Contes des frères Sérapion

HOFFMANN.

CONTES
DES
FRÈRES SÉRAPION
ILLUSTRÉS
PAR FOULQUIER.
TRADUCTION DE LA BÉDOLLIÈRE.
PRIX : 1 FRANC 15 CENTIMES.
PARIS
GEORGES BARBA, LIBRAIRE-ÉDITEUR
7, rue christine, 7
Tous droits réservés
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
HOFFMAN
ILLUSTRÉ
PAR FOULQUIER
TRADUCTION DE LA BÉDOLLIÈRE

CONTES DES FRÈRES SÉRAPION.


— Que l’on s’arrange comme l’on voudra, il n’en est pas moins certain que l’on ne peut s’empêcher d’être amèrement convaincu que rien de ce qui s’est fait sur terre ne se représente plus une seconde fois. La maîtresse que nous avons quittée, l’ami dont il nous a fallu nous séparer sont perdus à jamais pour nous. Ceux qui se revoient après bien des années ne sont plus les mêmes que lorsqu’on a pris congé d’eux, et ils ne nous retrouvent plus aussi.

Ainsi parlait Lothaire en se levant vivement de sa chaise et en s’avançant vers la cheminée les bras croisés l’un sur l’autre, et il regardait d’un air sombre le feu qui claquait gaiement.


Teresina et Lauretta dans le bosquet.


— Et pourtant, répondit Théodore, je te retrouve après douze ans d’absence tout à fait le même, en ce point que tu te laisses aller comme autrefois aux mêmes accès d’humeur noire. Nous sommes ici tous des artistes liés jadis par un généreux élan vers la science et l’art, et que la tempête qui s’est déchaînée pendant ces dernières années pouvait séparer à jamais. Le sort nous a permis de jeter l’ancre dans le même endroit. Nous voilà ici tourmentés de l’enthousiasme de notre amitié de nouveau florissante, et jusqu’à présent personne de nous n’a avancé que des choses sans valeur et ennuyeuses à l’excès. Et tout cela parce que nous sommes de grands enfants qui croyions que nous allions à l’instant même retrouver cette mélodie interrompue depuis douze années. Ainsi, pensions-nous, Lothaire nous ferait quelque lecture amusante, Cyprien apporterait un poëme fantastique, ou un opéra dont je commencerais à essayer à l’instant la musique sur ce pauvre piano à l’en faire craquer, ou bien Oltmar nous parlerait de quelque nouvelle découverte, ou nous proposerait d’étranges projets. Oui, certainement, nous ne sommes plus les mêmes. Les temps désastreux que nous avons dû passer n’ont-ils pas laissé dans notre âme une trace sanglante ? Il est possible que bien des splendeurs d’autrefois soient maintenant sans éclat à nos yeux habitués à une plus forte lumière ; mais la pensée intérieure où notre amitié avait pris naissance est restée la même. Chacun de nous croit des autres qu’ils sont restés digne de son amitié. Oublions donc les anciens temps et les habitudes anciennes et cherchons à former entre nous une nouvelle chaîne.

— Rendons grâce à Dieu, interrompit Oltmar, que Lothaire nous ait trouvés insupportables, et que toi, Théodore, tu aies chassé à l’instant le petit démon qui nous gênait et se moquait de nous. Je commençais à me mettre de mauvaise humeur, lorsque Lothaire a éclaté. Maintenant je regarde les préliminaires de notre nouvelle alliance comme solennellement posés, et j’arrête que nous nous réunirons chaque semaine un jour convenu.

— Très-bien ! s’écria Lothaire, et ajoute quelques conventions, comme par exemple que l’on pourra parler ou ne pas parler de ceci et de cela, ou que l’on sera tenu d’avoir beaucoup d’esprit, ou bien que nous mangerons chaque fois une salade de sardines.

— Oui, dit Oltmar, j’ai vu des clubs organisés comme un royaume ; il y avait un roi, un ministre, un conseiller d’État, et cela était ainsi établi pour bien manger et boire encore mieux. La réunion avait lieu dans l’hôtel de la ville le plus renommé pour sa cuisine et ses vins, et l’on y tenait des conférences où l’on discutait solennellement et sérieusement sur la qualité des plats et du vin.

— Puisque vous en êtes sur les clubs, reprit Lothaire, laissez-moi vous parler du club le plus simple qu’il y ait jamais eu sur la terre.

Dans une petite ville frontière de la Pologne, que les Prussiens possédaient autrefois, les deux seuls officiers étaient un vieux capitaine invalide et le chef de l’octroi. Tous les deux se rendaient chaque jour à cinq heures précises dans la seule taverne de l’endroit et allaient prendre place dans une chambre expressément réservée pour eux. Le chef de l’octroi était ordinairement assis un pot de bière devant lui et la pipe à la bouche quand entrait le capitaine. Celui-ci s’asseyait en disant au chef de l’octroi assis en face de lui :

— Comment vous va, camarade ?

Puis il allumait sa pipe déjà bourrée d’avance, tirait une gazette de sa poche, commençait à lire attentivement la feuille, et la passait la passait, quand il l’avait terminée, au chef de l’octroi, qui la lisait à son tour. Sans se dire un seul mot, ils se lançaient des bouffées de tabac au visage jusqu’au coup de huit heures ; alors le chef de l’octroi se levait, débourrait sa pipe, et quittait la taverne en disant :

— Cela va assez bien, camarade !

Tous les deux nommaient très-sérieusement ce club Notre-Ressource.

— L’histoire est charmante ! dit Théodore.

— Voyons, dit Cyprien, tressons de nouveau ce lien que nous avons filé pendant douze années sans nous inquiéter si nous n’avons plus les mêmes costumes. Je donne ma voix à la proposition avancée par Oltmar de nous réunir une fois par semaine un jour convenu.

— Accordé ! s’écria Lothaire ; et pour sortir de suite d’une foule d’observations de tout genre, Cyprien va nous raconter ce qui lui trotte dans l’esprit et le rend si sérieux.

— Rien pourtant, reprit Cyprien, ne serait moins propre à nous rendre notre ancienne gaieté que le récit de l’aventure qui me préoccupe en ne moment. Vous la trouverez étrange et sans intérêt. Il y là un caractère très-sombre, et j’y joue continuellement un mauvais rôle.

— Raconte toujours, s’écria Théodore.

— Soit, répondit Cyprien. Et après avoir regardé devant lui pendant quelques minutes, il commença ainsi :