trouvait une glace devant lui. Un diable de garçon qui se trouvait derrière sa chaise remarqua qu’elle paraissait vide dans le miroir. Il fit part de son observation au voisin d’Érasme, qui en fit autant au sien, et par toute la table il courut des chuchotements et des murmures. On regardait Érasme et le miroir. Quant à lui, il n’avait pas encore remarqué que tout cela le concernait, lorsqu’un homme à figure sévère se leva de table, le conduisit devant le miroir, et se tournant ensuite vers les convives s’écria ;

— Il n’a vraiment pas de reflet !

— Il n’a pas de reflet, se disait-on l’un à l’autre, c’est un mauvais sujet, un homo nefas, jetez-le à la porte.

Plein de rage et de honte, Érasme se réfugia dans sa chambre ; mais à peine y était-il qu’un homme de la police lui intima l’ordre de paraître sous une heure devant les autorités avec son reflet intact ou de quitter la ville.

Il s’éloigna aussitôt, poursuivi par les oisifs de la ville, et les gamins des rues, qui criaient en courant après lui :

— Le voici qui part à cheval celui qui a vendu son reflet au diable !

Enfin il se trouva en pleine campagne ; mais à l’avenir, partout où il arrivait, sous prétexte d’une antipathie naturelle contre les reflets il faisait voiler les miroirs et pour cette raison on lui donnait en plaisantant le nom du général Suvarow, qui avait la même manie.


Julietta.


Sa femme le reçut avec tendresse ainsi que son petit Érasme lorsqu’il eut atteint sa ville natale et sa maison, et bientôt il lui sembla qu’il pourrait dans la paisible joie du ménage oublier les chagrins de sa perte.

Un jour que la belle Juliette lui était complètement sortie de la pensée, il jouait avec le petit Érasme. Celui-ci jeta à la figure de son père une poignée de suie.

— Ah ! père, père, regarde un peu, s’écria-t-il, comme je t’ai noirci ; et en disant cela, et avant que Spiker eût pu l’empêcher, il plaça devant son père un miroir, dans lequel il regarda aussi par hasard. Mais il le laissa aussitôt tomber en pleurant, et se précipita hors de la chambre.

Presque aussitôt arriva la mère la figure altérée par l’étonnement et l’effroi.

— Que m’a donc raconté le petit Érasme ? s’écria-t-elle.

— Que je n’ai pas de reflet ! n’est-ce pas, ma bonne amie ? interrompit Spiker avec un sourire forcé. Et aussitôt il s’efforça de prouver qu’il fallait être insensé pour croire que l’on pouvait perdre entièrement son reflet.

— Après tout, ajouta-t-il, on ne perdrait pas grand-chose, car chaque reflet est une illusion, et l’on devient vain à se mirer ainsi ; et puis cette image de notre propre moi tient le milieu entre le rêve et la réalité.

Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme avait rapidement écarté le rideau qui couvrait une glace placée dans la chambre ; elle y jeta un regard, et comme frappée de la foudre tomba sur le plancher.

Spiker la releva, mais à peine avait-elle repris ses sens qu’elle le repoussa avec effroi.

— Laisse-moi, s’écriait-elle, homme terrible ! tu n’es pas mon mari, non ! tu es un esprit infernal, qui veut me ravir le salut de mon âme ! pars, laisse-moi, damné, tu es contre moi sans pouvoir.

Sa voix retentissait à travers les salles, les valets accoururent. Érasme, plein de désespoir et de colère, se précipita hors de la maison et se mit à parcourir les allées solitaires du parc situé auprès de la ville.

L’image de Juliette se dressa devant lui dans tout l’éclat de sa beauté, et il s’écria à voix haute :

— Te venges-tu, Juliette, de ce que je t’ai quittée et que je ne t’ai donné que mon image au lieu de me donner moi-même ? Juliette, je veux te donner mon corps et mon âme. Elle m’a repoussé, celle que je t’avais sacrifiée ! Juliette, Juliette, je te donne mon âme et mon corps.

— Vous pouvez le faire parfaitement, mon très-cher ! dit le signor Dapertutto, qui se trouva tout d’un coup tout près de lui avec son habit rouge et ses boutons brillants d’acier.

Ces mots calmèrent la douleur du malheureux Érasme, et lui firent oublier la laideur de Dapertutto. Il s’arrêta et demanda d’une voix plaintive :

— Comment puis-je la retrouver, elle qui est à jamais perdue pour moi ?

— Elle n’est pas perdue le moins du monde, dit Dapertutto, elle est là tout près d’ici ; elle a le plus grand désir de votre honorable personne, puisque votre reflet, comme vous le voyez, est seulement une illusion. En outre, lorsqu’elle sera certaine de posséder votre corps, votre âme et votre vie, elle vous rendra avec reconnaissance votre agréable reflet bien complet et bien brillant.

— Conduis-moi vers elle, où est-elle ? dit Érasme.


Quelle épouvantable fumée !


— Il faut encore, interrompit Dapertutto, une bagatelle avant de rentrer en possession pleine et entière de votre image ; celle-ci ne peut être encore remise à l’entière disposition de votre estimable personne, attendu que vous êtes encore enchaînés l’un et l’autre par des liens qu’il est indispensable de briser avant tout ; c’est-à-dire votre chère femme et votre fils plein d’espoir.

— Qu’est-ce ! s’écria Érasme avec un accent sauvage,

— La rupture volontaire de ces liens, continua Dapertutto, pourrait s’opérer de la manière la plus facile. Vous saviez déjà à Florence que je m’entends à préparer certains médicaments merveilleux, et j’ai là dans la main, une petite drogue de ce genre. Une seule goutte donnée aux personnes qui se trouvent entre Juliette et vous, et elles tombent sans pousser un son, sans faire le moindre geste de douleur. On appelle cela mourir il est vrai, et la mort doit être cruelle ; mais le goût des amandes amères n’est-il pas agréable ? La mort que renferment ces flacons a seulement ce genre d’amertume. Aussitôt après ce charmant évanouissement, toute l’honorable famille répand un charmant parfum d’amendes. Prenez, mon honorable.

Et il présenta une petite fiole à Érasme.

— Homme épouvantable, s’écria celui-ci, tu veux que j’empoisonne ma femme et mon fils !

— Qui parle de poison ? interrompit l’homme rouge. Il n’y a là dedans qu’une drogue délicieuse à boire. Je trouverais d’autres moyens de vous dégager, mais je ne ferais pas mieux pour vous-même : c’est mon caprice du moment. Prenez en toute confiance, mon cher.

Érasme sans savoir comment cela se fit se trouva la fiole à la main. Il courut, sans réfléchir, chez lui. Sa femme avait passé la nuit entre mille tourments, mille angoisses : elle prétendait sans cesse que le voyageur de retour n’était pas son mari ; mais un démon de l’enfer, qui avait revêtu son image. Aussitôt que Spiker mil le pied dans la maison tout le monde s’enfuit effrayé devant lui ; le petit Érasme seul osa s’approcher de lui et lui demanda pourquoi il n’avait pas rapporté son reflet, en ajoutant que sa mère s’en chagrinerait à en mourir. Érasme jeta sur l’enfant un regard sauvage, il tenait encore dans la main la fiole de Dapertutto. Le petit avait sur le bras sa colombe favorite, et celle-ci par hasard s’approcha de la fiole et donna un coup de bec sur le bouchon ; aussitôt elle pencha la tête, elle était morte. Érasme effrayé se leva en bondissant.

— Traître, s’écria-t-il, tu veux me faire commettre un crime infernal ! Et il jeta par la fenêtre ouverte le flacon, qui alla sauter en mille morceaux sur le pavé de la cour. Un agréable parfum d’amandes monta et se répandit par toute la chambre. Le petit Érasme s’était éloigné plein d’effroi. Spiker passa tout le jour martelé par d’incessantes angoisses jusqu’à l’heure de minuit. Alors l’image de Juliette devint plus distincte dans son âme à chaque instant. Un jour en sa présence un petit collier de ces fruits rouges que les femmes portent comme des perles s’était cassé devant lui ; en les ramassant très-vite il avait gardé un de ces fruits parce que Juliette l’avait porté, et il le conservait fidèlement. Il le lira de sa poche, et le regardant fixement il rassembla ses sens et sa pensée sur le souvenir de sa bien-aimée perdue. Alors il lui sembla qu’il s’exhalait de la perle le parfum magique qu’il respirait autrefois à l’approche de Juliette.

— Ah ! Juliette ! s’écria-t-il, te voir encore une fois et puis mourir dans la ruine et le déshonneur !

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il entendit comme un bruit de pas incertains dans le corridor à la porte de sa chambre. On frappa, La respiration d’Érasme était oppressée d’un pressentiment d’inquiétude et d’espoir. Il ouvrit. Juliette entra plus belle et plus gracieuse que jamais. Ivre d’amour et de désirs, il la serra dans ses bras.

— Me voici, mon bien-aimé, lui dit-elle, mais vois comme j’ai fidèlement conservé ton reflet. Elle écarta le rideau de la glace, et Érasme vit son Image caresser amoureusement Juliette ; mais, indépendante de lui-même, elle ne répétait aucun de ses mouvements. Un frisson s’empare de lui,

— Juliette, s’écria-t-il, ton amour doit-il égarer ma raison ? Rends-moi mon reflet et prends ma vie, mon corps et mon âme !

— Il y a encore quelque chose entre nous, dit Juliette, tu le sais, Dapertutto ne te l’a-t-il pas dit ?

— Au nom de Dieu ! s’écria Érasme, si je ne puis être à toi que par là, je préfère la mort,

— Aussi Dapertutto, continua Juliette, ne voulait-il pas te conduire à une pareille action. Il est terrible, à la vérité, qu’un vœu et la bénédiction d’un prêtre aient autant de puissance, mais il faut briser le lien qui t’enchaîne, sinon tu ne seras jamais entièrement à moi seule, et il existe un moyen autre que celui que Dapertutto t’a proposé.

— Quel est-il ? demanda impétueusement Érasme.

Alors Juliette jeta ses bras autour de son cou, et sa tête appuyée sur sa poitrine lui murmura à voix basse :

— Tu écris sur ce petit papier ton nom Érasme Spiker, et au-dessous ces quelques mots :

Je donne pouvoir à mon bon ami Dapertutto sur ma femme et mon fils, de telle sorte qu’il puisse agir à son gré pour rompre le lien qui m’attache, parce que je veux que mon corps et mon âme appartiennent à Juliette, que je me suis choisie pour épouse et à laquelle encore je me lierai pour toujours par un vœu particulier.

Érasme se sentait agité de soubresauts convulsifs, des baisers de feu brûlaient ses lèvres ; il tenait à la main la feuille que Juliette lui avait donnée.

Dapertutto apparut tout à coup derrière Juliette ; sa taille était gigantesque, et il lui tendait une plume de métal. Au même moment une petite veine se brisa sur la main gauche d’Érasme, et le sang en jaillit.

— Trempe ta plume et écris, écris ! disait la voix discordante de l’homme rouge.

— Écris, écris, mon seul bien-aimé, murmurait Juliette.

Déjà la plume était pleine de sang, il allait, écrire. Alors la porte s’ouvrit, une figure blanche entra, ses yeux fixes comme ceux d’un spectre étaient dirigés sur Érasme. Elle s’écria d’une voix sourde et douloureuse :

— Érasme, Érasme ! que fais-tu ? Au nom du Sauveur ! abandonne cette abominable tentative.

Érasme reconnut sa femme dans l’apparition qui l’avertissait, et jeta la feuille et la plume loin de lui.

Des éclairs brillants jaillirent des yeux de Juliette, son visage était horriblement bouleversé et son corps brûlait.

— Va-t’en, fille d’enfer ! mon âme ne t’appartient pas ! au nom du Sauveur ! sors d’ici, serpent ! les feux de l’enfer s’élancent de ton sein ! s’écria Érasme.

Et d’une main vigoureuse il repoussa Juliette, qui le tenait encore embrassé.

Alors on entendit par toute la chambre des cris et des hurlements glapir dans des dissonances aiguës, accompagnés d’un bruit semblable aux battements d’ailes de corbeaux noirs. Juliette et Dapertutto disparurent dans une vapeur épaisse et nauséabonde, qui semblait s’échapper des murailles et éteignit les lumières. Enfin les premiers rayons du jour vinrent traverser les vitres, Érasme se rendit aussitôt chez sa femme. Il la trouva douce et aimable. Le petit Érasme était assis tout joyeux sur son lit. Elle tendit la main à son mari tout brisé en disant :

— Je sais tout ce que tu as fait de mal en Italie, et je te plains de tout mon cœur. Le pouvoir de l’ennemi est très-grand ! et comme il est adonné à tous les vices, il vole aussi ; et il n’a pas su résister au désir de te ravir traîtreusement ton beau reflet parfait de ressemblance. Regarde-toi donc, là, dans cette glace, mon cher mari.

Spiker obéit en tremblant de tout son corps, et son visage exprimait la douleur. La glace resta blanche et claire. On n’y vit point d’Érasme Spiker.

— Cette fois il est heureux, continua sa femme, que ton reflet ne se soit pas présenté, car tu as, mon cher Érasme, une figure bien singulière. Tu dois comprendre toutefois que, privé de ton reflet, tu deviendras le jouet des gens, et tu ne peux être un père de famille dans toute l’acception du mot, tel qu’il doit être pour inspirer le respect à sa femme et à ses enfants. Le petit Érasme se moque déjà de toi et veut, à la première occasion, te faire des moustaches avec du charbon, parce que tu ne pourras t’en apercevoir. Parcours le monde pendant quelque temps et tâche de te faire restituer ton reflet par le démon, et si tu ne l’as pas, eh bien ! tu n’en seras pas moins le bienvenu. Embrasse-moi (Spiker l’embrassa), et, maintenant, bon voyage !

Envoie de temps en temps au petit Érasme une paire de culottes neuves, car il use beaucoup aux genoux. Adieu, cher Érasme !

La dame se retourna d’un autre côté et s’endormit, Spiker prit dans ses bras et embrassa le petit Érasme, qui cria beaucoup. Il le remit à terre et s’en alla dans le vaste monde. Il rencontra un jour Pierre Schemil, qui avait vendu son ombre. Ils voulurent d’abord voyager de compagnie : Érasme Spiker aurait fourni une ombre suffisante pour eux deux, et Peters Schemil pour sa part se serait chargé du reflet ; mais cette convention resta en projet.


post-scriptum du voyageur enthousiaste.


— Qui me regarde là de ce miroir ? Est-ce bien moi que j’aperçois ainsi ? Ô Julie ! Juliette ! Image céleste ! Esprit de l’enfer ! Ravissement et torture ! Désir et désespoir !

— Tu vois, mon cher Théodore-Amédée Hoffmann, que trop souvent un sombre pouvoir inconnu vient marcher dans ma vie, et, trompant mon sommeil et mes plus beaux rêves, jette sur ma route d’étranges fantômes. Tout rempli des apparitions de la nuit de la Saint-Sylvestre, je crois presque que le conseiller de justice était de gomme, et que son thé fut une exposition de Noël ou de nouvelle année ; je m’imagine que la belle Julie, image séduisante de Rembrandt et de Callot, a enlevé au malheureux Érasme Spiker son beau reflet. Pardonne-moi cela, je t’en prie !