Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/La Fiancée du roi


LA FIANCÉE DU ROI.

I.


C’était une année bénie. Dans les champs le grain, l’orge et l’avoine verdoyaient et fleurissaient, les jeunes paysans s’en allaient dans les pois verts, le bétail foulait le trèfle, et les arbres étaient rouges de cerises malgré la voracité des moineaux. Tout être trouvait chaque jour à la grande table de la nature une pâture abondante ; mais les légumes étaient surtout si admirablement beaux dans le jardin du sieur Dapfuhl de Zabelthau que mademoiselle Annette ne se possédait pas de joie.

Il semble assez nécessaire de dire ce que M. Dapfuhl de Zabelthau et mademoiselle Annette étaient l’un et l’autre.

Il est possible, cher lecteur, que, parti pour voyager n’importe où, tu aies une fois traversé le beau vallon que sillonne joyeusement le Mein. Les vents tièdes du matin courbent de leur haleine embaumée l’herbe de la prairie qui brille éclatante comme l’or aux rayons du soleil levant. À l’étroit dans ta voiture, tu en descends, et suis les sentiers de la forêt, à la fin de laquelle tu aperçois au moment de descendre dans la vallée un petit village. Alors s’avance aussitôt vers toi dans le bois un grand homme maigre dont le singulier accoutrement te force à t’arrêter pour le voir.

Il porte un petit chapeau de feutre gris entré de force sur une perruque couleur de goudron, un costume complètement gris, habit, veste et culotte, ainsi que ses souliers et ses bas, le bâton même qu’il porte est couvert d’un vernis gris.

Alors cet homme marche vers toi d’un pas précipité, et en te fixant de ses yeux enfoncés il ne semble pas te voir ; et lorsqu’il se précipite sur toi, tu lui dis :

— Bonjour, monsieur.

Il tressaille comme s’il sortait d’un profond sommeil. Alors il porte la main à son feutre et dit d’une voix creuse et larmoyante :

— Bonjour ! Ô monsieur, que nous devons être joyeux d’avoir une belle matinée ! les pauvres habitans de Santa-Cruz ! deux secousses, et puis la pluie tombe à torrents.

Tu ne sais, cher lecteur, ce que tu dois répondre à cet homme singulier ; et lorsque tu y réfléchis, avec un Permettez, monsieur ! il a déjà tâté ton front et regardé dans ta main.

— Le ciel vous bénit.

Vous êtes sous une heureuse influence, ajoute-t-il d’une voix aussi sourde et lamentable qu’auparavant.

Et puis il continue à marcher.

Cet homme singulier n’est autre que le sieur Dapfuhl de Zabelthau, dont la propriété héréditaire est le petit village de Dapfuhlheim, qui est là devant toi dans la plus riante contrée, et dans lequel tu entres à l’instant.

Tu veux déjeuner, lecteur ; l’auberge a une apparence triste, et comme tu ne peux pas te contenter de lait, alors on t’indique la maison seigneuriale, où la noble demoiselle Anna viendra t’offrir ce qu’elle a en réserve. Tu t’y présentes sans façon ; il n’y a rien à dire de la maison, sinon qu’elle a vraiment des portes et des fenêtres comme le château du baron Tontertonktronk en Westphalie. Pourtant au-dessus de la grande porte s’étalent orgueilleusement les armoiries de la famille de Zabelthau découpées en bois avec l’art habituel au pays. Mais cette maison emprunte un singulier éclat du voisinage des murs d’enceinte d’un vieux bourg en ruine, sur lesquels elle s’appuie du côté du nord ; de telle manière que c’est la porte de derrière de l’ancien château qui forme maintenant l’entrée de la cour, au milieu de laquelle s’élève la grande tour de vigie encore intacte. De cette porte ornée par l’écusson de la famille sort une jeune fille aux joues roses que l’on peut appeler belle avec ses yeux bleus et clairs. Les formes ont seulement peut-être un peu trop de rondeur. Sa bienveillance la porte à te faire entrer dans la maison, et bientôt, remarquant tes besoins, elle te fait servir un excellent lait, un énorme pain au beurre et un jambon rouge, qui semble avoir été préparé à Bayonne, et un petit verre d’eau-de-vie. Et la jeune fille, qui n’est autre que la demoiselle Anna de Zabelthau, parle avec abandon et gaieté de tout ce qui concerne le ménage, et elle déploie sur ce point les connaissances les plus étendues ; alors résonne une forte voix, qui semble venir des airs :

Anna ! Anna ! Anna !

Tu tressailles ; mais la Jeune fille te dit affectueusement :

— Mon père est de retour de sa promenade, et il demande son déjeuner du fond de son cabinet de travail,

— Comment ! t’écries-tu étonné.

— Oui, répond la demoiselle Anne ou Annette, comme l’appellent ses valets, le cabinet de travail de mon père est là haut sur la tour et il appelle avec un porte-voix.

Et alors, bien-aimé lecteur, tu vois Annette ouvrir l’étroite porte de la tour et s’élancer avec la fourchette même dont tu t’es servi et un large morceau de jambon, du pain et de l’eau-de-vie. Elle est presque aussitôt de nouveau près de loi, et, te guidant à travers son jardin, elle te parle beaucoup de plumages variés, de rapuntika, de la petite tête verte de Montruc, du Grand Mogol, de la tête du prince Jaune. Et tu restes étonné, ne sachant pas que tous ces grands noms à étalage ne s’appliquent pas à autre chose qu’aux salades et aux choux.

Je supposé, cher lecteur, que la courte visite que tu fais à Dapfuhlheim est suffisante pour te mettre au courant de l’histoire intime de la maison dont je me propose de te raconter quelques faits surprenants et presque incroyables.

Le seigneur Dapfuhl de Zabelthau était dans sa jeunesse fort peu sorti dit château de ses pères, qui possédaient des terres immenses. Son maître d’hôtel, un vieillard original, nourrissait, en lui enseignant les langues orientales, son penchant pour le mysticisme, ou pour mieux dire pour les opérations magiques. Le maître d’hôtel, donc, mourut et laissa au jeune Dapfuhl une bibliothèque tout entière de livres des sciences occultes, dans lesquelles il était versé. Les parents du jeune Dapfuhl moururent aussi, et celui-ci commença de grands voyages dans l’Égypte et dans l’Inde : voyages dont le maître d’hôtel lui avait fait naître le désir. Lorsqu’il revint enfin, après bien des années, il trouva qu’un sien cousin avait administré sa fortune avec un si grand zèle, qu’il ne lui restait plus en propriété que le petit village de Dapfuhlheim. Le sieur Dapfuhl de Zabelthau était trop charmé par l’or éclos au soleil d’un plus haut monde pour apporter une grande importance aux choses terrestres. Bien plus, il remercia le cousin du plus profond de son cœur de lui avoir laissé le charmant Dapfuhlheim avec sa belle haute tour de vigie, qui semblait avoir été bâtie pour les opérations astrologiques, et il y fit installer son cabinet de travail.

Le cousin attentionné décida que le sieur Dapfuhl de Zabelthau devait se marier ; Dapfuhl en comprit aussitôt la nécessité et épousa la demoiselle que le cousin lui avait choisie. La femme quitta la maison aussi vite qu’elle y était entrée. Elle mourut après avoir mis une fille au monde. Le cousin fit la noce, le baptême et l’enterrement, de sorte que Dapfuhl, du haut de sa tour, ne remarqua rien autre chose qu’une très-apparente comète qui apparut au ciel, à la constellation de laquelle le mélancolique Dapfuhl, toujours prêt à pressentir une catastrophe, vit son sort attaché.

La petite fille montra, sous la direction de sa vieille grand’ tante et à la grande satisfaction de celle-ci, une disposition très-prononcée pour les soins du ménage. La demoiselle Annette dut apprendre à servir, comme on dit, à partir de la pique. Elle fut d’abord gardienne des oies, ensuite servante, grande servante, ménagère ; elle en arriva à être maîtresse de maison, de sorte que la théorie fut expliquée et corroborée par une pratique active. Elle aimait extraordinairement les oies, les canards, les poules, les pigeons, les moutons et les brebis ; et même un troupeau de charmants petits cochons ne lui était nullement indifférent, bien qu’elle n’eut pas choisi pour son bichon favori un petit cochon de lait blanc orné d’un ruban et d’un grelot, comme le fit une fois une demoiselle d’un pays quelconque. Mais avant tout, et même avant le soin des fruits, passait le jardin potager. Mademoiselle Annette avait acquis de la science campagnarde de sa tante, comme le lecteur a pu s’en apercevoir, de jolies connaissances théoriques sur l’éducation des légumes, sur le labourage, les semences, les plantations, et alors non-seulement elle présidait à ces opérations, mais elle y prêtait aussi son concours actif et savait au besoin manier une lourde bêche. Ainsi, tandis que le sieur Dapfuhl de Zabelthau était plongé dans ses observations astrologiques et autres mystères, la demoiselle Annette, de son côté, conduisait de son mieux le ménage. Et, comme nous disions, il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’elle fût presque hors d’elle de joie en voyant cette année l’état florissant de son jardin potager. Un champ de carottes surtout surpassait tout le reste par le luxe de sa floraison, et il promettait une récolte inusitée.

— Ah ! mes belles carottes ! s’écriait à chaque instant mademoiselle Annette, et elle frappait des mains, dansait à l’entour et gesticulait comme un enfant béni du Christ. Il était vrai aussi que les carottes paraissaient dans la terre partager la joie d’Annette, car les légers éclats de rire que l’on entendait s’élevaient du champ sans aucun doute. Annette n’y faisait pas particulièrement attention ; elle s’élança à la rencontre du valet qui lui criait en tenant une lettre en l’air :

— C’est pour vous, mademoiselle Annette ; Gottlieb l’a rapporté de la ville.

Annette reconnut aussitôt en lisant l’adresse que la lettre était du jeune Amandus de Nebelstern, fils d’un propriétaire du voisinage, et pour le moment étudiant à l’université. Amandus s’était persuadé, lorsqu’il demeurait dans le village du père et venait tous les jours au château de Dapfuhlheim, qu’il ne pourrait aimer jamais que mademoiselle Annette ; et de son côté mademoiselle Annette était convaincue qu’il lui serait impossible d’éprouver un tendre sentiment pour un autre que pour Amandus le cavalier aux boucles de cheveux brunes. Et l’un et l’autre, Annette et Amandus, étaient convenus de s’épouser le plus tôt possible et de faire le plus heureux couple de toute la terre. Amandus était au reste un gai et franc jeune homme, mais il tomba dans les mains d’un homme, Dieu sait lequel, et cet homme lui persuada non-seulement qu’il était un grand poëte, mais le poussa à accoucher de quelques œuvres. Et cela lui réussit si bien qu’en très-peu de temps il avait sauté par-dessus ce que quelques-uns appellent le plat esprit prosaïque et le bon sens, en prétendant à tort qu’ils peuvent s’allier avec la plus vive fantaisie. Ainsi la lettre que la demoiselle Annette ouvrait avec tant de joie était du-jeune sieur Amandus de Nebelstern, et celle-ci lut :

« Fille Céleste,

» Vois-tu, comprends-tu, pressens-tu ton Amandus entouré des fleurs et des boutons d’oranger du soir embaumé, couché sur le dos dans un tapis de verdure, et levant en haut vers le ciel des yeux pleins d’un pieux amour et d’une adoration remplis de désirs ! Il tresse en couronne le thym, la lavande, les œillets, et les roses, et les narcisses aux yeux jaunes, et les pudiques violettes. Et les fleurs sont des pensées d’amour, des pensées pour toi, ô Anna ! mais la simple prose ne convient pas à des lèvres enthousiastes. Écoute, oh ! écoute comme je vais dans un sonnet te parler de mon amour.

» La flamme amoureuse brille dans mille soleils altérés ;

» Ah ! l’ardeur du désir brûle aussi le cœur.

» Du haut du ciel sombre des étoiles rayonnent et se mirent dans les sources des pleurs de rameur.

Le ravissement, les joies puissantes brisent le doux fruit sorti d’une semence amère, et le désir me fait signe des lointains violets ; mon être est noyé dans les douleurs de l’amour.

» L’écueil battu des tempêtes mugit entouré de rayons de feu ; mais le hardi nageur médite en son âme de se précipiter là-bas, dans le puissant et profond abîme,

» L’hyacinthe fleurit dans les campagnes voisines, le cœur fidèle s’épanouit et veut se faner. La plus belle des racines, c’est le sang du cœur.

» Ô Anna ! puissent, lorsque tu liras ce sonnet, tous les enthousiasmes célestes inonder ton être comme ils se sont emparés du mien lorsque j’ai écrit ces vers, et les ai relus ensuite dans une céleste extase aux sentiments harmonieux apportant le pressentiment d’une existence plus haute. Pense, oh ! pense, douce jeune fille, à ton fidèle et charmé

» Amandus de Nebelstern.

» P. S. N’oublie pas, ô noble jeune fille, lorsque tu me répondras, de m’empaqueter en même temps quelques livres de tabac de Virginie que tu choisiras toi-même. Il brûle bien et a meilleur goût que le porto-rico, que les étudiants fument ici lorsqu’ils vont faire une partie de cabaret. »

Demoiselle Annette pressa la lettre sur ses lèvres, et dit :

— Ah ! comme cela est aimable et beau ! Les jolis vers ! Ah ! si j’étais capable de les comprendre ! mais pour cela il faut être un étudiant. Que veut-il dire avec ses racines ? Ah ! il pensait sans doute, le charmant cavalier, aux grandes carottes rouges d’Angleterre, ou peut-être même au rapuntika.

Le même jour demoiselle Annette s’occupa à empaqueter le tabac et à confier au maître d’école douze plumes d’oie pour les tailler avec soin ; demoiselle Annette voulait essayer de répondre le jour même à la précieuse lettre. Mais au reste le potager se mit à sourire visiblement lorsque Annette en sortant de la cuisine le traversa en courant ; et si elle avait prêté la moindre attention, elle aurait entendu des voix bien légères lui crier :

— Déracine-moi, je suis mûre, je suis mûre, mûre !

Mais, comme nous l’avons dit, elle n’y prenait pas garde.


II.


Le sieur Dapfuhl de Zabelthau descendait ordinairement de son observatoire à l’heure de midi pour prendre avec sa fille un frugal repas, qui se passait rapide et silencieux ; car le sieur Dapfuhl n’aimait pas à parler. Demoiselle Annette ne l’ennuyait pas non plus de sa conversation, et cela d’autant plus volontiers que lorsque son père se mettait à rompre le silence c’était pour mettre en avant une foule de choses incompréhensibles et singulières qui brouillaient le cerveau à les suivre. Mais aujourd’hui ses sens étaient tellement surexcités par la floraison de son potager et par la lettre du bien-aimé Amandus, qu’elle parlait tour à tour et sans cesse de l’un et de l’autre. Le sieur de Zabelthau laissa enfin tomber cuiller et fourchette, et s’écria en se bouchant les oreilles :

— Ô quel bavardage insipide et insignifiant ! Mais lorsque demoiselle Annette se tut tout effrayée, il reprit avec ce ton lamentable qui lui était particulier ;

— Quant à ce qui a rapport au potager, ma chère fille, je sais depuis longtemps que la coïncidence des planètes est cette année très-favorable aux productions de ce genre et que l’homme aura en abondance les choux, les radis et la salade, afin que l’étoffe de la terre s’augmente et qu’elle conserve le feu de l’esprit du monde comme un pot bien fermé. Le principe gnomique résistera aux efforts ennemis du salamandre, et je me réjouis fort de manger des panais que tu prépares d’une manière remarquable. Quant à ce qui concerne le jeune Amandus de Nebelstern, je ne m’oppose pas à ce que tu l’épouses lorsqu’il reviendra de l’université. Fais-moi seulement avertir là-haut par Gottlieb lorsque tu iras t’unir à ton prétendu, afin que je vous mène tous les deux à l’église.

Le sieur Dapfuhl s’interrompit quelques instants et, sans regarder Annette, dont le visage était empourpré de joie, continua à frapper son verre avec sa fourchette, deux choses qu’il avait l’habitude de mener ensemble, et il ajouta :

— Ton Amandus est à mon idée un gérundium, et, je dois te l’avouer, ma chère Annette, j’ai tiré l’horoscope de ce gérundium. Les constellations lui sont toutes assez favorables. Il a Jupiter dans le nœud ascendant, que Vénus regarde en position hostile. Maintenant la carrière de Sirius traverse de part en part, et sur le point de séparation est un grand danger dont il sauvera sa fiancée. Le danger est lui-même sans cause, inexplicable parce qu’il vient en travers un être hétérogène qui paraît braver toute la science de l’astrologie. Il est certain, du reste, que le singulier état physique que les hommes appellent ordinairement démence ou folie rendra seul possible la délivrance faite par Amandus,

— Ô ma fille (ici le sieur Dapfuhl reprit de nouveau son ton lamentable) ! que toutefois ce pouvoir secret qui échappe à mes yeux de voyant vienne tout à coup dans ton chemin, de sorte que le jeune Amandus de Nebelstern n’ait pas à te sauver d’autre danger que de celui de devenir une vieille fille !

Le sieur Dapfuhl soupira plusieurs fois de suite profondément, et alors il reprit :

— Mais la carrière de Sirius coupe ce danger, et Vénus et Jupiter, auparavant séparés, se présentent de nouveau réunis ensemble.

Il y avait bien des années que le sieur Dapfuhl de Zabelthau n’avait tenu un aussi long discours, il se leva tout épuisé et remonta dans sa tour.

Le jour suivant Annette avait déjà de bonne heure terminé sa réponse à M. de Nebelstern ; la voici :


« Amandus mon bien-aimé !


» Tu ne peux t’imaginer la joie que ta lettre m’a faite. J’en ai causé avec mon père, et il a promis de nous conduire à l’église pour nos fiançailles. Tâche de revenir bien vite de l’université. Ah ! si je pouvais entièrement comprendre les vers délicieux qui riment si joliment ! Lorsque je les relis à voix haute, alors ils ont une consonance étrange, et je crois que je comprends tout, et puis tout devient de nouveau inintelligible et obscur ; et il me semble que je viens de lire des mots qui ne vont pas ensemble. Le maître d’école dit que cela doit être ainsi et que c’est la le beau langage nouveau. Mais, moi !… ah !… je suis une pauvre fille sans esprit. Écris-moi donc si je ne peux pas aussi étudier sans abandonner les soins du ménage, cela ne peut-il se faire ? Lorsque je serai ta femme j’attraperai quelque chose de ta science et ce nouveau et magnifique langage. Je t’envoie du tabac de Virginie, mon cher Amandus ; j’en ai bourré le carton de mon chapeau, autant qu’il pouvait en contenir, et j’ai coiffé de mon nouveau chapeau de paille le buste de Charlemagne, qui se trouve dans notre salle de réception.

» Ne ris pas trop, Amandus, moi aussi j’ai fait des vers, et ils riment bien. Écris-moi donc ce qui fait que l’on trouve les rimes sans avoir été jamais instruit. Écoute-les un peu. Je t’aime même dans l’absence et je voudrais être ta femme. Le ciel serein est tout bleu et le soir les étoiles sont d’or. C’est pourquoi il faut m’aimer toujours et ne pas me faire de chagrin. Je t’envoie du tabac de Virginie et je souhaite qu’il te fasse plaisir.

» Reçois-les favorablement ; quand je pourrai comprendre la langue élégante, je ferai mieux.

» Je t’embrasse cent fois en pensée, mon cher Amandus.

» Ta fiancée fidèle
» Anna de Zabelthau.

» P. S. J’allais encore oublier cela, fille sans mémoire que je suis ! Mon père te fait mille compliments, et il t’apprend que tu me sauveras un jour d’un grand danger. Je m’en réjouis bien fort et suis encore une fois

» Ta fiancée fidèle
» Anna de Zabelthau.

La demoiselle Annette se trouva débarrassée d’un pesant fardeau lorsqu’elle eut fini cette lettre, qui lui avait donné tant de peine. Elle se sentit toute joyeuse lorsqu’elle eut arrangé l’enveloppe, mis le cachet sans trop roussir le papier et se brûler les doigts, et qu’elle eut confié à Gottlieb pour les porter à la ville la missive avec le paquet de tabac, sur lequel elle avait assez distinctement peint un ne m’oubliez pas.

Après avoir donné ses soins à la volaille de la basse-cour, elle se rendit aussitôt à son lieu de prédilection, au jardin potager.

Lorsqu’elle arriva au champ de carottes, elle pensa qu’il était temps de s’occuper des gourmets de la ville et d’arracher les premières. Elle appela la servante pour l’aider dans ce travail ; demoiselle Annette s’avança d’un pas rempli de précautions jusqu’au milieu du champ et saisit une belle touffe de ces légumes, mais lorsqu’elle tira il s’éleva un son étrange. Que l’on n’aille pas penser à la racine de mandragore et à l’effroyable gémissement qui lorsqu’on l’arrache de la terre vient traverser le cœur des hommes, non ! le son qui semblait venir de la terre ressemblait à un rire amical.

Toutefois Annette lâcha la touffe, mais s’écria un peu effrayée :

— Ah ! qui donc se moque de moi ?

Mais n’entendant plus rien, elle saisit de nouveau les feuilles de la plante qui surpassaient toutes les autres en beauté et en grandeur et arracha gaillardement de terre, sans s’inquiéter des rires qui vinrent à recommencer, la plus belle et la plus tendre des carottes.

Mais en la considérant elle jeta un tel cri de joyeux étonnement, que la servante s’élança près d’elle et se mit à crier aussi comme elle en voyant un admirable et curieux objet. Un bel anneau d’or orné d’une brillante topaze était fortement attaché aux racines de la carotte.

— Eh ! s’écria la servante, ceci vous est destiné, mademoiselle Annette : c’est votre anneau de fiançailles, il faut le passer de suite à votre doigt.

— Que dis-tu, petite sotte ? répondit mademoiselle Annette, c’est Amandus de Nebelstern et non pas une carotte qui doit me donner mon anneau nuptial.

Plus la demoiselle Annette considérait l’anneau, plus il lui faisait plaisir à voir. Et l’anneau était vraiment aussi d’une finesse de travail qui paraissait surpasser tout ce que l’art des hommes avait produit de mieux jusqu’alors. L’anneau était formé de cent et cent figures disposées en différents groupes, on ne les distinguait qu’avec peine à la première vue ; mais elles semblaient, lorsqu’on examinait plus longtemps et plus attentivement l’anneau, s’animer et danser gracieusement en rond. Et le feu de la pierre précieuse avait un éclat si particulier, que l’on aurait difficilement trouvé sa pareille même dans les topazes de la boutique verte à Dresde.

— Qui sait, disait la servante, combien de temps cet anneau est resté caché dans la terre ? Un coup de bêche l’a fait venir en haut et la carotte a crû à travers.

Demoiselle Annette défit la topaze de la carotte, qui par un hasard étrange glissa de ses doigts et se cacha de nouveau dans la terre. Elles n’y attachèrent l’une et l’autre que peu d’importance ; elles étaient trop absorbées dans la contemplation du précieux anneau, et demoiselle Annette le passa au petit doigt de sa main droite. À peine l’eut-elle fait qu’elle éprouva de la racine au bout du doigt une douleur cuisante, qui disparut presque aussitôt qu’elle l’eut ressentie.

Au repas de midi elle raconta naturellement au sieur Dapfuhl de Zabelthau ce qui lui était arrivé d’extraordinaire avec la carotte, et lui montra le bel anneau : elle voulut, pour mieux le montrer à son père, le tirer de son doigt, mais elle éprouva encore une douleur cuisante ; et cette douleur continua tant qu’elle tira l’anneau, de sorte qu’elle dut y renoncer. Le sieur Dapfuhl examina l’anneau au doigt d’Annette avec la plus scrupuleuse attention, lui fit faire avec le doigt tendu plusieurs mouvements en sens divers, tomba dans une méditation profonde, et remonta dans sa tour sans dire un seul mot. Demoiselle Annette remarqua que son père soupirait et gémissait beaucoup. Le jour suivant, au matin, tandis qu’Annette s’occupait de sa basse-cour, M. Dapfuhl de Zabelthau se mit à gémir si effroyablement dans son porte-voix, qu’elle en fut émue et se mit à crier en l’air en parlant a travers sa main placée en cornet :

— Pourquoi vous plaignez-vous si amèrement, cher père ! vous en effrayez toute la basse-cour.

Alors à travers le porte-voix son père lui cria :

— Anne, ma chère Anne, monte ici près de moi !

Cette invitation causa à Annette une surprise extrême ; car elle était tout à fait contre les habitudes de son père, qui tenait toujours au contraire la porte de la tour soigneusement fermée. Elle se sentit sous l’impression d’une certaine inquiétude lorsqu’elle monta l’étroit escalier en colimaçon et poussa la lourde porte qui conduisait dans l’unique chambre de la tour. Le sieur Dapfuhl était là assis entouré d’une foule d’instruments étranges et de livres poudreux dans un fauteuil à bras d’une forme singulière. Devant lui était un chevalet sur lequel était placé un cadre couvert de papier tendu sur lequel diverses lignes étaient tracées. Il portait sur la tête un grand bonnet gris pointu et était couvert d’un large manteau de calmande grise, et avait au menton une longue barbe grise. Il avait ainsi tout l’aspect d’un magicien. À cause de cette barbe même, Annette ne reconnut pas son père au premier moment, et promena autour d’elle des regards effrayés ; et puis elle se mit à rire de tout cœur lorsqu’elle reconnut son père dans l’homme barbu, et dit :

— Sommes-nous en carnaval, petit père, ou voulez-vous jouer le rôle de l’écuyer Ruprecht ?

Sans prêter la moindre attention aux discours d’Annette, le sieur Dapfuhl prit en main une petite baguette de fer, en toucha le front d’Annette et en frotta son bras plusieurs fois depuis l’épaule jusqu’au bout du petit doigt. Il lui fallut ensuite s’asseoir sur son fauteuil, qu’il venait de quitter, et placer le petit doigt où se trouvait l’anneau, au centre du papier tendu dans le cadre, de sorte que la topaze formât le point central où toutes les lignes venaient se réunir.

Aussitôt des étincelles jaunâtres jaillirent de toutes parts de la pierre précieuse jusqu’à ce que le papier en eût pris une teinte jaune ; alors toutes les lignes se mirent à pétiller, et l’on eût dit que de petits hommes s’élançaient joyeusement çà et là du cercle de la bague sur la feuille de papier. Le sieur Dapfuhl, sans quitter la feuille des yeux, avait pendant ce temps pris une mince feuille de métal. Il la tint en l’air avec les deux mains et voulait la serrer sur le papier ; mais au même instant il glissa sur le plancher poli et tomba rudement assis par terre, tandis que la plaque de métal qu’il avait lâchée instinctivement pour amortir sa chute autant que possible résonna bruyamment sur le sol. Mademoiselle Annette sortit avec un léger cri de l’étrange état de sommeil dans lequel elle était plongée, et le sieur Dapfuhl se releva péniblement, remit sur sa tête le chapeau en pain de sucre qui avait volé à quelques pas de lui, remit en ordre sa fausse barbe et s’assit en face d’Annette sur quelques in-folio placés en pile les uns sur les autres

[plusieurs mots manquants] … sais-tu ? Que sentais-tu ? Quelles figures sont apparues aux yeux de ton âme ?

— Ah ! répondit Annette, je me sentais une sensation délicieuse que je n’ai jamais éprouvée jusqu’à présent. Et puis je pensais à M. Amandus de Nebelstern. Je le vis tout à fait devant moi ; mais il était encore bien plus beau que d’habitude, et fumait une pipe pleine du tabac de Virginie que je lui ai envoyé. Alors il m’est survenu tout à coup un appétit inusité de jeunes carottes et de saucisses, et je fus enchantée de voir ce plat devant moi. Je voulais y goûter, lorsqu’une secousse rude et douloureuse m’a tirée de mon rêve.

— Amandus de Nebelstern ! tabac de Virginie ! carottes ! saucisses ! dit tout pensif le sieur de Zabelthau ; et il fit signe de rester à sa fille, qui s’éloignait.

— Heureuse innocente enfant, dit-il d’une voix plus lamentable que jamais, qui n’est pas versée dans les profonds mystères du monde, tu ne connais pas les imminents dangers qui t’entourent ; tu ne sais rien de cette science subterréenne de la sainte cabale. Il est vrai que tu ne goûteras jamais les jouissances célestes des sages, qui, parvenus jusqu’aux plus hauts degrés de la science, n’ont besoin du boire ou du manger que pour leur seul plaisir, et qui n’ont plus rien de commun avec l’humanité. Tu n’éprouves pas non plus les inquiétudes qui dévorent en franchissant cette marche, comme ton malheureux père qui éprouve encore trop les vertiges de l’humanité, et chez lequel ce qu’il découvre avec tant de peine n’excite que de l’effroi, et qui doit toujours s’assujettir aux exigences terrestres, boire, manger et obéir aux besoins des hommes. Apprends, ma chère enfant, heureuse de ton ignorance ! que la terre profonde, l’air, l’eau, le feu sont remplis d’êtres d’une nature supérieure à celle des hommes, et cependant plus limitée. Il est inutile, ma petite niaise, de t’expliquer la nature particulière des gnomes, des salamandres, des sylphes et des ondins, tu ne pourrais la comprendre. C’est assez de t’indiquer les dangers que tu cours peut-être, de te dire que les esprits aspirent à des alliances avec les hommes. Et comme ils savent que ceux-ci ont ordinairement ces liaisons en horreur, les esprits choisis emploient toutes sortes de ruses pour séduire la personne qui a su leur plaire. Tantôt c’est un rameau, une fleur, un verre d’eau, un rayon de feu et toute autre chose, sans importance au premier coup d’œil, qu’ils emploient pour atteindre leur but. Il est vrai que ces sortes d’unions sont souvent heureuses : comme celles de ces deux prêtres dont parle le prince de Mirandola, qui vécurent quarante ans avec un de ces esprits dans une parfaite félicité. Il est même vrai que les plus grands savants furent souvent le fruit d’une union pareille avec les esprits élémentaires ; et tel fut Zoroastre, qui était fils du salamandre Oromasis. Ainsi le grand Apollonius, le sage Merlin, le vaillant comte de Clèves, le grand cabaliste Bensira furent les fruits de pareils mariages ; et la belle Mélusine aussi, selon Paracelse, ne fut pas autre chose qu’une sylphide. Mais, malgré tout, le danger de ces sortes d’unions est trop grand ; car outre que les esprits élémentaires exigent de ceux à qui ils accordent leurs faveurs les plus vives lumières d’une sagesse profonde, ils sont excessivement susceptibles et se vengent cruellement des offenses. Ainsi il arriva une fois qu’une sylphide, liée avec un philosophe qui parlait avec ses amis de la beauté d’une autre femme et s’échauffait peut-être un peu trop, montra tout à coup dans les airs sa jambe bien faite et blanche comme la neige pour convaincre les amis de sa beauté, et tua le pauvre philosophe à l’instant même. Mais, hélas ! pourquoi parler des autres et ne pas parler de moi-même ? Je sais que déjà depuis douze ans une sylphide m’aime, mais elle est discrète et timide, et la pensée de la fixer par des moyens cabalistiques me fait trembler lorsque je pense que je suis encore trop assujetti aux besoins terrestres et manque à cause de cela même de la science nécessaire. Chaque matin je me propose de jeûner, je laisse aller facilement le déjeuner de côté, mais lorsque l’heure du dîner arrive, Anna, ma fille Anna ! tu le sais, je mange horriblement.

Le sieur de Zabelthau prononça ces dernières paroles d’un ton qui ressemblait presque à un hurlement, tandis que les larmes les plus amères coulaient le long de ses joues ; puis il continua plus tranquille :

— Cependant je m’efforce de conserver avec l’esprit des éléments, qui a du penchant pour moi, la plus exquise galanterie. Jamais je ne m’aventure à fumer une pipe de tabac sans observer les règles cabalistiques établies à ce sujet, car j’ignore si mon tendre esprit des airs aime ce genre de distraction et ne se fâcherait pas de la souillure faite à son élément. J’en agis ainsi lorsque je me taille une baguette, que je cueille une fleur, ou que je mange un fruit, ou bats le briquet, car mon but principal est de me maintenir en paix avec tous les esprits des éléments. Et pourtant, tu vois cette coquille de noix sur laquelle mon pied a glissé et qui en me faisant tomber en arrière m’a gâté toute l’expérience qui allait m’éclairer le mystère de l’anneau. Eh bien, je ne me rappelle pas d’avoir jamais dans cette chambre consacrée à l’étude (car tu sais que je déjeune sur l’escalier) mangé une seule noix. Il est dès lors hors de doute qu’un petit gnome était caché dans cette coquille pour prendre son gîte près de moi et épier mes expériences, car les esprits élémentaires aiment les sciences terrestres, et celles-là surtout que la foule ignorante regarde comme au-dessus des forces de l’esprit humain et qu’elle regarde comme dangereuses. Ils viennent assister en foule aux célestes opérations magnétiques ; mais ce sont surtout les gnomes, qui, toujours fidèles à leurs penchants moqueurs, présentent un amoureux enfant de la terre au magnétiseur encore soumis à ces besoins terrestres dont je parlais tout à l’heure au moment où plein d’une joie éthérée il croyait embrasser une sylphide.

Lorsque je marchai sur la tête du petit étudiant, il se fâcha et me fit tomber ; mais il avait un motif plus grand encore de m’empêcher de pénétrer le mystère de l’anneau. Anna, ma fille Anna, sache-le bien, j’avais appris déjà qu’un gnome t’a donné son affection. À en juger par la qualité de l’anneau, il doit être riche, puissant et bien élevé. Mais, ma chère Anna, ma chère petite niaise bien-aimée, comment pourrais-tu former une alliance avec un tel esprit des éléments sans t’exposer aux plus grands dangers ! Si tu avais lu Cassidorius Remus tu pourrais m’objecter que, d’après sa véridique nouvelle, la célèbre Madeleine de la Croix, abbesse d’un cloître de Cordoue en Espagne, vécut trente ans dans les liens d’un heureux mariage avec un petit gnome ; que la même aventure arriva entre un sylphe et la jeune Gertrude, nonne au couvent de Nazareth près de Cologne : mais pense aux doctes occupations de ces dames, et compare-les avec les tiennes. Quelle différence ! Au lieu de lire dans les livres des savants, tu t’occupes à nourrir des poules, des oies, des canards et autres volatiles tout à fait antipathiques à la cabale. Au lieu d’observer le cours des astres au ciel, tu creuses la terre ; ou lieu de chercher dans d’habiles esquisses horoscopiques la trace de l’avenir, tu bats du beurre ou fais pour les provisions d’hiver de la choucroute, dont il est vrai je n’aimerais pas à manquer. Dis, crois-tu que ceci plairait longtemps à un esprit des éléments ?

Je voulais par une opération briser la force de l’anneau et te délivrer tout à fait du gnome qui te poursuit, la malice du petit étudiant à la coquille de noix m’a empêché de réussir. El cependant je me sens pour combattre l’esprit des éléments une plus grande ardeur que jamais. Tu es mon enfant et je ne t’ai pas élevée pour être sylphide ou salamandre, mais une jeune fille de campagne de grande famille, que les maudits voisins appellent par raillerie la fille aux chèvres, et cela à cause de sa nature portée à l’idylle qui l’entraînait à mener paître elle-même sur les collines un petit troupeau de chèvres blanches, tandis que moi, vieux fou, je jouais du chalumeau sur le sommet de ma tour. Mais tu es et demeures mon sang, mon enfant. Je te sauverai, et cette lime mystique te délivrera de l’anneau fatal.

Et alors le sieur Dapfuhl saisit une petite lime et commença à attaquer l’anneau ; mais à peine avait-il commencé que la demoiselle Annette dit avec des cris douloureux :

— Papa, vous me limez le doigt.

Et un sang noir et épais s’échappa de dessous l’anneau. Alors le sieur Dapfuhl lâcha la lime et tomba à moitié évanoui dans son fauteuil en criant avec désespoir :

— Oh ! oh ! oh ! c’est fait de moi. Peut-être le gnome irrité va-t-il venir tout à l’heure et m’ouvrir la gorge avec ses dents si ma sylphide ne vient pas à mon secours. Anna, Anna, va-t’en, fuis !


III.


Où l’on parle de l’arrivée d’un homme remarquable à Dapuhlbeim,
et où l’on raconte ce qui s’ensuivit.


Le sieur Dapfuhl avait embrassé sa fille au milieu d’un torrent de pleurs et il se préparait à monter en haut de la tour, où il craignait de recevoir la visite du gnome courroucé.

Alors on entendit retentir joyeusement un cor, et un petit cavalier d’une tournure assez comique s’élança dans la cour. Le cheval jaune était de petite taille et de formes élégantes, et le petit homme, malgré sa trop grosse tête, n’avait rien qui rappelât un nain, et il s’élevait encore assez haut au-dessus de la tête de son cheval, et grâce à la longueur de son buste, car les jambes et les pieds étaient si petits que ce n’était pas la peine d’en parler. Au reste, il portait un habit de soie couleur d’or et un bonnet très-haut orné d’un grand panache couleur de gazon, ses bottes d’écuyer étaient d’acajou poli.

Il arrêta son cheval avec un bruyant prrrr juste devant le sieur de Zabelthau. Il parut vouloir descendre de cheval, et tout d’un coup, avec la rapidité de l’éclair, il passa sous le ventre de la bête et de l’autre côté, fit en l’air l’un après l’autre trois sauts de quinze mètres de hauteur, et finit par se poser sur la tête au pommeau de la selle. Et, tandis que le cheval galopait, ses pieds s’agitaient en l’air, en avant, en arrière, de côté, avec toutes sortes de mouvements.

Lorsque l’habile écuyer gymnaste se fut enfin arrêté et qu’il eut salué avec politesse, on aperçut sur la terre de la cour ces mots :


salut au sieur dapfuhl de zabelthau et à sa fille.


Il avait écrit ceci en lettres romaines avec les fers de son cheval au galop.

Le petit homme sauta ensuite de son coursier, fit trois fois la roue, et dit qu’il avait un compliment à adresser au châtelain de la part de son gracieux maître le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Si le sieur Dapfuhl de Zabelthau voulait bien le permettre, il aurait l’honneur de se présenter devant lui sous peu de jours ; car il allait très-prochainement devenir son voisin. Le sieur Dapfuhl restait là glacé, appuyé sur sa fille et pâle comme un mort. Ces mots sortirent avec peine de ses lèvres tremblantes :

— J’en serai… très-heureux.

Le petit cavalier, après les mêmes cérémonies qui avaient signalé son arrivée, s’éloigna avec la rapidité de l’éclair.

— Ah ! ma fille, s’écria le sieur Dapfuhl en sanglotant avec de grands cris, ma pauvre malheureuse fille, il n’est que trop certain, c’est le gnome qui vient pour t’enlever et me tordre le cou. Rassemblons ce qui peut nous rester de courage, peut-être est-il possible d’apaiser la colère de l’esprit des éléments, conduisons-nous avec assez d’adresse pour le faire tomber en notre pouvoir. Je vais de suite te lire, ma chère enfant, quelques chapitres de Lactance ou de Thomas d’Aquin sur le commerce avec les esprits élémentaires, afin que tu n’ailles pas commettre quelque bévue.

Mais avant que le sieur Dapfuhl eût pu prendre en main le Lactance, le Thomas d’Aquin ou tout autre grimoire élémentaire, on entendit retentir à peu de distance une musique que l’on aurait pu comparer à celle que font ordinairement les enfants au jour de Noël. Un beau et long cortège monta la rue. En tête s’avançaient de soixante à soixante-dix cavaliers de petite taille montés sur des chevaux jaunes, leurs habits étaient jaunes aussi comme celui de l’ambassadeur. Ils portaient des bonnets pointus et des bottes de bois d’acajou. Ils précédaient une voiture attelée de huit chevaux jaunes et du plus pur cristal. Environ quarante autres voitures moins brillantes, et attelées tantôt de six, tantôt de quatre chevaux, suivaient la première. Une foule de pages, de coureurs et d’autres domestiques s’agitaient de toutes parts couverts de riches costumes, de sorte que le tout formait un spectacle aussi agréable qu’étrange.

Le sieur Dapfuhl était plongé dans des réflexions profondes. La demoiselle Anne, qui ne se fût jamais imaginé que la terre pût produire autant de belles choses, oublia tout, même de fermer sa bouche qu’elle tenait assez grandement ouverte.

Le carrosse à huit chevaux s’arrêta devant le sieur de Zabelthau. Les cavaliers sautèrent en bas de leurs montures, les pages, les domestiques se précipitèrent en foule, la portière fut ouverte, et celui qui sortit de la voiture sur les bras de ses gens ne fut personne autre que le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Pour ce qui était de l’élégance de ses formes, le baron était loin de pouvoir être comparé à l’Apollon du Belvédère et au Gladiateur mourant : car, outre qu’il avait trois pieds de haut à peine, le tiers de son corps consistait en une énorme tête qu’ornant agréablement un long nez recourbé et deux gros yeux saillants en forme de boule, et comme le corps était aussi assez long, il ne restait que quatre pouces environ pour les cuisses. Ce petit espace était assez bien utilisé, car il se terminait par les pieds les plus jolis et les plus barons que l’on pût imaginer. Il est vrai qu’ils paraissaient trop faibles pour supporter l’honorable tête. Le baron marchait en chancelant, tombait de temps en temps, mais se trouvait de nouveau à l’instant sur ses pieds comme certains joujoux, de manière que ses chutes prenaient l’apparence agréable des évolutions d’une danse. Le baron portait un habit très-étroit, d’une brillante étoffe d’or, et un bonnet qu’on aurait pu prendre pour une couronne, surmonté d’un immense panache composé d’une quantité de plumes d’un vert de chou.

Aussitôt que le baron eut touché la terre, il s’avança vers le sieur Dapfuhl de Zabelthau, lui prit les deux mains, se hissa à son cou, où il se cramponna, et lui dit d’une voix beaucoup plus forte qu’on n’eût dû l’attendre d’un si petit personnage :

— Ô monsieur Dapfuhl de Zabelthau, mon cher père bien-aimé !

Aussitôt il descendit adroitement du cou du sieur Dapfuhl et se précipita vers mademoiselle Annette. Il lui prit la main qui portait l’anneau, la couvrit de bruyants baisers, et cria avec autant de sonorité qu’avant :

— Ô mademoiselle Anna de Zabelthau, ma fiancée chérie !

Et puis il frappa dans ses mains, et la musique piaillarde se fit entendre aussitôt, et plus de cent petits hommes, partie sur les pieds, partie sur la tête, se mirent à danser, comme l’avait fait le courrier, des pyrrhiques, des trochées, des spondées, des dactyles, des choriambes, que c’était plaisir de les voir.

Pendant toute cette joie, demoiselle Annette se remettait un peu de l’effroi que lui avait inspiré le petit discours du baron ; et elle était tombée dans une foule de réflexions inspirées par une économie bien calculée.

— Comment, se disait-elle, tout ce petit monde pourra-t-il tenir dans notre maison ? En s’excusant sur la nécessité, les valets tiendront bien tous dans la grange ; mais où mettrai-je les gentilshommes qui sont venus dans les carrosses, et qui sont évidemment habitués à être couchés mollement dans de belles chambres ? Quand nous devrions faire sortir de l’écurie les deux chevaux de labourage, et si j’étais assez impitoyable pour envoyer dans la prairie la vieux renard boiteux, aurais-je encore un espace suffisant pour toutes les petites bêtes de chevaux que cet affreux baron a amenés avec lui ? Et il en est de même des quarante et une voitures. Mais voici qui est encore plus fort ! toutes les provisions de l’année, mon Dieu, suffiront-elles pour nourrir toutes ces petites créatures pendant deux jours seulement !

Cette dernière réflexion fut la plus tourmentante. Demoiselle Annette voyait tout dévoré, ses nouveaux légumes, ses troupeaux de moutons, sa volaille, sa viande salée et même son élixir, et cela lui mettait des larmes dans les yeux. Il lui semblait que le baron Cordouan Spitz lui faisait une figure effrontée et pleine de malice, et cela lui donna le courage de lui dire sèchement au plus fort de la danse :

— Mon père est sans doute flatté de votre visite ; mais une halte d’environ deux heures à Dapfuhlheim est tout ce que l’on peut espérer, car la maison n’a ni l’espace nécessaire pour loger un seigneur aussi riche avec sa nombreuse livrée ni les vivres indispensables pour les nourrir.

Mais le petit Cordouan Spitz prit aussitôt une figure aussi douce et aussi agréable qu’un gâteau de frangipane, et il assura en pressant sur ses lèvres les yeux fermés la main un peu dure et pas trop blanche d’Annette qu’il ne lui était jamais venu dans l’idée de causer au cher papa et à son admirable fille le moindre désagrément ; qu’ils portaient avec eux tout ce qui concernait la cuisine et la cave, et que, quant à la demeure, il suffisait d’un coin de terre en plein air pour que ses gens pussent y élever leur habituel palais de voyage, où il logerait avec toute sa suite et ses chevaux.

À ces mots du baron, demoiselle Annette fut si satisfaite, que pour montrer qu’elle n’attachait pourtant à tout cela qu’une importance secondaire, elle fut sur le point d’offrir au petit homme un gâteau de la dernière foire et un petit verre d’élixir de betteraves, à moins qu’il ne préférât la double liqueur amère recommandée pour l’estomac, que la ménagère avait apportée de la ville ; mais Cordouan Spitz ajouta qu’il choisissait le potager pour la place propre à bâtir le palais, et sa joie s’enfuit aussitôt.

Pendant que les gens pour célébrer leur arrivée à Dapfuhlheim continuaient leurs jeux olympiques, en s’envoyant en l’air comme des ballons, et en jouant aux quilles tandis qu’ils étaient eux-mêmes les joueurs, les boules et les quilles, le baron Porphirio était plongé avec le sieur Dapfuhl de Zabelthau dans un entretien qui paraissait devenir plus intéressant à chaque minute jusqu’au moment où ils se prirent les mains et montèrent ensemble à la tour astronomique.

Demoiselle Annette courut rapidement au jardin potager pour sauver tout ce qui pouvait l’être. La ménagère était déjà aux champs, et elle était plantée là la bouche ouverte, semblable à la statue de sel de la femme de Lot. Demoiselle Annette resta comme elle immobile. Enfin toutes deux se mirent à crier de manière à faire résonner les échos :

— Ah ! quel malheur, mon Dieu !

Le jardin tout entier ressemblait à un désert, plus de choux verdoyants, plus d’arbustes en fleur !

— Non, il n’est pas possible, s’écria ta servante, que ces petites créatures qui viennent d’arriver aient fait tout ce dégât ! Ils sont venus en voiture comme des gens comme il faut. De sont des cobolds, croyez-moi, demoiselle Annette, ce sont des païens de sorciers, et si j’avais un peu de séneçon dans les mains, vous en verriez de belles ; mais qu’ils y viennent, les petites bêtes, je les tuerai avec cette bêche !

Et la servante agita en l’air son arme menaçante, tandis que demoiselle Annette sanglotait bruyamment. Pendant ce temps quatre personnes de la suite de Cordouan Spitz s’approchèrent avec des figures agréables et des salutations polies.

Ces messieurs s’annoncèrent comme des amis particuliers du baron Porphirio Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Ils étaient, comme leur costume le donnait à penser, de quatre nations différentes, et se nommaient.

Pan Kapastovicz de Pologne,

Schwarzrettig de Poméranie,

Signor Broccoli d’Italie,

Et M. de Roccambole de France.

Ils assurèrent en phrases bien sonnantes que leurs maçons allaient bâtir, et, au grand plaisir de ces admirables dames, bâtir un charmant palais tout en soie.

— À quoi nous servira un palais de soie ? dit demoiselle Annette en versant des larmes amères. Que m’importe surtout le baron de Cordouan Spitz ? Vous avez, méchantes gens que vous êtes, détruit tous mes beaux légumes, qui faisaient ma joie !

Mais ces hommes pleins d’honnêteté consolèrent demoiselle Annette et l’assurèrent qu’ils n’étaient pour rien dans la dévastation du potager, et que, bien au contraire, ce jardin allait fleurir et prospérer comme nul autre n’avait fleuri et prospéré sur la terre entière.

Les petits manœuvres arrivèrent, et il se fit un tel remue-ménage dans tous les champs, que demoiselle Annette et sa servante s’enfuirent effrayées jusqu’au coin d’un bois, où elles s’arrêtèrent pour voir ce qui allait arriver.

Sans qu’elles pussent rien comprendre à tout ce qui se faisait, en quelques minutes une grande tente magnifique d’une étoffe jaune d’or ornée de plumes et de couronnes variées s’éleva sous leurs yeux ; elle occupait toute l’étendue du jardin potager, de sorte que les cordons de la tente allaient en passant par-dessus le village jusque dans la forêt voisine, où ils s’enroulaient autour des arbres les plus forts.

À peine la tente était-elle préparée, que le baron Porphirio descendit avec le sieur Dapfuhl de la tour de l’observatoire. Il monta, après plusieurs accolades, dans sa voiture, et se fit conduire dans le palais de soie, qui se ferma sur le dernier homme de sa suite.

Jamais la demoiselle Annette n’avait vu son père comme elle le trouvait. La plus légère trace des préoccupations qui ne quittaient jamais son visage avait disparu, il souriait presque, et il avait les yeux illuminés, comme cela arrive d’habitude lorsqu’un grand bonheur vient à l’improviste se jeter à votre cou. Il prit silencieusement la main de sa fille, la conduisit dans le palais, l’embrassa trois fois, et dit enfin :

— Heureuse Anna, très-heureuse enfant ! heureux père ! ô ma fille, tout chagrin, toute inquiétude sont dissipés ! Le sort qui t’attend est rarement accordé aux mortels. Sache que ce baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz, n’est en aucune façon un gnome ennemi, et, bien mieux, il descend de ces esprits élémentaires auxquels il fut donné de purifier leur nature supérieure par les préceptes du salamandre Oromasis. La flamme du plus chaste amour s’alluma dans son cœur pour une mortelle qu’il épousa, et il devint l’aïeul de la plus illustre famille dont le nom ait jamais orné un parchemin. Je t’ai dit, je crois, ma fille, que l’élève du grand salamandre Oromasis, le noble gnome Tsilmenech, nom chaldéen, s’éprit de la célèbre Madeleine de la Croix, abbesse d’un cloître de Cordoue en Espagne, et vécut trente ans avec elle dans l’union la plus heureuse ; le baron Porphirio est un rejeton de cette sublime famille d’une nature plus élevée, qui fut le fruit de ce mariage. L’exemple de son aïeul a porté l’excellent Ockerodastes à te donner son amour lorsque tu eus atteint ta douzième année. Il eut le bonheur d’obtenir de toi un petit anneau, et tu as pris le sien… Te voilà maintenant sa fiancée sans retour…

— Comment, s’écria demoiselle Annette toute remplie d’effroi, sa fiancée, il me faut épouser cet affreux cobold ? Ne suis-je donc plus promise au sieur Amandus de Nebelsten ? Non, jamais je n’accepterai pour mari ce hideux magicien !

— Alors, reprit le sieur Dapfuhl d’un air sérieux, je vois à mon grand chagrin combien peu la céleste sagesse a pénétré tes sens terrestres et grossiers. Tu appelles peut-être laid, hideux, le noble esprit des éléments Porphirio de Ockerodastes parce qu’il n’a pas plus de trois pieds de haut, et qu’excepté sa tête et ses bras le reste de son corps n’a pas les dimensions acceptées. Mais, ô ma fille, quelle est ton erreur ! la beauté c’est la sagesse, la sagesse est dans la pensée, et la tête est le symbole physique de la pensée. Plus la tête est grosse et plus sont grandes la sagesse et la pensée ; et si l’homme pouvait renarder tous les autres membres comme des articles de luxe qui lui sont donnés pour lui nuire, il arriverait au sublime de l’idéal.

D’où viennent toutes les peines, tous les ennuis ? toutes les dissensions, toutes les disputes, en un mot les causes de ruine des mortels ? N’est-ce pas des désirs impies des membres ? Ô quelle tranquillité, quelle béatitude s’établiraient sur la terre si l’humanité était privée du corps, des bras et des jambes ! De là l’heureuse idée des sculpteurs de représenter en buste les grands hommes d’État et les grands savants pour désigner d’une manière symbolique la nature supérieure qui doit vivre en eux en vertu de leur place ou de leurs livres. Ainsi, ma fille, qu’il ne soit plus question de laideur où d’autres reproches de ce genre adressés au plus noble des esprits. Tu es et demeures la fiancée du magnifique Porphirio de Ockerodastes,

Sache que ton père va bientôt atteindre le plus haut degré du bonheur, qu’il a si longtemps en vain désiré. Porphirio sait que la sylphide Nehibalah (en syrien nez pointu) m’aime et veut de toutes ses forces m’aider à me rendre digne d’une alliance avec sa nature supérieure. Tu seras, ma chère enfant, très contente de ta belle-mère. Qu’une circonstance heureuse fasse que nos doux noces puissent être célébrées dans le même heureux instant !

Et le sieur Dapfuhl quitta pathétiquement la chambre après avoir jeté sur sa fille un regard significatif.

La demoiselle Annette éprouva un violent chagrin lorsqu’elle se rappela que longtemps avant, lorsqu’elle était encore une enfant, un petit anneau d’or était tombé de son doigt d’une manière incompréhensible. Maintenant elle était certaine que ce petit monstre de magicien l’avait enveloppée dans ses filets de manière qu’il lui fût impossible d’en sortir. Elle voulut soulager son cœur oppressé au moyen d’une plume d’oie, et elle écrivit au sieur Amandus de Nebelstern la lettre suivante :


« Mon bien-aimé,

« C’est décidé, je suis la femme la plus malheureuse de ta terre et je pleure et je gémis si fort que mes pauvres bêtes ont pitié de moi, et toi aussi tu en seras touché. Tu sais pourtant que nous nous aimons autant que l’on peut aimer, que je suis ta fiancée, et que mon père voulait nous conduire à l’église. Eh bien ! il est survenu tout à coup un vilain petit homme jaune dans une voiture à quatre chevaux, accompagné d’une foule de messieurs et de domestiques ; il prétend que nous avons échangé nos anneaux et que nous sommes fiancés. Et, vois un peu comme cela est terrible, papa dit aussi que je dois épouser le petit monstre parce qu’il est d’une très-noble famille. Cela doit être à en juger par sa suite et les brillants habits qu’ils portent tous ; mais cet homme a un nom si affreux que rien que pour cela seulement je ne voudrais pas l’épouser. Je ne peux pas prononcer les lettres païennes qui forment son nom. Au reste, il s’appelle aussi Cordouan Spitz par sa famille. Écris-moi donc si ses parents sont si puissants et si nobles : on peut savoir cela à la ville. Je ne sais ce qui prend à papa sur ses vieux jours, il veut aussi se marier, et le laid Cordouan Spitz veut l’accoupler à une femme qui plane dans les airs. Dieu nous protège ! La servante hausse les épaules, et pense que ces femmes qui volent ou qui nagent ne sont pas grand’chose de bon ; et elle souhaite pour mon bonheur que ma grand’mère, si cela se peut, torde le cou à celle-là à sa première cavalcade du sabbat. Voilà de jolies choses. Je mets tout mon espoir en toi. Je sais que c’est toi qui dois me sauver d’un grand danger.


Elle fut d’abord gardienne des oies.


» Le danger est là, viens, hâte-toi, sauve ta fiancée fidèle et triste à en mourir !

» Anna Zabelthau. »


IV.
Où l’on décrit la cour d’un puissant roi, et où l’on parle d’un combat
sanglant et d’autres faits singuliers.

Demoiselle Annette était rompue par la douleur ; elle se tenait assise à sa fenêtre les bras croisés, et regardait au dehors sans s’inquiéter des cris et des gloussements de la volaille que l’on faisait entrer au poulailler : car c’était l’heure du crépuscule.

Cordouan Spitz ne s’était pas montré de tout le jour, mais il était resté toute la journée avec le sieur Dapfuhl au sommet de la tour, où très-vraisemblablement des opérations importantes avaient été entreprises. Mais demoiselle Annelle aperçut le petit homme qui aux rayons brillants du soleil du soir traversait la cour en trébuchant. Avec son habit jaune il était plus laid que jamais, et la manière ridicule dont il marchait, tombant et se relevant à chaque pas, aurait fait rire une autre aux éclats, mais elle en ressentit seulement du chagrin, et même elle couvrit son visage de ses deux mains pour ne pas le voir davantage. Alors elle se sentit tirer par son tablier.

— Allez coucher, Feldmann ! s’écria-t-elle pensant être tiraillée par le chien ; mais en écartant ses mains elle aperçut le baron, qui avec une effronterie sans exemple sauta sur ses genoux et l’enveloppa de ses deux bras. Pleine d’effroi et d’horreur, elle se mit à crier et se leva sur son siège ; mais Cordouan Spitz resta suspendu à son cou, et devint subitement tellement lourd que la pauvre Annette retomba comme la flèche sur sa chaise entraînée par le poids de vingt quintaux pour le moins. Cordouan Spitz descendit aussitôt, se jeta aussi gentiment sur ses petits genoux que son manque d’équilibre pouvait le lui permettre, et dit d’une voix étrange mais claire et vibrant assez agréablement ;

— Demoiselle adorée, Anna de Zabelthau, excellente dame, délicieuse fiancée, pas de colère, je t’en prie, je t’en supplie, pas de colère ! Je le sais, vous croyez que mes gens ont dévasté votre beau potager pour bâtir mon palais. Si vous pouviez voir dans mon corps si mince et regarder mon cœur bondissant de noblesse et d’amour, vous pourriez découvrir toutes les vertus cardinales rassemblées dans ma poitrine sous ce satin jaune. Ô combien je mérite peu votre cruauté dédaigneuse ! Comment serait-il possible que les sujets d’un prince… mais que dis-je ? arrêtons-nous ! Vous verrez par vous-même, ô ma fiancée ! vous verrez les magnificences qui vous attendent. Venez, venez avec moi à l’instant même ; je vais vous conduire dans mon palais, où un peuple joyeux attend l’arrivée de la bien-aimée de son maître.

On peut s’imaginer comme elle rejeta les propositions de Cordouan Spitz, comme elle refusa d’accompagner un seul pas le grimaçant épouvantail. Mais Cordouan Spitz ne cessa de lui décrire en mots si pressants les somptuosités, les richesses immenses du potager devenu son palais, qu’elle se décida enfin à jeter au moins un coup d’œil dans la tente ; ce qui n’engageait à rien. De ravissement le petit fit au moins une douzaine de fois la roue, puis saisit rapidement la main d’Annette et la conduisit, à travers le jardin dans son palais de soie.


Ah ! monsieur Dapfuhl de Zabelthau, mon cher prince bien-aimé…


Demoiselle Annette resta comme enracinée au plancher en poussant un cri de surprise lorsque les rideaux de l’entrée se roulèrent et qu’elle découvrit l’immense espace du potager dans une magnificence que n’avaient jamais atteinte ses plus beaux rêves de choux et de légumes dans leur plus admirable éclat. Là verdissait et fleurissait tout légume, choux, salade, rave, pois, dans une brillante lumière, avec une magnificence qui ne peut se décrire. La musique de fifres, de tambours, de cymbales, éclata plus fort, et les quatre galants messieurs qu’Annette connaissait déjà s’approchèrent d’elle avec les salutations les plus respectueuses.

— Ce sont mes chambellans, dit Porphirio en souriant ; et, précédé de ces messieurs, il conduisit Annette dans une double allée formée par des carottes anglaises, jusqu’au milieu du champ, où s’élevait un grand trône magnifique. Et autour les grands du royaume étaient rassemblés, les princes Salades avec les princesses Petits Pois, le comte Concombre avec le prince Melon, et à leur tête les choux à grosse tête, les généraux Ognons et Betteraves, tous dans les plus brillants costumes de leur rang et de leur état. Et pendant ce temps, cent adorables pages Lavandes et Sassafras couraient ça et là et répandaient de délicieux parfums. Lorsque Ockerodastes monta les marches du trône avec demoiselle Annette le maréchal Tournesol fit un signe avec son grand bâton, et aussitôt la musique se tut et il se fit un respectueux silence. Alors Ockerodastes dit d’une voix solennelle :

— Fidèles et bien-aimés sujets, vous voyez à mes côtés la noble demoiselle Anna de Zabelthau que je me suis choisie pour épouse. Riche de jeunesse et de beauté, elle vous a déjà depuis longtemps considérés avec les yeux d’une tendre mère, elle a étendu pour vous des lits gras, elle vous a comblés de ses soins, elle restera toujours pour vous une digne protectrice du pays. Faites maintenant entendre vos respectueux applaudissements, comme aussi vos cris d’une allégresse contenue, en récompense du bienfait que je veux vous accorder.

Sur un second signe du maréchal Tournesol, mille cris de joie s’élevèrent, l’artillerie des ognons en fleur fit feu, et les musiciens de la garde des carottes jouèrent l’hymne de fête :

Ce fut un moment sublime qui arracha des larmes de joie aux grands du royaume, surtout aux dames choux panachés.

— Demoiselle Annette était presque toute décontenancée, lorsqu’elle vit que le petit homme avait sur la tête une couronne étincelante de diamants et tenait à la main un sceptre d’or.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains dans su surprise, vous êtes plus que vous ne paraissez, mon cher monsieur Cordouan Spitz.

— Annette adorée, répondit Ockerodastes à voix basse, la destinée me force à paraître devant monsieur votre père sous un nom supposé. Apprenez, ma chère enfant, que je suis un roi des plus puissant, et que je commande un royaume sans limites qu’on oublia de colorier sur la carte. C’est le roi des légumes Daucus Carotta Ier qui vous offre sa couronne et sa main. Tous les princes légumes sont mes vassaux, et le roi des fèves, d’après une coutume consacrée par le temps, gouverne un seul jour dans l’année.

— Ainsi, s’écria joyeusement demoiselle Annette, je serai une reine, et ce magnifique potager m’appartiendra !

Le roi Daucus Carotta lui en donna l’assurance et ajouta que tout légume qui sortait à peine de la terre était soumis à son empire.

Demoiselle Annette n’avait rien attendu de pareil, et elle trouva que le petit Cordouan Spitz était devenu moins laid, depuis le moment où il s’était transformé en roi Daucus Carotta I{{er}, et que la couronne, le sceptre et le manteau royal lui allaient admirablement. Et en considérant les manières aimables du fiancé, et en même temps les richesses que lui apportait cette union, elle restait convaincue que nulle jeune campagnarde ne pourrait trouver un meilleur parti qu’elle. Elle se trouvait très-contente, et demanda à son royal prétendu s’il resterait dans le palais et si la noce ne se célébrerait pas le lendemain.

— Quelle que soit ma joie d’entendre un pareil désir exprimé par ma fiancée adorée, dit le roi Daucus, cependant je dois, à cause de certaines constellations, retarder encore l’instant de mon bonheur. Le sieur Dapfuhl ne doit pas, pour le moment, apprendre la royauté de son gendre, car autrement les opérations qui doivent opérer son union avec la sylphide Nechahilah s’en trouveraient troublées. J’ai de plus promis au sieur de Zabelthau que les deux noces se célébreraient le même jour.


Édmond et Albertine


Demoiselle Annette fut solennellement invitée de ne pas dire un mot de tout ceci à son père, et elle quitta la tente de soie aux bruyantes acclamations du peuple enivré de joie de sa beauté et de l’affabilité de ses manières.

Elle vit en songe encore une fois le royaume du charmant roi Daucus Carotta et nagea dans la félicité la plus pure. La lettre qu’elle avait envoyée au sieur Amandus de Nebelstern avait fait sur le pauvre jeune homme une bien terrible impression. Peu de temps après, Anne reçut la réponse suivante :

« Idole de mon cœur, céleste Anna…

» Les mots de ta lettre étaient des poignards aigus, des poignards brûlants empoisonnés et donnant la mort. Ils ont percé mon cœur. Ô Anna, tu dois m’être enlevée ! Je ne comprends pas que je n’aie pas que je n’aie pas perdu à l’instant la raison et que je n’aie pas fait quelque atroce extravagance. Mais, plein de chagrin de mon sort, j’évitai la société des hommes ; et, aussitôt après le dîner, sans jouer, comme toujours, au billard, je me précipitai vers la forêt, où je me tordis les mains, et redis cent fois ton nom ! Il commença à pleuvoir avec force, et j’avais justement une toque neuve de velours rouge avec un magnifique galon d’or. Les gens disent qu’aucune ne me va aussi bien que celle-là. La pluie pouvait en flétrir l’éclat, mais qu’importent à l’amour au désespoir les toques, les galons et le velours ! j’errai au hasard, et je me trouvai traversé et glacé de froid. J’entrai dans une auberge voisine où je pris du vin chaud et fumai une pipe de bon tabac de Virginie. Bientôt je me sentis transporté d’un enthousiasme céleste, j’atteignis en toute hâte mon portefeuille, je jetai sur le papier une douzaine de poëmes, et… ô don singulier de la poésie ! mon désespoir d’amour s’envola. Douce Anna ! bientôt je vais courir auprès de toi comme un chevalier protecteur, et je t’arracherai au scélérat qui veut t’enlever à moi ton fidèle Amandus de Nebelstern.

» J’appellerai en tout cas au combat le sieur de Cordouan Spitz ; mais, ô Anna ! chaque goutte de sang que peut répandre ton Amandus sous les coups d’un rival est du précieux sang de poète. C’est l’ichor des dieux qui ne peut être répandu. Le monde veut qu’un esprit comme le mien se conserve pour lui. Le glaive du poète est la parole, le chant. Je veux l’attaquer avec des chants de guerre tyrtéens, je veux le percer de mes épigrammes, le déchirer avec mes dithyrambes pleins de fureur d’amour. Voilà les armes du vrai poëte, et ainsi armé je vais apparaître et conquérir ta main. Ô Anna ! adieu encore une fois, je te serre sur mon cœur, espère tout de mon amour, et de mon héroïque courage, que rien n’effrayera pour briser les lacs infâmes dans lesquels un démon, selon toute apparence, est venu l’enlacer. »

Demoiselle Annette reçut cette lettre, juste au moment où elle jouait à des jeux d’enfant, derrière le jardin, avec le roi Daucus Carotta, qu’elle se plaisait à renverser dans sa course ; mais, contre son habitude, elle mit dans sa poche, sans la lire, la lettre de son bien-aimé, et nous verrons tout à l’heure qu’elle était arrivée trop tard.

Le sieur Dapfuhl ne pouvait nullement comprendre comment Annette avait si rapidement changé sa manière de voir, et comment Porphirio, qu’elle trouvait d’abord épouvantable, avait conquis son amour. Il consulta à ce sujet les astres, qui ne lui donnèrent que des réponses peu satisfaisantes ; et il en conclut que les sentiments des humains sont plus difficiles à pénétrer que les secrets de la nature, et ne se laissent comprendre par aucune constellation. Car, que la nature supérieure du fiancé eût inspiré de l’amour à sa fille, voilà ce que, vu la laideur du petit, il ne pouvait pas admettre ; et sa manière de comprendre la beauté, déjà connue du lecteur, différait de tout l’espace du ciel de l’idée que les jeunes filles portent en elles, et il avait assez d’expérience de la vie pour savoir que ces jeunes filles, déjà nommées, pensent que l’esprit, l’intelligence, le génie, le sentiment sont de bons locataires dans une belle maison, et qu’un homme qui n’a pas un habit bien fait à la dernière mode, fût-il un Shakspeare, un Goethe, un Tieck, un Frédéric Richter, court grand risque d’être complètement évincé par un lieutenant de hussard, assez agréablement bâti, avec son uniforme de parade, toutes les fois qu’il plaira à celui-ci de s’approcher d’une jeune fille. Il en était arrivé tout autrement avec Annette, et il n’était question ni d’esprit ni de beauté : seulement il arrive rarement qu’une pauvre fille de campagne devienne reine tout d’un coup ; et le sieur Dapfuhl ne pouvait guère deviner cela, d’autant plus que les astres refusaient de lui venir en aide.

Les trois personnages Porphirio, Dapfuhl et Annette étaient, on peut le croire, un cœur et une âme, et cela alla si loin que le sieur Dapfuhl quitta sa tour plus souvent que jamais pour venir causer avec son gendre chéri sur mille petites choses récréatives ; et il avait surtout pris l’habitude de prendre son déjeuner en bas, dans la maison. Dans le même moment le sieur Porphirio sortait de son palais de soie, et venait goûter des pains au beurre de mademoiselle Annette.

— Ah ! ah ! lui disait souvent tout bas à l’oreille demoiselle Annette, si papa savait que vous êtes un roi, cher Cordouan Spitz !

— Calme-toi, mon cœur, et ne te meurs pas de joie, répondait Daucus Carotta Ier, le moment de l’allégresse est proche.

Il arriva que le maître d’école avait fait hommage à mademoiselle Annette de quelques bottes des plus magnifiques radis de son jardin. C’était le plus grand plaisir qu’on pût faire à la demoiselle, parce que le sieur Dapfuhl les aimait beaucoup, et qu’elle n’en pouvait pas cueillir dans le potager occupé par le palais, et cela lui fit faire la remarque qu’elle n’avait pas vu de radis dans la foule d’herbes et de plantes du palais. Demoiselle éplucha les radia et les porta à son père pour son déjeuner. Déjà le sieur Dapfuhl avait impitoyablement ôté à plusieurs leur couronne de feuilles, et les avait joyeusement mangés après les avoir trempé dans le sel, lorsque Cordouan Spitz entra.

— Ô mon Ockerodastes, goûtez donc ces radis ! lui dit le sieur de Zabelthau.

Il restait encore sur l’assiette un radis, le plus beau et le plus gros de tous. À peine Cordouan Spitz l’aperçut-il, que ses yeux commencèrent à briller d’un feu menaçant, et qu’il s’écria d’une voix terrible et courroucée :

— Eh quoi ! comte indigne ! vous osez vous présenter devant mes yeux, vous poussez l’impudence jusqu’à pénétrer dans une maison que mon pouvoir protège ! Ne vous ai-je pas banni pour toujours, vous qui vouliez me disputer mon trône légitime ? Retirez-vous, traître vassal !

Deux petites jambes s’allongèrent aussitôt sous la grosse tête du radis, et il s’en servit pour sauter de l’assiette, et puis il se plaça devant Cordouan Spitz, et s’exprima ainsi :

— Cruel Daucus Carotta Ier, tu t’efforces en vain d’anéantir ma race ! quelqu’un de ta famille a-t-il jamais eu une tête aussi grosse que moi et mes parents ? Nous avons l’esprit, la sagesse, le tact et la courtoisie, et tandis que vous vous traînez dans les écuries et les cuisines, et n’avez quelque prix que dans votre âge tendre, de sorte que le diable de la jeunesse fait votre bonheur passager, nous jouissons de la compagnie de personnes plus élevées, et nous sommes salués par des cris de joie lorsque nous élevons nos vertes têtes. Mais je te brave, ô Daucus Carotta ! tu es un drôle, inhabile au combat comme tous tes pareils. Voyons qui de nous sera le plus fort.

Alors le comte Radis agita un long fouet, et attaqua le roi Daucus Carotta ; mais celui-ci tira son épée, et se défendit avec la plus haute vaillance. Ils ferraillèrent tout autour de la chambre, avec les sauts les plus excentriques, jusqu’à ce que Daucus Carotta serra tellement le comte Radis, qu’il fut forcé de fuir en faisant un saut hardi par la fenêtre ouverte. Le roi Daucus Carotta, dont l’agilité extraordinaire est déjà connue du public, sauta après lui, et le poursuivit dans les champs.

Le sieur Dapfuhl de Zabelthau avait regardé ce duel terrible dans une muette stupeur ; mais alors il se mit à s’écrier avec des gémissements de douleur :

— O uni fille Anna ! ma malheureuse fille Anna ! moi ! toi : nous sommes perdus tous les deux !

Et en disant cela il se précipita hors de la chambre, et monta de toute sa vitesse à sa tour astronomique,

Demoiselle Anna ne pouvait comprendre ce qui avait jeté tout à coup son père dans un pareil désespoir, toute cette scène l’avait beaucoup amusée, et elle était joyeuse dans son cœur d’avoir la preuve que son fiancé ne possédait pas seulement le rang et la richesse, mais qu’il y joignait aussi la bravoure : car il ne se trouverait pas facilement sur terre une jeune fille qui aimât un lâche. Et maintenant persuadée de la valeur de Daucus Carotta Ier, elle fut violemment froissée qu’Amandus ne voulût pas se battre avec lui. Si elle avait encore balancé à sacrifier Amandus au roi Daucus Ier, elle s’y serait décidée maintenant que brillait l’éclat de son nouveau choix. Elle s’assit rapidement, et écrivit la lettre suivante :

« Mon cher Amandus,

» Tout est, dans le monde, changeant et passager, dit notre maître d’école ; et il a parfaitement raison. Mais toi, mon Amandus, tu es un étudiant trop sage et trop instruit pour ne pas être de l’avis du maître d’école, et tu ne t’étonneras pas le moins du monde qu’il s’est fait un petit changement dans mon cœur. Tu peux me croire : je m’intéresse toujours à toi, et je peux me faire une idée de ta beauté avec ta toque de velours rouge ornée d or ; mais pour ce qui est du mariage, – vois, mon cher Amandus, aussi intelligent que tu puisses être, et quel que soit le charme de tes vers, tu ne seras et ne peux jamais être roi, — ne frémis pas, mon ami. — Le petit M. Cordouan Spitz n’est pas M. de Cordouan Spitz : c’est un puissant roi nommé Daucus Carotta I{{er}. Il règne sur tous les légumes, et m’a choisie pour sa reine. Depuis que mon cher petit roi a déposé l’incognito, il est devenu aussi bien plus joli, et je vois seulement maintenant que papa avait raison lorsqu’il prétendait que la tête était la beauté de l’homme, et qu’elle n’était jamais assez grosse. Et Daucus Carotta Ier, — tu vois comme j’ai retenu, et je peux écrire ce beau nom, maintenant qu’il m’est bien connu, — et Daucus Carotta Ier, voulais-je dire, mon royal fiancé, a les manières les plus charmantes.

» Et quel courage ! quelle vaillance ! Il a devant mes yeux mis en fuite le comte Radis, qui paraît être un homme grossier et capricieux, et s’est jeté par la fenêtre pour le poursuivre. J’aurais voulu que tu le visses. Je ne crois pas que mon Daucus Carotta redoute beaucoup tes armes : il paraît être un homme ferme, sur lequel les vers, fussent-ils même fins et aigus, ne pourront pas faire grand effet. Ainsi, mon cher Amandus, résigne-toi à ton sort comme un homme sage, et ne te fâche pas de ce que je ne serai pas ta femme, mais une reine. Console-toi : je resterai toujours ton amie affectionnée, et si tu veux prochainement être placé dans la garde carotte ; ou bien, puisque tu préfères les sirènes aux lettres, être placé dans l’académie des panais ou au ministère des citrouilles, dis un seul mot, et un sort heureux t’attendra.

» Adieu, ne conserve pas de rancune à ton ancienne fiancée, maintenant ton amie et future reine,

» Anna de Zabelthau. »


V.
Où l’on annonce une terrible catastrophe, et où les événements se continuent.


Demoiselle Annette venait d’envoyer sa lettre au sieur Amandus de Nebelstern, lorsque le sieur Dapfuhl entra et dit avec l’accent de la plus amère douleur :

– Ô ma fille Anna ! nous sommes trompés l’un et l’autre d’une manière infâme ! Ce scélérat qui t’a enlacée dans ses filets, qui prétendait être le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz, rejeton de l’illustre race que le grand gnome Tsilmenech créa avec la noble abbesse de Cordoue : apprends-le, et perds-en le sentiment ! c’est un gnome, mais de la plus basse espèce, qui règne sur les légumes !

Le gnome Tsilmenech est de la plus noble race, celle à laquelle les diamants sont confiés ; puis viennent ceux qui préparent les métaux. Après eux arrivent les blumistes, qui sont moins nobles parce qu’ils descendent des sylphes. Les moins estimés sont les gnomes des légumes, et le trompeur Cordouan Spitz est le roi de cette race et s’appelle Daucus Carotta.

Demoiselle Annette ne tomba pas le moins du monde évanouie, elle ne fut nullement effrayée : seulement, elle sourit très-amicalement à son père, et le cher lecteur sait pourquoi. Mais lorsque le sieur de Zabelthau s’en étonna grandement, et la pria de considérer son sort, et de gémir, demoiselle Annette crut ne pas devoir garder plus longtemps pour elle le secret qui lui avait été confié. Elle raconta à son père comment le baron lui avait depuis longtemps avoué qui il était ; elle ajouta même que depuis il s’était montré si aimable qu’elle ne voulait pas d’autre époux. Elle décrivit alors les murailles du royaume des légumes, où l’avait conduite Daucus Carotta Ier, et elle ne manqua pas d’exalter l’étrange amabilité des différents habitants de ce grand royaume.

Le sieur Dapfuhl joignit ses mains l’une sur l’autre et pleura très-fort sur l’hypocrite malice du roi des gnomes, qui avait employé les artifices les plus dangereux pour attirer la malheureuse Anna dans son noir royaume de démons.

Alors, le sieur Dapfuhl expliqua clairement à sa fille que si une union avec les esprits élémentaires était avantageuse, il en était autrement d’une liaison avec les princes et princesses de ces petits peuples.

— Les rois des salamandres, disait-il, sont colères, les rois des sylphes orgueilleux, les reines des ondines jalouses et portées à l’amour ; mais les rois des gnomes sont hypocrites, malicieux, méchants et cruels envers les enfants de la terre, dont ils veulent se venger parce qu’ils ont séduit quelques-uns de leurs vassaux. Et ils s’efforcent de les attirer dans des pièges pour que la nature humaine, dégénérée et maltraitée comme les gnomes, rentre dans la terre pour ne jamais reparaître à la surface.

Demoiselle Annette ne parut pas vouloir ajouter foi à aucune des accusations qui pesaient sur son cher Daucus ; bien plus, elle parla encore des prodiges du beau royaume des légumes, sur lequel elle pensait régner bientôt.

— Folle enfant aveuglée ! s’écria plein de colère le sieur Dapfuhl, ne crois-tu pas ton père assez instruit pour savoir que tout ce que t’a dit l’infâme Daucus Carotta n’est que fausseté et mensonge ?… Tu ne me crois pas ! eh bien, pour sauver ma fille unique, je vais te convaincre, mais par un moyen désespéré. Viens avec moi.

Demoiselle Anna dut pour la seconde fois monter à la tour astronomique avec son père. Le sieur Dapfuhl sortit d’une grande armoire une quantité de rubans jaunes, rouges, blancs et verts, et en entoura avec des cérémonies étranges sa fille de la tête aux pieds. Il s’en fit autant à lui-même, et ils s’approchèrent tous les deux avec précaution du palais de sole du roi Daucus Carotta Ier. Sur l’ordre de son père, Annette ouvrit avec de fins ciseaux une fente par laquelle elle regarda.

Juste ciel ! qu’aperçut-elle en place du beau potager, en place de la garde des Carottes, des pages Lavandes, des princes Salades, et de tout ce qui lui avait paru si magnifique ? Elle vit un marais profond qui paraissait rempli d’une vase dégoûtante, et dans cette vase s’agitait un peuple affreux qui sortait de la terre. De gros vers s’entrelaçaient lentement ensemble, pendant que des espèces d’escargots rampaient avec peine en étendant leurs petites pattes. Sur leur dos ils portaient de gros ognons, qui, avec une laide figure humaine, coassaient, louchaient de leurs yeux jaunes, et avec de petites griffes qu’ils portaient auprès des oreilles s’efforçaient de les saisir par leur grand nez et de les tirer dans la vase ; tandis que de grandes limaces nues dans leur paresse écœurante se roulaient l’une sur l’autre, et leurs longues cornes sortaient du gouffre.

Demoiselle Annette, à cet affreux spectacle, fut sur le point de s’évanouir. Elle mit sa main devant sa figure, et s’enfuit rapidement.

— Tu vois maintenant, lui dit le sieur Dapfuhl, comme ce monstre de Daucus Carotta t’a indignement trompée en te montrant une royauté éphémère. Il a fait prendre a ses vassaux leurs habits de fête et à la garde carotte son grand uniforme pour mieux t’abuser par un étincelant éclat. Mais maintenant tu as vu en négligé le royaume que tu dois gouverner, et si tu deviens une fois l’épouse de l’affreux Daucus Carotta il te faudra rester dans ses États souterrains ; jamais tu ne reviendras à la surface de la terre, et si… Ah ! que vois-je ! malheureux père que je suis !

Le sieur Dapfuhl devint si subitement hors de lui-même qu’Annette supposa qu’il était arrivé un nouveau malheur. Elle demanda tout inquiète à son père ce qui le faisait se lamenter ainsi ; mais il ne put lui répondre que ces mots en sanglotant :

— Oh ! oh ! oh ! fil…le… quelle… fi…gure… tu as !

Demoiselle Annette courut dans sa chambre, se regarda dans son miroir, et recula saisie d’horreur.

Elle avait des raisons pour cela, et ces raisons les voici.

À peine le sieur Dapfuhl eut-il voulu ouvrir les yeux de la fiancée de Daucus Carotta sur le danger qu’elle courait, que peu à peu son aspect, sa figure se transformèrent pour prendre l’apparence d’une véritable reine des gnomes. Sa tête devint beaucoup plus grosse, et sa peau prit la couleur du safran ; de sorte qu’elle devint assez affreuse à voir.

Bien que demoiselle Annette ne fût pas précisément vaine, cependant il y avait encore chez elle assez de la femme pour qu’elle comprit qu’enlaidir était le plus grand malheur qui pût lui arriver. Combien de fois avait-elle rêvé à sa beauté lorsque prochainement la couronne de reine sur la tête, dans des robes de damas, tout ornée de diamants, de chaînes et d’anneaux d’or, elle irait à l’église le dimanche dans sa voiture a huit chevaux, assise aux côtés de son royal époux, tandis que toutes les femmes, sans en excepter celle du maître d’école, seraient remplies d’étonnement, et que la fière aristocratie du village à la paroisse duquel appartenait Dapfuhlheim se tiendrait là respectueuse ! Combien de fois s’était-elle bercée de ces songes !

Demoiselle Annette fondit en larmes.

— Anna, ma fille, monte vite ici ! s’écria le sieur Dapfuhl avec son porte-voix.

Demoiselle Annette vit son père revêtu d’une espèce de costume de mineur. Il lui dit avec calme :

C’est lorsque le danger est le plus grand que le secours est plus proche. Daucus Carotta comme je viens de l’apprendre ne quittera son palais que demain seulement. Il a rassemblé les princes de son royaume, les ministres et les autres seigneurs pour tenir un conseil sur le chou d’hiver. La séance est importante, et durera peut-être assez longtemps pour que nous n’ayons pas de cette sorte de chou cette année. Je veux utiliser ce temps que Daucus emploie à ses travaux de gouvernement et qui l’empêchent de remarquer mes œuvres pour préparer l’arme avec laquelle je dois combattre et vaincre ce gnome pour le forcer à partir et à te laisser la liberté. Regarde incessamment pendant mon opération du côté de la tente au moyen de ce tube, et dis-moi sans retard si tu vois quelqu’un jeter un coup d’œil à l’intérieur ou en sortir.

Demoiselle Annette fit ce qui lui était recommandé, mais la tente demeura fermée. Elle entendit cependant, malgré le bruit que faisait le sieur Dapfuhl à quelques pas d’elle en frappant d’un marteau une plaque de métal, des cris sauvages et confus qui paraissaient sortir de la tente et un bruit éclatant semblable à celui que feraient des soufflets rudement appliqués. Elle le dit à son père, qui en parut enchanté et répondit que plus leurs disputes seraient terribles à l’intérieur et plus il lui serait facile de deviner ce qu’il serait à propos d’entreprendre pour leur perte.

Demoiselle Annette ne fut pas peu surprise lorsqu’elle vit que son père avait façonné en cuivre une paire de casseroles et une poêle à daube. Elle se persuada en sa qualité de connaisseuse, comme l’étamage avait parfaitement réussi, que son papa était au courant de l’art du chaudronnier, et elle demanda si elle pourrait prendre cette jolie batterie de cuisine pour son usage ? Son père en rit tout bas et lui répondit seulement :

— Descends, ma fille chérie, et attends patiemment les événements qui auront lieu demain ici.

Le sieur Dapfuhl avait ri et l’infortunée demoiselle Annette en conçut de l’espoir.

Le jour suivant, vers l’heure de midi, le sieur Dapfuhl descendit avec les ustensiles de ménage, s’établit à la cuisine et ordonna à sa ménagère de sortir parce qu’il voulait seul préparer le dîner. Il recommanda à Annette d’être aussi affable et aimable que possible pour Cordouan Spitz, qui allait bientôt venir.

Celui-ci arriva bientôt en effet, et, bien qu’il eût agi jusqu’à présent en homme passionné, il se montra ce jour-là plein de ravissement et de joie. Annette remarqua avec effroi qu’elle était devenue déjà assez petite pour que Daucus pût monter aisément sur ses genoux, ce qu’elle dut souffrir malgré tout le dégoût que lui causait le petit monstre.

Enfin le sieur Dapfuhl entra dans la chambre et dit :

— Ô mon excellent ami Porphirio de Ockerodastes ! voudriez-vous venir avec ma fille dans la cuisine pour voir comme votre future épouse a tout mis en ordre en bonne femme de ménage ?

Jamais demoiselle Annette n’avait remarqué le regard malin et sournois qu’il avait en prenant le bras du petit Daucus, qu’il tira comme par force de la chambre dans la cuisine. Demoiselle Annette suivit sur un signe de son père.

Le cœur d’Annette brûlait dans sa poitrine lorsqu’elle vit sur un beau feu pétillant de charbons enflammés les beaux vases de cuivre. Lorsque le sieur Dapfuhl conduisit Cordouan Spitz tout près du foyer, alors les poêles et les pots commencèrent à siffler et à bouillir de plus fort en plus fort, et les sifflements et les bouillonnements se changèrent en plaintes et en gémissements. Une voix sortit d’une casserole et s’écria :

— Ô Daucus Carotta ! mon roi ! sauve tes fidèles vassaux, sauve-nous, pauvres carottes coupées par morceaux, jetées dans une eau sale, bourrées pour notre tourment de beurre et de sel ! Nous souffrons d’immenses douleurs que partagent avec nous les nobles persils.

Et de la poêle à daube une voix disait :

— Ô Daucus Carotta ! mon roi ! sauve tes vassaux, sauve-nous, pauvres carottes, nous brûlons dans un enfer et l’on nous a donné si peu d’eau que la soif nous force à boire le sang de notre cœur ! Un cuisinier cruel nous a choisies, il a haché notre intérieur et l’a rempli d’un étrange mélange d’œufs, de crème et de beurre, de telle sorte que nos idées et les forces de notre esprit se sont confondues, et que nous ne savons plus ce que nous pensons.

Et l’on entendait alors crier tour à tour des casseroles et de la poêle :

— Ô Daucus Carotta ! notre puissant roi ! sauve tes fidèles vassaux, sauve-nous, carottes infortunées !

Alors Cordouan Spitz s’écria :

— Stupide jonglerie !

Et avec sa vivacité habituelle il s’élança vers le foyer, regarda dans les casseroles et y plongea tout à coup ; le sieur Dapfuhl s’élança et voulut fermer le couvercle en disant plein de joie :

— Prisonnier !

Mais Cordouan Spitz, avec la rapidité d’un ressort se dressa en dehors du pot et donna au sieur Dapfuhl une telle paire de soufflets que sa mâchoire en craqua, et il criait :

— Stupide et ignorant cabaliste, tu me le payeras ! dehors, dehors, vous tous, jeunes gens !

Et des pots, des poêles se précipita une armée en désordre de centaines et de centaines de petits êtres affreux et grands comme le doigt. Ils s’attachèrent avec force au corps de Dapfuhl, le renversèrent dans un grand plat et le couvrirent de la sauce de tous les vases et des œufs, des fleurs de muscade et de crème battue. Et puis Dapfuhl sauta par la fenêtre et les autres en firent autant.

Annette tomba consternée près du plat où son malheureux père était couché. Comme il ne donnait aucun signe de vie, elle le croyait mort : alors elle commença à se désoler.

— Ah ! mon pauvre père ! disait-elle, te voilà mort ! et tu ne me sauveras pas de l’infernal Daucus.

Alors le sieur de Zabelthau ouvrit les yeux, sortit du plat avec la vigueur de la jeunesse et s’écria avec une voix terrible qu’Annette ne lui connaissait pas :

— Ah ! maudit Daucus Carotta ! mes forces ne sont pas encore épuisées, tu sentiras bientôt ce que peut l’ignorant cabaliste !

Et vite Annette dut avec le balai de cuisine ôter les œufs cuits, les fleurs de muscade et la crème dont il était couvert ; et puis il saisit une casserole, s’en couvrit la tête comme d’un casque, prit une poêle dans la main gauche, dans la droite une grande cuillère de fer, et ainsi armé et cuirassé s’élança au dehors.

Annette remarqua que son père courait directement vers la tente de Cordouan Spitz, et ne bougeait pas de sa place. Et alors elle s’évanouit.

Lorsqu’elle revint à elle le sieur Dapfuhl était disparu, et elle fut saisie d’une affreuse inquiétude en ne le voyant revenir ni le soir, ni la nuit, ni le matin suivant. Elle dut présumer une mauvaise issue à son entreprise.


VI.
Le dernier et le plus édifiant de tous.


Annette était solitaire dans sa chambre et plongée dans une affreuse douleur, lorsque la porte s’ouvrit et Amandus de Nebelstern se présenta. Demoiselle Annette versa un torrent de larmes de honte et de repentir, et dit d’une voix plaintive et suppliante :

— Ô mon bien-aimé Amandus ! pardonne-moi ce que je t’ai écrit dans mon aveuglement ; mais j’étais ensorcelée et je le suis bien encore. Sauve-moi, mon Amandus, je suis laide et jaune, mais j’ai conservé mon cœur fidèle et je ne veux plus être la fiancée du roi !

— Je ne sais pas, reprit Amandus de Nebelstern, pourquoi vous vous plaignez, mademoiselle, du beau sort qui vous est échu.

— Oh ! ne raille pas ! dit Annette, je suis assez cruellement punie de mon orgueil.

— Dans le fait, reprit Amandus, je ne vous comprends pas, mon aimable demoiselle : s’il me faut être franc, je vous avouerai que votre dernière lettre me jeta dans la fureur et le désespoir. Je rossai mon domestique et mon chien, puis je brisai quelques verres. Vous savez qu’il ne faut pas plaisanter avec un étudiant écumant d’une rage de vengeance. Après toutes mes colères, je résolus de me rendre ici en hâte pour voir de mes propres yeux pourquoi, comment et pour qui j’avais perdu ma fiancée. L’amour ne connaît ni rang ni État, je voulais m’adresser moi-même au roi Daucus Carotta et lui demander s’il épousait réellement ma fiancée. Mais tout s’est arrangé autrement. Lorsque je passai près de la belle tente, le roi Daucus Carotta en sortait, et je remarquai bientôt que j’avais devant moi le plus aimable prince que j’eusse jamais vu, il devina aussitôt en moi le poëte sublime, célébra mes vers, qu’il n’a pas encore lus, et m’offrit d’entrer à son service comme poëte de la cour. Une pareille place était depuis longtemps l’objet de mon plus ardent désir, et j’acceptai la proposition avec joie. Ô ma chère demoiselle ! avec quel enthousiasme je vais vous chanter ! Un poëte peut être épris des reines et des princesses et même il est de son devoir de choisir une haute personne pour être la dame de son cœur, et s’il en résulte pour lui une espèce de délire, alors il atteint cette céleste extase sans laquelle la poésie n’existe pas, et personne n’a le droit de s’étonner de sa manière d’être un peu singulière peut-être, mais pense plutôt au célèbre Tasse, qui en tombant amoureux de la princesse Léonore d’Este, perdit un peu la raison. Oui, chère demoiselle, vous êtes reine ! aussi vous resterez la dame de mon cœur, que j’élèverai jusqu’aux étoiles dans les vers les plus sublimes !

Ô ma chère fiancée ! idole de mon âme ! ne craignez pas que je conserve la moindre rancune au sieur Dapfuhl pour une légère inconvenance. Non ! demain aura lieu mon mariage avec vous, vous apprendrez avec plaisir que nous avons choisi le sieur Amandus de Nebelstern pour notre poëte de cour, et je désire qu’il nous donne de suite une preuve de son latent et de son chant. Allons dans le bocage, car j’aime le grand air ; je viendrai m’asseoir sur vos genoux et je vous prierai de me gratter la tête pendant le chant, c’est pour moi un grand plaisir en pareil cas !

Annette, glacée d’effroi, ne fit aucune résistance. Daucus Carotta vint sous le feuillage s’asseoir sur ses genoux, elle lui gratta la tête, et le sieur Amandus de Nebelstern commença en s’accompagnant sur la guitare à chanter les douze douzaines de chansons qu’il avait composées et écrites dans un gros livre.

Il est à regretter que la chronique de Dapfuhlheim, d’où cette histoire est tirée, n’ait pas conservé ces chansons, elle relate seulement que des paysans qui passaient près de là s’arrêtaient et demandaient avec curiosité quel était l’homme qui souffrait assez dans les bosquets de Dapfuhlheim pour faire entendre d’aussi effroyables accents de douleur.

Daucus Carotta se tordait sur les genoux de demoiselle Annette et gémissait plus terriblement que s’il avait eu les coliques les plus violentes. Demoiselle Annette croyait aussi remarquer, à son grand étonnement que Cordouan Spitz pendant le chant se rapetissait de plus en plus. Enfin le sieur Amandus de Nebelstern chanta ces vers sublimes, les seuls que l’on retrouve dans la chronique :

Ah ! comme le trouvère chante joyeux ! des parfums de fleurs, des rêves illuminés parcourent les roses espaces des cieux ! Heureux et céleste objet inconnu, objet inconnu couleur d’or, tu planes dans les beaux arcs-en-ciel, tu te balances sur des flots de fleurs, tu es un enfant indocile, un esprit gai, un cœur douteux ! Si tu peux aimer, si tu peux croire, roucouler comme les colombes, le trouvère chante joyeux ! Lointain et heureux objet inconnu, s’il court avec les nuages d’or, de doux songes volent autour de lui, et il devient éternel. S’il naît avec le désir, bientôt les flammes d’amour brillent, le baiser, la tendresse mutuelle, les fleurs, les parfums, les rêves, germes de la vie et de l’espoir, et…

Daucus Carotta poussa un grand cri, glissa, sous la forme d’une petite carotte, des genoux d’Annette et tomba sur la terre, où il s’engloutit, et à partir de ce moment il disparut sans laisser de traces. Et puis un champignon gris, qui paraissait né dans la nuit même près du banc de gazon, se dressa en l’air, et cette plante n’était autre que le bonnet du sieur Dapfuhl de Zabelthau, qui se jeta impétueusement au cou d’Amandus de Nebelstern, et s’écria plein d’enthousiasme :

— Ô mon cher, mon bien-aimé Amandus de Nebelstern, avec votre puissant poëme conjurateur, vous avez surpassé toute ma sagesse cabalistique ! Ce que n’a pu faire un pouvoir magique, le courage le plus intrépide du philosophe au désespoir, vos vers l’ont fait en se glissant comme un poison dans le corps du perfide Daucus, de sorte qu’en dépit de sa nature de gnome, il serait mort de coliques s’il ne s’était rapidement réfugié dans son royaume. Ma fille Anna est sauvée, et je suis délivré du plus terrible enchantement qui me retenait ici ensorcelé sous la forme d’un vil champignon, en danger de périr par les mains de ma fille. Merci ! merci ! mon noble sieur Amandus de Nebelstern ! Et puis, n’est-ce pas, nous en restons à nos projets d’alliance comme par le passé ? Il est vrai qu’elle a perdu par fourberie sa charmante figure, mais vous êtes trop philosophe pour…

— Ô papa ! mon cher papa ! s’écria demoiselle Annette pleine de joie, voyez donc, le palais de soie a disparu. Il est parti le hideux prince avec sa suite de princes Salades et son ministère de citrouilles et tout le reste !

Et alors demoiselle Annette se précipita du côté du jardin ; Dapfuhl courut après sa fille aussi vite qu’il pouvait courir, et Amandus de Nebelstern les suivit en grommelant dans sa barbe :

— Je ne sais ce que je dois penser de tout ceci, mais je présume que le petit vilain monsieur à la carotte est un drôle très-prosaïque et nullement un roi ami des arts, car s’il l’eût été, mes vers sublimes ne lui auraient pas donné la colique et ne l’auraient pas fait rentrer sous terre.

Demoiselle Annette sentit, lorsqu’elle s’arrêta au potager, où il ne restait pas un brin d’herbe, une douleur très-violente au doigt qu’entourait l’anneau mystérieux, et en même temps on entendit un éclatant cri de douleur partir du sol, et elle vit se lever le bout d’une carotte. Aussitôt Annette, obéissant à un pressentiment, ôta très-aisément de son doigt l’anneau qu’il lui avait auparavant été impossible de quitter et le mit sur la carotte, celle-ci disparut et les plaintes cessèrent. Mais, ô prodige ! Annette redevint à l’instant aussi belle que par le passé, aussi bien faite et aussi blanche que l’on peut l’attendre d’une campagnarde. Annette et son père s’en réjouirent fort, tandis que le sieur Amandus de Nebelstern restait là fort intrigué, ne sachant ce qu’il devait penser de tout ceci. Annette prit des mains de la servante qui accourait une bêche et l’agita en criant avec un accent de triomphe ;

— Travaillons maintenant !

Mais elle atteignit à la tête, le siège du sensorium commune, le sieur Amandus, qui tomba à terre à demi mort. Jeter l’instrument de mort et s’agenouiller près de son bien-aimé avec des sanglots déchirants, tout cela fut l’affaire d’un moment pour Annette, Tandis que la servante répandait sur lui tout le contenu d’un arrosoir, le sieur Dapfuhl gravit rapidement les marches de sa tour astronomique pour demander aux astres si Amandus avait réellement perdu la vie. Mais presque aussitôt Amandus rouvrit les yeux, se jeta, bien que tout mouillé, dans les bras d’Annette, et dit avec l’accent de l’amour :

— Ô bien chère Annette, nous sommes de nouveau réunis !

L’effet de cet événement remarquable se fit bientôt remarquer sur nos amoureux. Leur manière d’être en fut complètement changée.

Demoiselle Annette prit en horreur le maniement de la bêche et gouverna en véritable reine son potager, dont elle prit soin avec amour, mais tout en laissant aux servantes le travail des mains. Le sieur Amandus de Nebelstern trouva ses essais poétiques très-ridicules et insipides et s’enfonça tellement dans les œuvres des grands et véritables poëtes anciens et nouveaux, et son âme fut tellement remplie d’un bienfaisant enthousiasme qu’il ne resta plus une seule place pour ses propres pensées. Il finit par se convaincre qu’un poëme doit être autre chose qu’une profusion de mots sans suite enfantée par le délire ; et après qu’il eut en riant jeté au feu les poésies qu’il eût autrefois admirées, il redevint un bon et honnête garçon comme auparavant.

Un matin le sieur Dapfuhl descendit de sa tour pour conduire à l’église les fiancés Annette et Amandus de Nebelstern.

Leur mariage fut toujours heureux. La chronique de Dapfuhlheim ne dit pas si les fiançailles du sieur Dapfuhl avec la sylphide Nehahilah eurent lieu plus tard.