Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Le choix d'une fiancée


LE CHOIX D’UNE FIANCÉE.


I.
Qui traite de fiancées, de noces, de secrétaires intimes, de chancellerie, de tournois, de procès de sorcières, d’enchantements diaboliques et d’autres agréables choses.

Dans la nuit de l’équinoxe d’automne, le secrétaire intime de la chancellerie, Tusmann, sortait du café, où il avait l’habitude de passer régulièrement deux heures tous les soirs. Il s’en retournait à son domicile placé dans la rue de Spandau. Le secrétaire intime de la chancellerie était réglé et méthodique dans tout ce qu’il faisait. Il s’était habitué à ôter son habit et ses bottes pendant le temps que l’horloge des tours des églises Sainte-Marie et Saint-Nicolas sonnait onze heures, de manière qu’aux dernières vibrations des cloches, les pieds fourrés dans de larges pantoufles, il se coiffait de son bonnet de nuit.

Pour ne pas être en retard aujourd’hui, car les cloches allaient sonner, il voulut passer rapidement (presqu’en sautant même) de la rue Royale à la rue de Spandau, lorsqu’une manière étrange de frapper qu’il entendit près de lui le tint cloué à la même place.

Il aperçut à la clarté des réverbères une figure enveloppée dans un manteau de couleur sombre et placée au pied de la tour de l’ancien hôtel de ville. Elle frappait fortement à la porte de la boutique du commerçant Warnatz, connu pour tenir à bon marché des articles de quincaillerie ; puis elle faisait un pas en arrière et soupirait profondément en regardant en l’air les fenêtres en ruine de la tour.

— Mon cher monsieur, dit complaisamment le secrétaire intime de la chancellerie, vous vous trompez, il n’y a dans la tour âme qui vive, excepté peut-être des rats, des souris ou des hiboux ; si vous voulez demander au sieur Warnatz quelques-unes de ses marchandises, vous ferez mieux de revenir demain.

— Mon cher monsieur Tusmann…

— Secrétaire intime de la chancellerie depuis bien des années ! dit Tusmann en interrompant involontairement l’étranger, bien qu’il fût un peu intrigué d’être connu de lui.

Celui-ci n’y fit pas la moindre attention, mais redit encore :

— Mon cher monsieur Tusmann, vous semblez prendre plaisir à ne pas me comprendre. Je n’ai nul besoin de vos marchandises de fer ou d’acier, et je n’ai rien à faire avec M. Warnatz. C’est aujourd’hui l’équinoxe d’automne, et je veux voir la fiancée. Elle a déjà entendu mes soupirs d’amour et les coups que je frappe plein de désir, et elle va paraître à l’instant à la fenêtre.

Le ton sourd avec lequel l’homme prononça ces mots avait quelque chose de solennel et de fantastique qui répandit un frisson glacé sur tous les membres du secrétaire intime de la chancellerie. Le premier coup de la onzième heure retentit dans le clocher en ruine. Au même instant un bruit se fit entendre à la fenêtre de l’hôtel de ville et l’on y aperçut une figure de femme. Aussitôt que la lumière de la lanterne éclaira son image Tusmann murmura d’une voix plaintive :

— Ô grand Dieu du ciel ! puissances célestes ! qu’est-ce que cela ?

Au dernier tintement, c’est-à-dire au moment même où Tusmann avait l’habitude de mettre son bonnet de nuit, le fantôme disparut.

Cette étrange apparition sembla avoir mis hors de lui le secrétaire intime de la chancellerie. Il soupirait, gémissait, attachait sur la fenêtre un regard fixe, et murmurait en lui-même :

— Tusmann !… Tusmann !… secrétaire intime… rassemble tes sens… ne deviens pas fou, mon cœur !… ne te laisse pas éblouir par le démon, âme candide !

— Vous paraissez, monsieur Tusmann, reprit l’étranger, tout saisi de ce que vous avez vu… J’ai seulement voulu regarder la fiancée.

— Je vous en prie, dit Tusmann d’une voix lamentable, ne m’enlevez pas mon titre modeste. Je suis secrétaire intime de la chancellerie, dans ce moment à la vérité très-troublé et presque hors de son bon sens. Je vous en prie humblement, mon très-estimable monsieur, car si je ne vous donne pas la qualité qui vous appartient, c’est par complète ignorance de la position de votre très-honorée personne. Mais je vous appellerai secrétaire intime, car il s’en trouve une si incroyable quantité dans notre bonne ville de Berlin, que l’on se trompe rarement en donnant ce titre. Je vous prie donc, monsieur le secrétaire intime, de ne pas me cacher quelle fiancée vous avez voulu voir à cette heure indue.

— Vous êtes, lui dit l’étranger à voix haute, un singulier homme avec vos titres et votre rang. Si l’on est conseiller intime parce que l’on comprend quelques mystères et que l’on peut donner un bon conseil, je peux alors à juste titre prendre cette qualité. Je m’étonne qu’un homme versé comme vous l’êtes dans l’étude des anciens écrits et des manuscrits rares, très-estimable secrétaire intime de la chancellerie, ne sache pas que lorsqu’un initié — comprenez-vous bien ce que veut dire un initié ? — frappe à la onzième heure de la nuit d’équinoxe à la porte ou seulement contre le mur de la tour, la jeune fille qui doit être la plus heureuse fiancée de Berlin jusqu’à l’équinoxe du printemps apparaît en haut de cette fenêtre.

— Monsieur le conseiller intime, s’écria Tusmann comme enthousiasmé tout à coup de ravissement et de joie, très-honorable conseiller intime, cela est-il réel ?

— C’est la vérité, répondit l’étranger ; mais pourquoi restons-nous plus longtemps dans la rue ? Votre heure habituelle de sommeil est passée, allons-nous-en dans le nouveau cabaret de la place Alexandre, pour que je vous en apprenne davantage sur la fiancée, et pour reprendre en même temps votre tranquillité d’esprit, qui paraît, je ne sais pourquoi, vous avoir tout à fait abandonné.

Le secrétaire intime de la chancellerie était un homme très-rangé. Sa seule récréation consistait, ainsi que nous l’avons déjà vu, à passer chaque jour une couple d’heures dans un café en parcourant les feuilles politiques et les écrits du jour, ou bien aussi à se délecter avec un verre de bonne bière en lisant avec attention un livre qu’il apportait avec lui. Il ne buvait en quelque sorte pas de vin, excepté le dimanche, où il avait l’habitude après le sermon de prendre dans son café un verre de malaga avec un peu de zwiebach. Il avait horreur des aventures nocturnes, et c’était une chose incompréhensible que de le voir suivre sans résistance et sans prononcer un seul mot l’étranger, qui dirigeait ses pas rapides et retentissants dans la nuit vers la place Alexandre.

Lorsqu’ils entrèrent dans la taverne un seul homme était assis solitairement à une table et devant lui était un grand verre rempli de vin du Rhin. Les rides profondes de son visage témoignaient de son grand âge. Son regard était vif, pénétrant, et sa barbe trahissait le juif resté fidèle à ses habitudes et à d’anciens usages. Il était habillé à l’ancienne mode française usitée à peu près dans l’année dix-sept cent vingt ou trente, ce qui pouvait laisser croire qu’il appartenait à cette époque depuis longtemps passée.

L’étranger que Tusmann avait rencontré était encore plus curieux à examiner.

C’était un homme grand et maigre, mais dont les muscles annonçaient cependant la force. Il paraissait dans la cinquantaine. Son visage pouvait avoir été beau autrefois. Ses grands yeux brillaient sous ses épais sourcils noirs avec une ardeur juvénile. Son front ouvert, son nez courbé comme le bec d’un aigle, sa bouche finement dessinée, son menton rond l’auraient fait remarquer entre mille. L’habit et les culottes étaient coupés d’après la nouvelle mode, mais le bonnet et le manteau appartenaient au seizième siècle. Ce qui inspirait à son approche un effroi étrange et presque glacial, c’étaient surtout ses yeux, qui brillaient au milieu d’une nuit obscure, le son de sa voix sombre et tout son être, qui protestait contre la forme grêle du temps présent.

L’étranger fit un signe de tête au vieillard assis à table comme à une ancienne connaissance,

— Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu, lui cria-t-il, vous portez-vous toujours bien ?

— Comme vous voyez, lui répondit le vieillard d’un air grondeur, toujours en bon état et sur mes jambes, joyeux et actif, si cela vous intéresse.

— Cela se demande, s’écria l’étranger en riant, et il commanda au garçon une bouteille du plus ancien vin du Rhin de la cave de l’hôtel.

— Mon excellent, mon très-honorable secrétaire intime, commença à dire Tusmann, mais l’étranger l’interrompit aussitôt.

— Laissez donc là tous vos titres, mon cher monsieur Tusmann. Je ne suis ni conseiller intime ni secrétaire particulier de la chancellerie, mais ni plus ni moins qu’un artiste ciseleur qui travaille dans les métaux les plus nobles et les pierreries les plus précieuses. Mon nom est Léonard.

— Ainsi un bijoutier, un orfèvre, murmura Tusmann en lui-même, et il réfléchit qu’il aurait dû dès son premier coup d’œil jeté sur l’étranger à la lumière de la chambre être convaincu qu’il lui était impossible avec son manteau, son bonnet et son collet taillés à l’ancienne mode allemande d’être un conseiller intime un peu convenable.

Léonard et Tusmann prirent place à table auprès du vieillard qui les accueillit avec un sourire grimaçant. Lorsque Tusmann eut, sur l’invitation pressante de Léonard, vidé deux ou trois verres, ses joues pâles se colorèrent. Il se mit à boire en souriant, les regards fixés devant lui comme s’il voyait dans son intérieur les plus agréables images.

— Et maintenant, dit Léonard, dites-moi franchement, mon cher Tusmann, pourquoi vous avez fait tant de gestes lorsque la fiancée est apparue à la fenêtre de la tour, et dites-moi aussi ce que vous pensez maintenant. Nous sommes, croyez-le si vous voulez, d’anciens amis, et vous n’avez pas besoin de vous gêner devant ce brave homme.

— Ô Dieu ! répondit Je secrétaire intime, ô Dieu ! mon cher professeur ! permettez-moi de vous donner ce titre, car, puisque, comme je n’en doute pas, vous êtes un artiste très-habile, vous pourriez être à bon droit professeur à l’académie des arts : ainsi donc, mon cher professeur, pourquoi me tairais-je ? La bouche ne garde pas ce qui remplit le cœur. Apprenez donc que je marche, comme on dit, sur les pieds d’un fiancé, et je pense à l’équinoxe du printemps conduire à la maison une herseuse femme ; aussi n’ai-je pu m’empêcher de me sentir frissonner dans tous mes membres lorsque vous avez bien voulu, mon très-honoré professeur, me faire voir une heureuse fiancée.

— Comment ! interrompit le vieillard d’une voix aigre et criarde, comment ! vous voulez vous marier ! Vous êtes beaucoup trop vieux et laid comme un singe !

Tusmann fut tellement saisi de la grossièreté du vieux juif, qu’il lui fut impossible de prononcer une parole.

— Ne prenez pas en mauvaise part ce que le vieillard vous dit si brutalement, reprit Léonard, il n’a pas de mauvaises intentions. Pour ma part, je vous avouerai franchement qu’il me semble que vous vous y prenez un peu tard pour vous marier, car vous paraissez avoir à peu près la cinquantaine.

— J’ai quarante-huit ans, au 9 octobre, le jour de la Saint-Denis, répondit Tusmann un peu piqué.

— Qu’il en soit ce que vous voudrez, continua Léonard, ce n’est pas l’âge seulement qu’on peut vous objecter, vous avez tranquillement jusqu’ici mené la vie de garçon, vous ne connaissez pas les femmes, et vous n’avez pas avec elles de règles de conduite arrêtées.

— Quoi ! quelles règles de conduite, interrompit Tusmann, mon cher professeur ? Vous devez me prendre pour un niais bien étourdi si vous me croyez capable d’agir ainsi, aveuglément, sans réflexion et sans conseil. Je pèse et je réfléchis sagement chacun de mes pas, et lorsque je me suis senti blessé de la flèche amoureuse du dieu malin que les anciens nommaient Cupidon je me suis appliqué à me préparer à ce nouvel état. Celui qui doit passer un dur examen n’étudie-t-il pas toutes les sciences sur lesquelles on doit l’interroger ? Regardez ce petit livre que je porte toujours sur moi depuis que j’ai pris le parti d’aimer et d’épouser. Je l’étudie sans cesse. Parcourez-le, et vous resterez convaincu que je n’entreprends pas la chose à la légère, et que je n’aurai nullement l’air inexpérimenté, bien que, je l’avoue, j’aie été jusqu’à présent peu au courant de l’espèce féminine.

En disant ces mots le secrétaire intime avait tiré de sa poche un petit livre relié en parchemin, et lut le titre que voici : Court essai de sagesse politique destiné à servir de guide dans la société des hommes, d’un usage indispensable pour ceux qui croient être nubile ou veulent le devenir ; traduit du latin de M. Thomasius, avec une carte explicative, Francfort et Leipzig, à la librairie de Jean Grosseus-Erben 1710.

— Remarquez, dit Tusmann avec un doux sourire, en quels termes le digne auteur s’exprime au septième chapitre, qui traite spécialement du mariage et de la sagesse du père de famille.

« Il est surtout nécessaire de ne pas se hâter. Celui qui se marie dans la force de l’âge sera d’autant plus habile, qu’il sera beaucoup plus expérimenté. Les mariages précoces font les gens sans pudeur ou remplis d’artifices, et détruisent en même temps les forces du corps et de l’esprit. L’âge viril n’est pas, il est vrai, un commencement de jeunesse ; mais celle-ci ne doit finir que lorsqu’elle y arrive. »

Et alors, en ce qui concerne le choix de l’objet que l’on doit aimer et épouser, voici comment s’exprime l’excellent Thomasius :

« La route du juste milieu est la plus sûre. Ainsi, prenez une femme ni trop belle, ni trop laide, ni très-riche, ni très-pauvre, ni d’un rang trop haut, ni d’une classe trop basse ; prenez-la dans une position égale à la vôtre, et, pour les autres qualités, restez toujours aussi dans la route du milieu. »

J’ai suivi ce conseil, et, d’après les avis que donne Thomasius au chapitre XVII, j’ai tenu avec la gracieuse personne que j’ai choisie plus d’une conversation ; parce qu’il est impossible à la longue de se cacher entièrement ces défauts trompeurs, sous l’apparence des vertus même.

— Mais, dit l’orfévre, mon cher monsieur Tusmann, cette conversation avec les femmes demande, sous peine d’être lourdement trompé, un long usage.

— La aussi, répondit Tusmann, le grand Thomasius vous vient en aide, alors qu’il vous apprend a satiété comment l’on doit organiser une agréable et intelligente conversation avec les femmes et comment il faut y mêler une aimable plaisanterie. « Mais, dit l’auteur dans le cinquième chapitre, il faut s’en servir comme un cuisinier se sert du sel et ne toucher les phrases spirituelles que comme on touche on fusil, principalement pour la défense, comme un hérisson se sert de ses dards ; et l’on doit, en homme habile, regarder plus encore à ses gestes qu’à ses paroles, parce que souvent ce que l’on cache dans ses discours se montre dans l’attitude et les mouvements, et que les mots ont moins d’influence que l’apparence extérieure pour éveiller la haine ou l’amitié. »

— Je vois, interrompit l’orfévre, qu’il est impossible de vous surprendre, vous êtes armé contre tout de pied en cap. Je parierais aussi d’après cela que vous avez tout à fait conquis par votre conduite l’amour de la femme que vous avez choisie.

— Je m’efforce de montrer, dit Tusmann, d’après le conseil de Thomasius, une complaisance à la fois amicale et respectueuse, car ceci est autant un signe d’amour qu’un magnétisme pour éveiller la sympathie, comme un bâillement fait bâiller une société tout entière. Cependant je ne pousse pas trop loin le respect, car je sais fort bien, comme l’enseigne aussi Thomasius, que les femmes ne sont ni de bons ni de mauvais anges, mais seulement des créatures humaines, et par conséquent, relativement aux forces du corps et de l’esprit, des créatures plus faibles que nous, comme le prouve assez la différence des sexes.

— Qu’une année de tempêtes soit sur vos têtes, s’écria le vieillard courroucé, vous qui bavardez sans cesse sur des niaiseries et me gâtez les bons instants dont je pensais jouir ici pour me reposer de mes travaux !

— Taisez-vous, vieillard ! s’écria l’orfévre en haussant le ton, et estimez-vous heureux que nous vous souffrions ici ; car, avec vos manières brutales, vous êtes un hôte désagréable que l’on devrait jeter à la porte. Ne vous laissez pas troubler par ce vieillard, cher monsieur Tusmann : vous aimez les anciens temps, Thomasius vous est cher. Pour ce qui est de moi, je vais beaucoup plus loin en ce que je tiens en quelque sorte au temps auquel appartiennent, comme vous le voyez, les habits que je porte. Oui, mon respectable monsieur, ce temps était bien plus beau que celui-ci, et c’est de lui que vient ce joli prodige que vous avez vu aujourd’hui à la vieille tour de l’hôtel de ville.

— Comment cela, très-estimable professeur ? demanda le secrétaire intime de la chancellerie.

— Eh ! continua le joaillier, autrefois on célébrait de joyeuses noces dans l’hôtel de ville, et elles étaient bien autrement brillantes que celles de nos jours. Eh bien ! plus d’une heureuse fiancée regardait alors à la fenêtre, et c’est aussi une apparition fantastique bien gracieuse, quand encore aujourd’hui une image aérienne prophétise ce qui doit arriver d’après ce qui s’est passé il y a bien longtemps. Je dois surtout reconnaître que notre Berlin offrait autrefois un aspect bien plus animé et varié qu’aujourd’hui, où tout est uniforme, et où l’on cherche et trouve un plaisir dans l’ennui. On donnait des fêtes comme on aurait de la peine à se les figurer maintenant. Je me rappelle comment dans l’aimée 1581, à Oculi, pendant le carême, l’électeur Auguste de Saxe fut conduit à Cologne accompagné de sa femme et son fils Christian avec une grande magnificence par une escorte de cent chevaux montés par les seigneurs de la ville. Le jour suivant il y eut un beau tournoi dans lequel l’électeur de Saxe (le comte Jost de Barbe) y parut suivi d’une nombreuse noblesse en riches habits, avec des hauberts d’or et des têtes de lion d’or aux épaules, aux coudes et aux genoux, les jambes et les bras couverts de soie couleur de chair, comme s’ils eussent été nus, ainsi que l’on a coutume de représenter les guerriers païens. Des chanteurs et des instrumentistes étaient cachés dans une arche de Noé dorée sur laquelle se tenait un petit enfant en maillot de soie, aussi couleur de chair, avec des ailes, un arc, un carquois, et les yeux bandés comme on peint Cupidon. Deux autres petits garçons habillés de belles plumes d’autruche blanches, ayant des becs de colombe et des yeux d’or, conduisaient l’arche dans laquelle la musique commença à retentir lorsque le prince combattit dans la lice. Et puis on lâcha de l’arche quelques colombes, dont l’une alla se poser sur le bonnet garni de zibeline de notre gracieux maître l’électeur, battit des ailes et se mit à chanter un air charmant bien mieux que ne le faisait soixante ans plus tard Bernard-Pasquimo Grosso de Mantoue, chanteur de la cour ; et puis il y eut un tournoi à pied, au milieu duquel l’électeur de Saxe s’avança dans un bateau orné de flammes blanches et noires avec une voile de drap d’or, et derrière l’électeur était assis l’enfant qui la veille avait joué le rôle de Cupidon, avec un large costume bariolé de diverses couleurs, coiffé d’un chapeau pointu ronge et noir. Il portait alors une grande barbe grise. Les musiciens et les instrumentistes étaient vêtus de la même manière ; et tout autour de la barque dansaient une foule de nobles affublés de têtes et de queues de saumon, de hareng : ce qui faisait un charmant effet. Le soir, à dix heures, on tira un beau feu d’artifice composé de plus de mille pièces représentant une forteresse carrée entourée d’assiégeants, qui tiraient et paraissaient se battre et se percer de leurs armes ; tandis que des chevaux et des hommes de feu, des oiseaux étranges s’élevaient dans l’air avec un bruit et un roulement terribles. Ce feu d’artifice dura deux heures.

Pendant ces récits du vieux joaillier, le secrétaire intime de la chancellerie donnait des marques du plus profond intérêt et du plus grand plaisir. Il s’écriait par intervalles : Eh ! ah ! ah ! se frottait les mains, se balançait çà et là sur sa chaise, et buvait des verres de vin l’un sur l’autre.

— Très-vénérable professeur, s’écria-t-il enfin avec une voix de fausset occasionné par la joie, vous parlez si vivement de toutes ces choses, que l’on pourrait croire que vous les avez vues !

— Eh ! répondit le joaillier, peut-être me suis-je véritablement trouvé là.

Tusmann, ne comprenant pas le sens de ces paroles étranges, voulait continuer ses questions, lorsque le vieillard dit au joaillier d’un ton de mauvaise humeur :

— N’oubliez pas pourtant de plus belles fêtes qui transportèrent de joie les Berlinois à cette époque que vous vantez tant, lorsque les bûchers fumaient sur le marché Neuf et que coulait le sang de malheureuses victimes qui vaincues par la douleur du martyre avouaient des crimes que la plus folle rage, la superstition la plus aveugle pouvaient seules avoir rêvés.

— Ah ! interrompit le secrétaire intime ! vous pensez sans doute à l’infâme procès de magiciens et de sorcières qui eut lieu à cette époque, cher monsieur ?

— Oui, ce fut une sotte chose que nos progrès ont fait cesser.

Le joaillier jeta un singulier regard sur Tusmann et sur le vieillard, et demanda enfin à celui-ci avec un mystérieux sourire :

— Connaissez-vous l’histoire du juif Lippold telle qu’elle eut lieu dans l’année 1512 ?

Avant que Tusmann eût répondu, le joaillier continua :

— L’argentier juif Lippold fut accusé de grande friponnerie. Il avait joui jusque-là de la confiance de l’électeur, possédait de grandes richesses, et lui venait en aide toutes les fois que cela devenait nécessaire. Soit qu’il eût trouvé moyen de se disculper, soit qu’il eût réussi à prouver son innocence à l’électeur, soit enfin, comme on disait autrefois, qu’il eût atteint de son arquebuse d’argent plusieurs personnes influentes auprès du maître, toujours est-il qu’il en sortît avec un certificat d’innocence ; il fut seulement surveillé par les bourgeois dans sa petite maison de la rue de Stralauer. Il arriva qu’il se prit de colère contre sa femme, et que celle-ci lui dit de mauvaise humeur :

— Si le gracieux électeur savait quel coquin tu es, quels vols tu peux entreprendre avec ton livre de magie, il y aurait déjà longtemps que ton cœur ne battrait plus.

Ceci fut rapporté à l’électeur. Celui-ci fit chercher le livre de magie, que l’on finit par trouver, et des gens qui s’entendaient à y lire virent sa friponnerie dans tout son jour. Il avait employé un art coupable pour dominer le maître et le pays tout entier, et la seule piété de l’électeur l’avait fait résister à ces enchantements diaboliques. Lippold fut exécuté sur la place du marché Neuf, et, lorsque la flamme dévora le livre et son corps, une grande souris vint sur le bûcher et courut dans le feu. Bien des personnes prirent la souris pour le démon familier de Lippold.

Pendant le récit dit joaillier, le vieillard avait posé ses deux coudes sur la table, tenant sa figure dans ses mains, et il gémissait et soupirait comme une personne qui éprouve une insupportable douleur. Le secrétaire intime ne paraissait pas toutefois attacher une grande importance aux paroles du joaillier. Il était extrêmement joyeux, et tout plein pour le moment de pensées et d’images d’un tout autre genre. Lorsque le joaillier eut fini, il demanda en souriant avec une voix douce :

— Mais, dites-moi donc, mon très-honorable professeur, était-ce vraiment mademoiselle Albertine Vosvinkel qui vous regardait avec ses beaux yeux du haut de sa fenêtre en ruine de la tour de la maison de ville ?

— Comment, dit rudement l’orfévre, qu’avez-vous de commun avec mademoiselle Albertine Vosvinkel ?

— Mais, répondit Tusmann à demi-voix, mais, mon Dieu ! c’est cette charmante dame que je veux aimer et épouser.

— Monsieur, reprit l’orfévre le visage écarlate et une ardente colère dans les yeux, monsieur, vous êtes, je crois, possédé du démon ou tout à fait fou ! Vous voulez épouser la belle Albertine, vous, un vieux pédant usé, vous qui, avec toute votre science d’école, avec toute votre vaine sagacité politique puisée chez Thomasius, ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez ! Abandonnez de semblables idées, autrement vous pourriez encore dans cette nuit d’équinoxe avoir la barre du cou brisée !

Le secrétaire intime avait toujours été un homme calme, paisible et même un peu poltron, qui se serait bien gardé de dire à personne une dure parole, même si on l’avait attaqué. Mais les paroles de l’orfévre respiraient par trop le mépris, et justement aussi Tusmann avait bu plus de vin capiteux que d’habitude ; aussi il ne pouvait manquer d’entrer dans une colère plus violente que jamais et il s’écria d’une voix aigre :

— Je ne sais qui vous êtes, monsieur l’orfévre inconnu, et ce qui vous autorise à m’interpeller ainsi, je crois que vous voulez me berner avec vos tours enfantins, et vous vous oubliez jusqu’au point d’être vous-même amoureux de mademoiselle Albertine, et vous avez fait sur un verre le portrait de cette dame et me l’avez montré, au moyen d’une lanterne, sur la tour de la maison de ville, oh ! monsieur, je suis aussi au courant des choses de ce genre et vous vous trompez si vous croyez m’intimider avec vos escamotages et vos discours grossiers.

— Prenez garde, répondit l’orfévre d’un ton froid et avec un singulier sourire, vous avez affaire à des gens bien singuliers.

Et dans le même moment une affreuse tête de renard grimaça à la place de l’orfévre au secrétaire intime, qui tomba en arrière, sur son siège, glacé du plus violent effroi.

Le vieillard ne parut pas s’émouvoir le moins du monde de la transformation de l’orfévre, bien plus son apparente mauvaise humeur disparut tout à coup ; et il s’écria en riant :

— Voyez quelle bonne plaisanterie !

— Mais ce sont des tours sans valeur, j’en connais de meilleurs, et je puis faire des choses qui ont toujours été trop fortes pour toi, Léonard.

— Montre-les donc, reprit l’orfévre, qui avait repris son visage d’homme en s’asseyant tranquillement à table, montre ce que tu sais faire.

Le vieillard tira de sa poche un gros raifort noir, le nettoya et le pela avec un petit couteau qu’il avait atteint en même temps ; il le coupa proprement en tranches minces, et les plaça sur la table.

Mais lorsqu’il frappa du poing fermé sur une tranche du radis, une belle pièce d’or toute brillante et neuve sauta en résonnant ! Il la prit et la jeta à l’orfévre ; mais aussitôt que celui-ci toucha la pièce, elle se perdit dans la poussière de jaillissantes étincelles. Cela parut contrarier le vieillard ; il frappait toujours plus vite et plus fort les tranches de raifort, et toujours plus résonnantes elles se rompaient sous la main de l’orfévre.

Le secrétaire intime était hors de lui d’inquiétude et d’effroi. Enfin il se débarrassa avec effort de son état de torpeur, qui était voisin de l’évanouissement, et dit d’une voix tremblante :

— J’ai l’honneur de prendre congé de vos estimables personnes.

Et il se précipita au dehors aussitôt qu’il eut pris sa canne et son chapeau.

Dans la rue, il entendit derrière lui un rire strident, qui lui parut venir des deux personnages mystérieux, et son sang se figea dans ses veines.


II.

Où l’on raconte qu’un amour s’allume à cause d’on cigare qui ne voulait pas prendre feu, après que les amants se furent déjà jetés à la tête l’un de l’autre.


Le jeune peintre Edmond Lehsen avait fait d’une manière aussi singulière que le secrétaire intime la connaissance de l’étrange orfévre Léonard.

Edmond dessinait d’après nature dans un endroit solitaire du jardin des animaux un beau groupe d’arbres, lorsque Léonard s’avança vers lui et regarda sans façon son œuvre par-dessus son épaule. Edmond ne s’en inquiéta pas le moins du monde et continua de dessiner avec ardeur jusqu’à ce que l’orfèvre lui cria :

— C’est un singulier dessin, cher jeune homme ! ce ne sont plus des arbres, mais tout autre chose.

— Croyez-vous, monsieur ! dit Edmond les yeux animés.

— Eh bien, reprit l’orfévre ; il me semble voir regarder à travers l’épais feuillage mille figures diverses : tantôt des génies, des animaux bizarres, des jeunes filles, des fleurs ; et cependant le tout représente bien le groupe d’arbres qui nous fait face et au travers duquel brillent si agréablement, les rayons du soleil.

— Eh ! monsieur ! s’écria Edmond, ou vous avez un sentiment très-profond, un œil perçant pour de pareilles scènes, ou jamais mon travail, d’après ma propre estime, n’a été plus réussi qu’aujourd’hui ! N’en est-il pas ainsi de vous, lorsque vous vous abandonnez, dans la nature, aux désirs de votre âme, ne vous semble-t-il pas que des apparitions fantastiques vous regardent à travers les arbres et l’épaisseur du feuillage ! C’était ce que je voulais exprimer dans ce dessin, et, je le vois, j’y ai réussi.

— Je comprends, dit Léonard d’un ton froid et un peu sec, vous voudriez, libre de toute étude, vous donner du repos et vous égayer et reprendre des forces dans un agréable jeu de votre fantaisie,

— Nullement, monsieur, répondit Edmond, je regarde comme ma meilleure et ma plus profitable étude cette manière de travailler d’après nature. J’apporte dans de semblables peintures la véritable poésie : le fantastique dans le paysage. Le poëte doit être peintre de paysage, et aussi bon que peintre d’histoire ; autrement, il sera toujours sans talent.

— Et vous aussi, bon Dieu ! mon cher Edmond Lehsen ?

— Comment ! interrompit Edmond, vous me connaissez donc, monsieur ?

— Pourquoi, reprit Léonard, ne vous connaîtrais-je pas ? Je fis votre estimable connaissance dans un moment dont probablement vous ne vous rappelez pas très-bien, c’est-à-dire lorsque vous vîntes au monde. Pour le peu de connaissance que vous possédiez à cette époque, vous vous étiez très-convenablement et très-sagement comporté, en faisant souffrir madame votre mère aussi peu que possible, et en même temps vous aviez jeté un cri de joie bien sonore et cherché avec désir la lumière du jour ; ce qui, d’après mon avis, ne vous fut pas refusé ; car, d’après l’avis des nouveaux médecins, cela non-seulement ne nuit en aucune façon aux nouveau-nés, mais agit encore avantageusement sur leur intelligence et leurs forces physiques. Votre père en fut si content qu’il se mit à sauter à cloche-pied autour de la chambre et se mit à jouer sur sa flûte l’air : Pour les hommes qui comprennent l’amour

Après il me mit votre petite personne dans les mains et me pria de tirer votre horoscope : ce que je fis en effet. Alors je vins plus fréquemment encore dans la maison de votre père, et vous ne dédaigniez pas d’aspirer vers certaines tourtes d’amandes que j’apportais. Plus tard je partis en voyage ; vous aviez alors six ou sept ans. Puis je revins ici, à Berlin, je vous vis, et j’appris avec plaisir que votre père vous avait envoyé de Muncheberg en cette ville pour étudier la noble peinture. Car dans Muncheberg on trouve peu de statues de marbre, de bronze, de pierres précieuses et autres trésors artistiques. Berlin, au contraire, lorsque de nouvelles antiques pêchées dans le Tibre y auront été bientôt transportées pourra peut-être lutter avec Rome, Florence ou Dresde.


Le royaume des légumes en négligé.


— Mon Dieu ! dit Edmond, les souvenirs de ma tendre jeunesse s’éveillent ! ne seriez vous pas monsieur Léonard ?

— Justement, répondit l’orfévre, je m’appelle Léonard, mais rien ne m’étonnerait plus de vous voir vous rappeler de moi depuis si longtemps.

— Et cependant cela est, continua Edmond, je sais que je me réjouissais fort, lorsque vous arriviez à la maison de mon père, parce que vous m’apportiez toutes sortes de friandises, et que vous vous occupiez beaucoup de moi ; mais je ne pouvais me défendre d’un respect craintif, ou d’une espèce d’effroi, d’une oppression, qui souvent se prolongeait après votre départ ; mais ce sont surtout les récits de mon père sur vous qui ont conservé votre souvenir dans mon âme ; il se félicitait de votre amitié, car vous l’aviez toujours heureusement sauvé, par une habileté singulière, de tous tes embarras et les accidents fâcheux qui arrivent ordinairement dans la vie : il disait avec enthousiasme que vous étiez versé dans les sciences occultes et pouviez commander à votre gré aux forces cachées de la nature, et quelquefois, pardonnez, il donnait à entendre assez clairement que vous étiez Ahasverus le Juif errant.

— Pourquoi pas le tueur de rats de Hameln, on le vieux partout et nulle part, ou le petit homme poire, ou bien un cobold ! interrompit l’orfévre. Il est vrai toutefois, et je dois en convenir, qu’il y a bien dans tout ceci certaines circonstances qui me regardent, et dont je ne pense pas parler sans éveiller un scandale. J’ai rendu de grands services, en effet, à monsieur votre père avec mes talents secrets ; votre horoscope, que je tirai aussitôt après votre naissance, lui fut surtout très-agréable.

— Eh bien ! dit le jeune homme tandis que ses joues se couvraient de rougeur, mon horoscope n’avait rien qui pût tant réjouir ; mon père m’a souvent répété que votre prédiction avait été que je deviendrais un jour quelque chose de grand, comme grand artiste ou grand fou. J’ai dû au moins cela à cette prédiction que mon père a laissé un libre cours à mon penchant pour les arts. Croyez-vous à l’infaillibilité de votre horoscope ?

— Oh ! très-certainement ! reprit l’orfévre d’un ton calme et très-froid, il n’y a pas à en douter car vous marchez à grands pas vers la folie.

— Comment, monsieur, s’écria Edmond surpris, vous venez me jeter cela à moi en plein visage !

— Il dépend tout à fait de toi, interrompit l’orfévre, d’échapper à la funeste alternative de ton horoscope et de devenir un libre artiste. Tes dessins, tes esquisses décèlent une très-vive imagination, une grande qualité d’expression, une grande adresse de main : sur ces fondations on peut élever un beau bâtiment. Laisse là cette obéissance à la mode, et donne-toi tout à fait aux études sérieuses. Je sais que tu te préoccupes de la noblesse et de la simplicité des maîtres de l’ancienne école allemande ; mais là aussi il faut éviter l’écueil sur lequel tant d’autres ont échoué déjà. Il faut, il est vrai, un sentiment profond, une grande force d’âme, qui puisse résister à la torpeur de l’art moderne, pour saisir l’esprit véritable des anciens grands maîtres et pour comprendre le sens de leurs œuvres. Alors seulement l’étincelle jaillira de l’âme, et créera des œuvres enfants de l’enthousiasme, dignes, sans aveugle imitation, du meilleur temps du moyen âge. Mais maintenant les jeunes gens s’imaginent, lorsqu’ils ont bourré une espèce de tableau biblique de figures desséchées, avec des visages d’une aune de long, des vêtements roides et à plis cassés, et une fausse perspective, qu’ils ont peint dans la manière des maîtres de l’ancienne école allemande. Ces imitateurs, assassins du génie, doivent être comparés à ce jeune paysan, qui met à l’église, pendant le Pater noster, son chapeau devant son nez, sans pouvoir en dire un mot par cœur, et se contente, au lieu de prononcer la prière qu’il ignore, d’en murmurer le rhythme confus.

L’orfèvre dit encore de belles et véritables choses sur le noble art de la peinture, et donna à l’artiste Edmond d’excellents conseils, tellement que celui-ci lui demanda, enfin tout pénétré, comment il pouvait se faire qu’il eût acquis tant de connaissances sans être peintre, et aussi pourquoi il vivait dans la retraite, au lieu de se faire remarquer dans les luttes d’art de toutes sortes.

— Je t’ai déjà dit, répondit l’orfévre d’un ton doux et sérieux, qu’une expérience longue, et en réalité incroyablement longue, a rendu mon œil et mon jugement plus sûrs. Quant à mon amour de la retraite, j’ai la certitude que j’avancerais partout des préceptes étranges, que non-seulement mon organisation, mais aussi le sentiment d’un pouvoir intérieur, qui me domine, imposeraient à mon esprit, et la vie tranquille que je mène à Berlin pourrait en être troublée. Je me souviens d’un homme, qui, à un certain point de vue, pourrait être mon aïeul, et qui est tellement en moi en corps et en âme, que l’idée bizarre me vient quelquefois que je suis cet homme : je veux parler de ce Suisse Léonard Turnhauser, qui vivait dans l’année 1532, à Berlin, dans la ville où nous sommes. Autrefois, tu le sauras, tout chimiste était alchimiste, et tout astronome était astrologue, et Turnhauser pouvait bien être l’un et l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’il accomplissait les choses les plus merveilleuses, et se montrait en outre un très-habile médecin ; mais il avait le défaut, pour étaler toutes ses connaissances, de se mêler à tout, toujours prêt pour le conseil et pour l’action. Cette conduite attira sur lui la haine et l’envie, comme il arrive au riche, dont la fortune est même bien acquise, de se faire des ennemis par un vain étalage de son luxe. On en vint à dire à l’électeur que Turnhauser pouvait faire de l’or ; et celui-ci, soit qu’il n’y comprit rien, soit poussé par d’autres motifs, lui défendit de se livrer à ses travaux.

Alors les ennemis de Turnhauser dirent à l’électeur : Voyez-vous comme ce misérable est un mauvais drôle rusé, il s’en va prônant des connaissances qu’il n’a pas, et il fait toutes sortes de jongleries magiques et de commerce de juif qu’il devrait payer par une mort infâme, comme l’israélite Lippold !

Turnhauser avait été orfèvre en effet, cela était certain, et maintenant on lui refusait la science qu’il avait exposée au grand jour. On prétendit même que les écrits remarquables, les savantes prophéties qu’il avait publiés n’étaient pas de lui et qu’il les avait achetés d’autres au poids de l’or. Enfin l’envie, la haine, la calomnie firent si bien, que lui, pour éviter le sort du juif Lippold, quitta Berlin en secret. Alors les maudits crièrent qu’il avait été rejoindre des papistes, mais c’était un mensonge : il se retira en Saxe, où il reprit son métier d’orfèvre sans dire adieu à la science.

Edmond se sentait étrangement attiré vers l’ancien orfévre ; et celui-ci récompensa la confiance respectueuse qu’il lui montrait en ce que non-seulement il resta pour lui dans ses études d’art un critique sévère mais de bon et solide conseil, mais parce qu’il lui apprit, quant à la préparation et au mélange des couleurs, certains secrets connus des anciens peintres.

Ainsi se forma, entre Edmond et le vieux Léonard, la liaison qui existe entre l’élève plein d’espoir et bien-aimé, et le maître plein d’amitié paternelle. Bientôt après il arriva que par une belle soirée d’été, chez le chasseur de la cour, au jardin des animaux, les cigares du conseil de commission Melchior Voswinkel ne voulaient pas absolument s’allumer. Le commissaire furieux les jetait par terre l’un après l’autre, et il s’écria à la fin :

— Mon Dieu ! ai-je pris tant de peine et dépensé tant d’argent à faire venir des cigares de Hambourg pour voir mes plaisirs troublés par ces misérables drogues ? Puis-je raisonnablement jouir de la belle nature, et tenir une conversation raisonnable. C’est affreux !

Il avait en quelque sorte prononcé ces paroles à Edmond Lehsen, qui se trouvait placé près de lui, et dont le cigare fumait très-joyeusement.

Edmond, sans connaître le commissaire de la commission, tira son étui à cigares tout plein et le présenta au désespéré, en lui disant qu’il garantissait leur excellence et leurs qualités inflammables, bien qu’ils n’arrivassent pas de Hambourg, mais d’une boutique de la rue Frédéric.


Combat de Radis et Carotte.


Le commissaire, plein de joie, en prit un en disant grand merci, et à peine l’eut-il touché avec le papier enflammé, que des nuages gris s’élevèrent en tourbillons, et l’homme s’écria enchanté :

— Oh ! mon cher monsieur, vous me tirez d’un grand embarras, mille grâces ! et je pousserai presque la hardiesse jusqu’à en implorer de vous un second lorsque celui-ci sera fumé !

Edmond lui dit qu’il pouvait compter sur son étui, et ils se séparèrent.

Mais lorsque le crépuscule commençait à tomber, Edmond, la tête remplie d’un projet de tableau, et attachant peu d’importance à la société, se frayait un chemin à travers les chaises et les tables pour se trouver à l’écart, lorsque le conseiller des commissions se trouva de nouveau devant lui, et l’invita à prendre place à sa table. Le peintre, prêt à refuser, aperçut, assise à cette table que venait de quitter le commissaire, une jeune fille, modèle de grâce, de jeunesse et de beauté !

— Ma fille Albertine ! dit le commissaire à Edmond, qui, comme pétrifié, regardait la jeune fille, et oubliait presque de la saluer. Il reconnut en elle, au premier coup d’œil, une admirable et très-élégante demoiselle qu’il avait rencontrée à l’exposition précédente devant l’un de ses tableaux. Elle expliquait avec intelligence à une femme plus âgée et à deux de ses jeunes compagnes le sens de la figure allégorique ; elle examina le dessin, la composition, fit l’éloge du peintre, prétendit qu’il donnait de grandes espérances, et dit qu’elle désirerait le connaître. Edmond se tenait tout près d’elle, et buvait la louange qui s’échappait des plus belles lèvres. Dans un doux émoi, et avec de grands battements de cœur, il ne peut s’empêcher de lui dire qu’il est l’auteur du tableau. Albertine laisse tomber à terre le gant qu’elle vient d’ôter de sa main, vite Edmond se baisse pour le ramasser, Albertine se baisse aussi, et leurs tête se rencontrent si fort qu’elles en craquent.

— Dieu du ciel ! s’écrie Albertine se tenant la tête de douleur.

Edmond effrayé se jette en arrière ; au premier pas il écrase une patte du chien de la vieille femme, qui jette des cris aigus ; au second il marche sur le pied d’un professeur goutteux, qui élève un affreux mugissement et envoie Edmond au diable en enfer ; on accourt des salles voisines et tous les lorgnons sont braqués sur le pauvre pécheur, qui se précipite désespéré au dehors, accompagné des malédictions du professeur, des insultes de la vieille dame et des rires des jeunes filles, pendant que les dames ouvrent leurs flacons et frottent le front meurtri d’Albertine.

Autrefois déjà dans le moment critique de sa présentation ridicule Edmond, sans le savoir, était tombé amoureux de la belle inconnue, et ce seul sentiment douloureux de sa maladresse l’empêchait de la chercher dans tous les coins de la ville. Il ne pouvait se représenter Albertine autrement qu’avec un front blessé et le regard plein de reproches et de colère.

Mais aujourd’hui rien de pareil ne se présentait. Albertine, il est vrai, rougit beaucoup lorsqu’elle aperçut le jeune homme, et elle parut embarrassée dans sa contenance ; mais lorsque le conseiller de la commission demanda l’état et le nom du jeune homme, elle prit la parole pour dire avec un charmant sourire qu’elle se trompait fort si le monsieur qu’elle voyait n’était pas l’excellent artiste dont le tableau l’avait si fort impressionnée.

On peut penser si ces paroles exaltèrent dans l’âme en feu d’Edmond un choc électrique. Tout plein d’enthousiasme, il voulut entamer les plus admirables périodes. Le commissaire ne le laissa pas aller jusque-là, mais s’écria en le pressant sur sa poitrine :

— Mon ami ! et le cigare promis !


Le vieux juif.


Et tout en allumant le cigare qu’Edmond lui offrait :

— Ainsi vous êtes un peintre, continua-t-il, et même un excellent peintre, à ce que dit Albertine, qui s’y entend. Eh bien ! j’en suis ravi ! j’aime beaucoup la peinture, je suis connaisseur, mais un vrai connaisseur. J’ai des yeux, j’ai des yeux ! dites moi, cher artiste, dites-le-moi franchement, n’êtes-vous pas l’habile peintre devant les tableaux duquel je m’arrête chaque jour parce que je ne peux détacher mes regards de leur charmante couleur ?

Edmond ne savait pas comment le commissaire pouvait voir ses tableaux chaque jour et il ne se rappelait pas d’avoir jamais peint une enseigne. Il ressortit de quelques explications que Melchior Voswinkel avait eu idée des tables à thé laquées, des écrans et d’autres merveilles de ce genre qu’il contemplait chaque jour avec enthousiasme sous les tilleuls, dans la boutique de Stobwasser. Ces objets étaient pour lui ce que l’art avait produit de plus complet. Cela déconcerta Edmond, et il maudit le commissaire, qui par son flux d’ennuyeuses paroles rendait impossible toute conversation avec Albertine.

Enfin un ami du commissaire arriva et le prit à part. Edmond saisit ce moment et vint s’asseoir très-prés d’Albertine, qui semblait le voir avec plaisir.

Tous ceux qui connaissait mademoiselle Albertine savent qu’elle est jeune, belle, gracieuse, qu’elle s’habille à la dernière mode avec un goût exquis, qu’elle chante dans les réunions académiques de Zeller, qu’elle reçoit sur le piano des leçons du sieur Lanska et bondit d’après les pas charmants de la première maîtresse de danse, qu’elle a mis à l’exposition une belle tulipe en tapisserie avec des vergissmeinnicht et des violettes, qu’elle a reçu de la nature un tempérament plein de gaieté, et qu’elle peut dans les réunions de thé faire preuve de l’impressionnabilité la plus grande. Chacun sait aussi qu’elle recueille dans un cahier de maroquin doré sur tranche des poëmes, des sentences de Gœthe, Jean-Paul et autres gens supérieurs, dont les œuvres plaisent surtout aux femmes, et tout cela d’une écriture nette et perlée. Elle connaît en outre toutes les finesses et les subtilités de sa langue. Il était tout naturel qu’Albertine auprès d’un jeune peintre, dont l’amour timide débordait, montrât une sensibilité plus exquise encore que dans les thés et les cercles littéraires et qu’elle parlât avec la voix la plus harmonieuse et de la manière la plus élégante de sentiment poétique, des profondeurs de la vie, et d’autres choses pareilles.

Le vent du soir s’était élevé et répandait à l’entour de doux parfums de fleurs, et dans ce bosquet sombre deux rossignols chantaient alternativement.

Alors Albertine cita ces vers de Fouque :

« Un murmure, un léger son, un vague bruit de clochettes parcourt le bosquet du printemps. L’esprit, les sens et la vie sont saisis comme dans des lacets d’amour. »

Enhardi par l’obscurité qui se faisait plus épaisse, Edmond prit la main d’Albertine, la serra contre sa poitrine et continua ainsi :

« Si je répétais les chants que cette vie tranquille murmure tout bas, alors de ma méthode jaillirait la flamme de l’éternel amour ! »

Albertine retira sa main, mais seulement pour la délivrer de son gant glacé et pour la rendre à l’heureux artiste, qui se préparait à la couvrir de baisers de feu, lorsque le conseiller de la commission s’écria :

— Parbleu ! il fait froid. Je voudrais avoir pris un manteau ou une redingote. Enveloppe-toi dans ton châle, Albertine. Mon cher peintre, c’est un vrai cachemire qui a coûté cinquante ducats. Couvre-toi bien, ma fille, nous allons partir. Adieu, mon cher !

Avec un tact merveilleux Edmond saisit aussitôt sa boite de cigares et en offrit un troisième eu conseiller de commission.

— Oh ! grand merci ! s’écria Voswinkel, vous êtes réellement un charmant jeune homme. La police ne permet pas de fumer en se promenant dans le jardin des animaux, mais le cigare ou la pipe n’en sont que meilleurs.

Au moment où le conseiller de commission s’approchait de la lanterne pour allumer son cigare, Edmond pria Albertine timidement et bien bas de lui permettre de la reconduire chez elle. Elle accepta son bras, et tous deux marchèrent en avant, et le conseiller parut, lorsqu’il revint, avoir déjà admis qu’Edmond les accompagnerait jusqu’à la ville.

Tout homme qui fut jeune et amoureux, ou qui l’est encore (chez quelques-uns cela ne se passe jamais) s’imaginera ce que s’imaginait Edmond aux côtés d’Albertine, qu’il planait au dessus des arbres dans des nuages d’or avec la belle des belles.

Rosalinde donne ainsi dans le Comme il vous plaira de Shakspeare les signes qui font reconnaître les amoureux :

« Des joues tombantes, des yeux bordés de bleu, un sentiment indifférent, une barbe négligée, des jarretières détachées, un béret sans ruban, des manches déboutonnées, des souliers sans lacets, et dans chaque geste l’abandon du désespoir. »

Edmond ne ressemblait pas plus à ce portrait qu’à Roland le Furieux. Mais de même que celui-ci déracinait les arbres tout en gravant sur chaque écorce le nom de Rosalinde et jetant une ode aux aubépins et une élégie aux buissons de ronces, ainsi Edmond gâta une montagne de papier, de parchemin, de toiles et de couleurs à chanter en assez mauvais vers sa bien-aimée et à la dessiner et la peindre sans jamais pouvoir la faire ressembler, parce que sa fantaisie allait bien au delà de son talent. Ajoutez à cela le singulier regard de somnambule de l’amoureux et une quantité suffisante de soupirs à chaque heure et à chaque instant, et il ne pouvait guère manquer que le vieil orfévre ne devinât bientôt la position de son jeune ami. Lorsqu’il l’interrogea à ce sujet, Edmond n’hésita pas à lui ouvrir son cœur.

— Mais tu n’y penses pas ! s’écria Léonard lorsque Edmond eut terminé son récit, c’est une mauvaise chose que de t’amouracher d’une fiancée. Albertine Voswinkel est promise au sieur Tusmann, secrétaire intime de la chancellerie.

Edmond en apprenant cette nouvelle s’abandonna au plus violent désespoir. Léonard attendit patiemment la fin du premier paroxysme et lui demanda ensuite s’il pensait sérieusement à épouser mademoiselle Albertine. Edmond lui jura que cette union était le plus haut désir de sa vie, et supplia le vieillard de l’aider en cela de toutes ses forces pour écarter les prétentions du secrétaire intime et lui conquérir cette belle.

L’orfévre avança qu’un artiste plein d’avenir pouvait tomber amoureux, mais que c’était une folie pour lui de penser au mariage. C’était pour cette raison même que le jeune Sternbald n’avait pas voulu enchaîner ainsi sa vie, et qu’il était, autant qu’il le savait du moins, resté garçon jusqu’alors.

Le coup porta, car le Sternbald de Tieck était le livre favori d’Edmond, et il eût été volontiers lui-même le héros de ce roman. Il arriva de là qu’il prit une figure décomposée et fut sur le point de fondre en larmes.

— Il en sera ce qu’il voudra, dit l’orfévre, j’écarterai le secrétaire intime. Ton affaire est de t’introduire d’une façon ou de l’autre dans la maison du conseiller des commissions et de te rapprocher d’Albertine. Au reste, mes opérations contre le secrétaire intime commenceront dans le nuit de l’équinoxe.

Edmond fut dans le ravissement de la promesse de l’orfévre, car il savait que le vieillard tenait ce qu’il avait une fois promis.


III.

Qui contient le signalement du secrétaire intime de chancellerie Tusmann, ainsi que la cause de la chute de cheval du grand électeur, avec d’autres choses curieuses.


Cher lecteur, avec ce que tu as déjà appris sur le secrétaire intime Tusmann, tu dois déjà l’avoir devant les yeux en corps et en âme. Toutefois je t’ajouterai, quant à ce qui concerne son extérieur, qu’il était de petite stature, chauve, qu’il avait les jambes un peu torses et un costume tant soit peu ridicule. Il portait, avec un habit taillé à la mode de son aïeul, avec de grands pans et un énorme gilet, de grands et larges pantalons et des souliers qui dans la marche retentissaient comme des bottes de courrier, ce qui nous amène à dire qu’il n’allait jamais dans la rue d’un pas égal, mais qu’il s’avançait en bondissant en grands sauts désordonnés avec une incroyable rapidité, de sorte que les pans dont nous avons parlé plus haut s’épanouissaient autour de lui comme une paire d’ailes. Outre que son visage eût quelque chose d’incroyablement drôle, le bienveillant sourire qui jouait sur sa bouche disposait en sa faveur, de sorte qu’on était porté à l’aimer tout en riant de sa pédanterie et de ses manières gauches. Sa grande passion était la lecture. Il ne sortait jamais sans avoir bourré ses poches de livres. Il lisait partout où il se trouvait, arrêté ou en marchant ; dans les promenades, les églises, les cafés, il lisait sans choix tout ce qui lui tombait sous la main, à condition que ce fussent d’anciens livres ; il avait horreur des nouveaux. Il étudiait aujourd’hui au café un livre d’algèbre, demain le Règlement de cavalerie de Frédéric-Guillaume Ier et le livre remarquable : Cicéron représenté comme un grand menteur et avocassier, en dix chapitres, de l’année 1720. Tusmann était avec cela doué d’une mémoire énorme. Il avait l’habitude de dessiner tout ce qui l’avait frappé dans un livre et de regarder ensuite de nouveau ses dessins, ce qui faisait qu’il n’oubliait plus. Aussi Tusmann devenait un polyhistorien, un Lexicon vivant, que l’on consultait lorsqu’on avait besoin d’une notion historique ou scientifique. Arrivait-il par hasard qu’il ne put donner sur-le-champ la notice demandée, il fouillait toutes les bibliothèques jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’on lui avait demandé, et revenait avec sa conquête. Il avait cela de remarquable que dans une société, tout en lisant et en apparence absorbé dans son volume, il entendait tout ce qui se disait à l’entour de lui. Souvent il entremêlait une observation qui arrivait juste à sa place, et si l’on disait quelque chose d’humoristique et de spirituel, sans lever le yeux de son livre, il donnait son approbation par un court éclat de rire du plus pur ténor. Le conseiller des commissions Voswinkel avait été camarade d’études du secrétaire intime dans l’école des moines gris, et de ce temps d’études s’était formée une amitié qui durait encore. Tusmann vit grandir Albertine, et à son douzième anniversaire, après lui avoir présenté un bouquet arrangé par le plus célèbre fleuriste de Berlin, il lui baisa la main avec une convenance, une galanterie dont on ne l’aurait jamais cru capable. À partir de ce moment l’idée surgit au conseiller de la commission que son camarade d’école pourrait épouser Albertine. Il pensa que le mariage d’Albertine, qu’il désirait, lui donnerait ainsi moins d’embarras et que Tusmann, modéré dans ses désirs, se contenterait d’une faible dot. Le conseiller aimait surtout ses aises, redoutait toute nouvelle connaissance, et, comme conseiller de la commission, économisait plus qu’il n’était nécessaire. Lorsque Albertine eut atteint sa dix-huitième année, il fit part au secrétaire intime de son plan, qu’il avait gardé longtemps en réserve. Celui-ci en fut d’abord très-effrayé. L’idée hardie de marcher au mariage, et cela avec une très-jeune et très-charmante fille, lui paraissait peu acceptable. Peu à peu il s’y habitua, et un jour que sur l’instigation du conseiller des commissions Albertine lui avait offert une petite bourse, qu’elle avait faite, elle-même avec les plus charmantes couleurs, en lui disant : Cher secrétaire intime de la chancellerie ! son âme prit feu pour la belle enfant. Il déclare aussitôt en secret au conseiller qu’il désirait prendre Albertine pour épouse ; et lorsque celui-ci l’eût embrassé comme son gendre, il se regarda comme le fiancé d’Albertine, quoiqu’il y eût encore une petite considération à mettre en avant, à savoir que Albertine ne connaissait pas le moindre mot de tout cet arrangement et qu’elle n’avait pas même le soupçon le plus léger.

De très bonne heure, au matin de la nuit où s’étaient passées l’aventure de la tour de l’hôtel de ville et celle de l’auberge sur la place Alexandre, le secrétaire intime se précipita, pâle et défait, dans la chambre du conseiller des commissions. Celui-ci fut très-effrayé, car Tusmann ne lui avait jamais rendu de visite à cette heure, et tout son être paraissait annoncer un fatal événement.

Intime (c’est ainsi que le conseiller des commissions appelait le secrétaire de la chancellerie par abréviation), d’où viens-tu ? quelle figure fais-tu ? que t’est-il arrivé ? s’écria-t-il.

Mais Tusmann se jeta épuisé dans un fauteuil ; et après avoir repris haleine pendant quelques minutes, il dit d’une voix quelque peu plaintive :

— Conseiller, comme tu me vois, dans ces habits, avec la Sagesse politique dans mes poches, je viens de la rue de Spandau, que j’ai arpenté du haut en bas depuis hier minuit ; je ne suis pas rentré un moment chez moi, je n’ai même pas aperçu mon lit, je n’ai pas fermé l’œil.

El alors Tusmann lui raconta tout ce qui lui était arrivé la nuit passée, sa rencontre avec le merveilleux orfèvre jusqu’au moment où, épouvanté des sorcelleries du mystérieux artiste noir, il s’était précipité hors de la chambre de l’auberge.

— Intime ! s’écria le conseiller, tu as, contre tes habitudes, bu hier un peu tard une boisson forte et tu as fait des rêves étranges.

— Que dis-tu ? interrompit le secrétaire intime, j’ai dormi, rêvé ? Crois-tu que je ne sais pas ce que c’est qu’un rêve ou le sommeil ? Je te montrerai, la Théorie de Rudows en main, ce que l’on appelle le sommeil, et que l’on peut dormir sans rêver ; ce qui fait dire au prince Hamlet : Dormir, peut-être aussi rêver ! et tu connaîtrais aussi bien que moi les conditions du sommeil si tu avais lu Summum Scipionis, et le célèbre ouvrage d’Artemidori sur les songes, et le petit livre des Rêves de Francfort.

Mais tu ne lis jamais rien, et à cause de cela même tu te trompes sur tout de la plus singulière façon.

— Bien ! bien ! reprit le conseiller des commissions, ne t’échauffe pas tant, je croirais que hier tu t’es laissé abuser à l’excès par un malicieux escamoteur, qui s’est amusé de loi lorsque le vin t’avait trop charmé. Mais, dis-moi, intime, lorsque tu as été dans la rue pourquoi n’as-tu pas été droit chez toi au lieu de battre ainsi le pavé ?

— Ô conseiller, lamenta le secrétaire intime, cher conseiller, conseiller mon fidèle camarade des moines gris ! ne m’insulte pas de tes doutes méprisants, mais apprends tranquillement que la diablerie commença lorsque je me trouvai dans la rue. Lorsque j’arrive à l’hôtel de ville, toutes les fenêtres s’illuminent à jour et une joyeuse musique de janissaires, ou, pour mieux parler, de jeujitsaires envoie en bas un concert de trompettes. Je ne suis comment il se fit que, bien que je n’aie pas à me réjouir de ma taille, en me haussant sur la pointe des pieds il me fut donné d’apercevoir à travers les fenêtres. Que vois-je ! ô ciel ! que vois-je ! ta fille, mademoiselle Albertine Voswinkel, qui valse d’une manière déréglée et en superbe costume de fiancée avec un jeune homme. Je frappe à la fenêtre, j’appelle :

— Mademoiselle Albertine Voswinkel, que faites-vous ici aussi tard dans la nuit ?

Mais alors un misérable descend la rue Royale, m’emporte mes deux jambes, sous moi, et s’en va en courant au galop avec de grands éclats de rire. Moi, pauvre secrétaire intime je tombe dans la crotte, et criant :

— Gardiens de nuit ! aimable police ! honorable patrouille ! courez, courez, arrêtez le voleur ! Il m’a volé mes jambes !

Mais au-dessus de ma tête tout se tait et s’éteint tout à coup dans l’hôtel de ville, et ma voix se perd inutilement dans les airs.

Je me désespère lorsque l’homme revient, et courant auprès de moi comme un enragé, me jette mes jambes à la tête. Alors je me relève aussi bien que possible dans mon trouble et je cours dans la rue de Spandau. Mais lorsque j’arrive à ma porte, ma clef dans la main, je me vois, là ! moi-même, et je me jette un regard farouche avec ces mêmes grands yeux noirs que vous voyez là à ma tête. Effrayé, je bondis en arrière et tombe sur un homme qui m’enlace dans ses bras vigoureux. À la pique qu’il porte, je le reconnais pour un veilleur de nuit. Rassuré, je lui dis :

— Cher veilleur de nuit ! faites-moi donc le plaisir de chasser de ma porte ce filou de secrétaire intime de la chancellerie Tusmann, afin que moi, le vrai Tusmann, je puisse rentrer chez moi !

— Vous êtes fou, je crois, Tusmann !

Ainsi me parle l’homme d’une voix creuse, et je vois que ce n’est pas le veilleur de nuit, mais bien le terrible orfévre, qui me tient dans ses bras. Alors, saisi d’effroi, le front couvert de gouttes d’une sueur glacée, je dis :

— Mon très-honorable professeur, ne vous fâchez pas de ce que dans l’obscurité je vous ai pris pour un veilleur de nuit. Ô Dieu ! nommez-moi comme vous voudrez, appelez-moi de la manière la plus familière, monsieur Tusmann tout court ou même mon bon ami, traitez-moi d’une manière aussi barbare qu’il vous plaira, je supporterai tout, tout, seulement délivrez de cet affreux fantôme qui est à vos ordres.

— Tusmann, répondit le terrible magicien de sa voix fatale et creuse, vous serez à l’instant délivré de tout si vous jurez ici, sur la place, de renoncer à votre mariage avec Albertine Voswinkel.

Conseiller, tu penses quel effet me fit une proposition de ce genre !

— Mon cher monsieur le professeur, lui dis-je, vous me serrez le cœur à le faire saigner ! La valse est une danse abominable et inconvenante, et dans ce moment même mademoiselle Voswinkel valse avec un jeune homme, et cela, comme ma fiancée, d’une manière qui m’a enlevé à la fois la vue et l’ouïe, et cependant je ne peux pas renoncer à cette belle des belles ; non, je ne peux pas y renoncer !

À peine avais-je prononcé ces mots que le maudit orfévre me pousse de manière à me faire tourner, et comme excité par une force irrésistible, je valse d’un bout à l’autre de la rue de Spandau, et je tiens dans mes bras au lieu de dame un affreux manche à balai qui m’égratigne au visage, pendant que des mains invisibles me meurtrissent les reins, et autour de moi fourmille une armée de secrétaires de la chancellerie Tusmann, qui valsent avec des manches à balai.

Enfin je tombe épuisé, sans connaissance. La lueur du crépuscule frappe mes yeux, je les ouvre et… (conseiller, effraye-toi avec moi, évanouis-toi, camarade !)… et je me trouve à cheval sur le coursier du grand électeur, ma tête collée à la froide poitrine de bronze. Par bonheur la sentinelle paraissait endormie, de sorte que je pus, au péril de ma vie, descendre sans être vu et m’éloigner au plus vite. Je courus pendant toute la rue de Spandau, mais je fus de nouveau saisi de frayeurs insensées qui m’amenèrent près de toi.

— Intime ! dit le conseiller, et tu crois que je m’en vais ajouter foi à toutes les sottises que tu viens me bavarder ? A-t-on jamais entendu parler de pareilles folies qui se soient passées dans notre Berlin si bien éclairé ?

— Tu vois bien, conseiller, reprit le secrétaire intime de la chancellerie, dans quelles erreurs te jette ton manque de lecture. Si tu avais lu comme moi, Haftilis, du recteur des deux écoles de Berlin et de Cologne, et Micromicon marchicum, tu saurais que bien des choses de ce genre ont eu lieu déjà. Conseiller, je crois presque que l’orfévre est le maudit Satan lui-même qui me trompe et se moque de moi.

— Je t’en prie, dit le conseiller, je t’en prie, intime ! fais-moi grâce de tes farces superstitieuses. Raisonne un peu ! Tu étais ivre, n’est-ce pas, et dans la confiance de l’ivresse ta as escaladé la statue de l’électeur ?

Ce soupçon de Voswinkel fit venir aux yeux du secrétaire intime des larmes qu’il s’efforça de cacher.

Le conseiller devint plus froid et plus sérieux ; enfin, comme le secrétaire intime ne cessait de prétendre que tout ce qu’il racontait lui était réellement arrivé, il lui dit :

— Écoute, intime, plus je réfléchis à la description que tu me fais de l’orfévre et du vieux juif avec lesquels, par exception à ta vie ordinairement frugale, tu t’es enivré la nuit dernière, et plus je vois clairement que le juif est sans contredit mon vieux Manassé, et que l’orfévre magicien n’est autre que le joaillier Léonard que l’on voit de temps en temps à Berlin. Je n’ai pas lu tant de livres que toi, intime, et cependant je n’en ai pas besoin pour savoir que Manassé et Léonard sont des gens simples et honnêtes, et nullement des magiciens. Je suis grandement surpris que toi, intime, qui devrais être versé dans l’étude des lois, tu ne saches pas que la superstition soit sévèrement défendue, et qu’un magicien n’aurait jamais obtenu du gouvernement le permis de travail indispensable pour exercer sa profession. Écoute, intime, je veux ne pas penser que le soupçon qui m’arrive soit fondé, oui, je ne pense pas que ton mariage avec ma fille ne te plaît plus, et que te cachant derrière un amas de folies, tu viennes me faire des contes étranges, qui semblerait vouloir dire :

— Conseiller, nous sommes des gens raisonnables, et si j’épouse ta fille, alors le démon me volera mes jambes et me brisera de coups.

Intime, ce serait mal si tu voulais avec moi employer le mensonge et la ruse.

Le secrétaire intime fut mis hors de lui par ces mauvais soupçons du conseiller. Il fit une foule de serments pour assurer qu’il aimait mademoiselle Albertine avec passion, que nouveau Léandre, nouveau Troïlus, il braverait la mort pour elle, et qu’il se laisserait aussi, nouveau martyr, rouer de coups par Satan plutôt que d’abjurer son amour.

Pendant ces assurances du secrétaire intime, on frappa fortement à la porte ; et le vieux Manassé, dont le conseiller venait de parler entra dans la chambre.

Aussitôt que Tusmann l’aperçut il s’écria :

— Ô Dieu du ciel ! voici le vieux juif qui frappait des pièces d’or tirées d’un radis qu’il jetait à la figure de l’orfévre ! l’autre vieux magicien va venir aussi sans doute !

Il voulait s’élancer au dehors, le conseiller le retint par le bras en disant :

— Nous allons l’entendre à l’instant !

Alors le conseiller se tourna vers le vieux Manassé et lui raconta ce que Tusmann avait avancé sur lui, et lui demanda ce qui s’était passé la nuit dans le cabaret de la place Alexandre. Manassé sourit malicieusement en arrière au secrétaire intime, et dit :

— Je ne sais pas ce que veut dire ce monsieur. Il vint hier à la taverne, en compagnie de l’orfévre Léonard, lorsque je me reposais avec un verre de vin de mes pénibles affaires, qui durent jusqu’à minuit. Il but plus qu’à sa soif et s’en alla chancelant, car il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.

— Vois-tu, intime, s’écria le conseiller, je l’avais pensé tout d’abord. Cela vient de tes habitudes d’ivrognerie, qu’il te faudra tout à fait quitter si tu épouses ma fille.

Le secrétaire intime, anéanti de l’injustice de ces reproches, tomba sans haleine dans un fauteuil, et balbutia d’une manière inintelligible…

Le voilà bien, dit le conseiller, il bat la campagne dans la nuit, et après cela est abattu et mal à l’aise ! Malgré toutes ses protestations, Tusmann dut souffrir que le conseiller lui attachât un mouchoir blanc autour de la tête, le mit dans une voiture de place et le fit conduire dans la rue de Spandau.

— Qu’y a-t-il de nouveau, Manassé ? demanda le conseiller au vieillard.

Manassé se mit à sourire amicalement, et prétendit que le conseiller ne se doutait pas du bonheur qu’il venait lui annoncer.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le conseiller.

— Il y a, répondit-il, que mon neveu Benjamin Dummerl, le beau jeune homme riche à près d’un million, et que l’on a baronnisé à Vienne à cause de son seul mérite, est arrivé tout nouvellement d’Italie, et qu’il est devenu éperdument amoureux d’Albertine et veut l’épouser.

Le jeune baron Dummerl se fait souvent voir au théâtre, où il se pavane dans une loge de premier rang, et plus souvent encore dans tous les concerts.

Chacun sait qu’il est long et maigre comme un échalas, qu’il porte dans tout son être, et surtout sur son visage brun-jaune ombragé de cheveux et de favoris noirs de pêche le type oriental, qu’il suit les modes les plus excentriques des petits-maîtres anglais, qu’il parle plusieurs langues avec la prononciation allemande, égratigne un violon, martèle le piano, assemble d’assez mauvais vers, se pose en connaisseur sans avoir la moindre idée de l’esthétique ou le moindre goût, et jouerait volontiers le Mécène littéraire. Il veut être malicieux sans esprit, spirituel sans malice, effrontément stupide, tranchant en un mot d’après l’expression un peu sévère de ces gens intelligents parmi lesquels il prendrait si volontiers place, un insupportable sot.

Ajoutez à tout cela que, malgré tout l’argent qu’il jette, en ce qu’il fait il laisse briller une avarice et une sale mesquinerie, et il résultera nécessairement de tout ceci que même les âmes basses qui se courbaient autrefois devant Mammon finiront par le laisser tout seul un beau jour.

L’idée du million se présenta certainement de suite à la pensée du conseiller au moment où Manassé lui apprit les intentions de son indigne neveu ; mais aussitôt lui vint la pensée de l’obstacle, qui, d’après sa manière de voir, rendait la chose impossible.

— Mon cher Manassé, dit-il, vous ne pensez pas que votre estimable neveu est d’une croyance ancienne, et…

— Qu’importe cela, monsieur le conseiller ? interrompit Manassé. Mon neveu est épris de mademoiselle votre fille et veut la rendre heureuse, il ne regardera pas à quelques gouttes d’eau de plus ou de moins et restera pourtant toujours le même. Pensez-y, monsieur le conseiller, dans quelques jours je me présenterai avec mon jeune baron et viendrai chercher la réponse.

Et Manassé s’éloigna.

Le conseiller se mit à réfléchir. En dépit de son immense avidité, de son caractère peu scrupuleux, toutefois sa conscience se révoltait en se représentant l’union d’Albertine avec ce sot antipathique. Dans un moment de loyauté il se promit de tenir parole à son vieux camarade d’école.


IV.
Qui traite de portraits, de visages verts, de souris dansantes et de malédictions juives.


Peu de temps après qu’Albertine eut fait connaissance avec Edmond Lehsen chez le chasseur de la cour, elle trouva que le portrait de son père à l’huile de grandeur naturelle n’était nullement ressemblant et horriblement laid. Elle prouva au conseiller que bien qu’il eut été fait bien des années auparavant, il paraissait bien plus beau et bien plus jeune que le peintre ne l’avait représenté. Elle blâma surtout l’air boudeur du portrait, le costume passé de mode et le naturel du bouquet de roses que le conseiller tenait avec affectation entre ses doigts ornés de plusieurs bagues à diamants.

Albertine parla tant et si longtemps sur le tableau que le conseiller lui-même trouva à la fin qu’il était affreux, et qu’il ne comprenait pas comment le peintre avait pu faire, d’après sa charmante personne, un pareil portrait ; plus il le regardait, et plus il s’irritait contre une pareille ordure : il résolut enfin de le décrocher et de le fourrer dans une armoire.

Albertine fut d’avis qu’il méritait bien cette place ; toutefois elle s’était si bien habitué à avoir le portrait de son cher petit père dans sa chambre, qu’elle était tout ennuyée de voir le mur nu. Le moyen le plus sûr était que cet excellent petit père se fit peindre encore une fois par un peintre habile, habitué à attraper la ressemblance : et ce ne pouvait être que le jeune Edmond Lehsen, qui avait fait de si beaux portraits.

— Fille, dit le conseiller, fille, que veux-tu ! ces jeunes artistes sont fous de vanité et demandent des sommes fabuleuses pour leurs travaux ; il ne parlent que par frédérics d’or et ne se contentent pas de thalers neufs.

Albertine prétendit que Lehsen, qui peignait plus par goût que par besoin serait raisonnable ; et tourmenta le conseiller jusqu’à ce qu’il se fut décidé à aller chez Lehsen pour causer avec lui du portrait.

On peut s’imaginer avec quelle joie Edmond se montra disposé à peindre le conseiller et sa joie alla jusqu’au ravissement, lorsqu’il eut appris que c’était Albertine qui avait inspiré à son père l’idée de se faire peindre par lui. Il en conclut qu’Albertine désirait s’approcher de lui. Il fut aussi tout naturel que lorsqu’il fut question du prix dont le conseiller parlait en hésitant, Edmond répondit qu’il ne demandait aucun honoraire, et qu’il s’estimerait heureux de se procurer au moyen de son art l’entrée de la maison d’un homme aussi remarquable que le conseiller.

— Dieu ! s’écria celui-ci dans un étonnement complet, qu’entends-je ? mon cher monsieur Lehsen ; vous n’exigez pas d’argent, pas même le prix de votre toile et de vos couleurs ? Edmond répondit en souriant que ces dépenses étaient trop minimes pour mériter qu’on en parlât.

— Mais, dit le conseiller à demi-voix, vous ne savez peut-être pas qu’il est ici question d’un portrait de grandeur naturelle jusqu’aux genoux.

— Ce sera la même chose, répondit Lehsen.

Alors le conseiller le pressa ardemment sur son cœur, et s’écria les yeux baignés de larmes arrachées par l’attendrissement :

— Ô Dieu du ciel ! il y a donc encore sur cette terre des âmes nobles et désintéressées. D’abord des cigares, ensuite un portrait ! vous êtes un excellent jeune homme ! Croyez-moi, bien que je sois conseiller des commissions et que je m’habille à la française, je sais comprendre votre noble cœur ; personne n’est plus généreux et hospitalier que moi.

Albertine avait prévu la conduite d’Edmond vis-à-vis de son père. Son but était atteint. Le conseiller fit l’éloge le plus pompeux de l’excellent jeune homme, l’ennemi de l’avarice, et en conclut que puisque les jeunes gens et les peintres principalement ont en eux quelque chose de fantastique et de romanesque, et tiennent surtout à des fleurs fanées, à des rubans portés par une belle jeune fille, et que des objets faits par de belles mains les mettent hors d’eux-mêmes, Albertine pourrait tresser une petite bourse pour Edmond, et si cela lui était agréable même, y mettre une boucle de ses beaux cheveux châtains, ce qui le dégagerait à peu près d’obligation envers Lehsen. Il consentit à tout cela et se chargea d’expliquer l’affaire au secrétaire Tusmann.

Albertine, qui n’était pas au courant des plans du conseiller, ne comprit rien à ce que Tusmann avait à faire là dedans, et ne le questionna pas à ce sujet.

Le même soir Edmond fit apporter dans la maison du conseiller tout son bagage de peintre, et le matin du jour suivant il commença la première séance.

Il pria le conseiller de se rappeler les moments les plus beaux et les plus heureux de sa vie, comme, par exemple, le jour où sa femme lui avait avoué pour la première fois son amour, ou bien le jour où sa fille Albertine était née, ou celui peut-être où il avait revu un ami qu’il croyait à jamais perdu.

— Attendez, mon cher monsieur Lehsen ! s’écria le conseiller, il y a trois mois, je reçus de Hambourg un avis que j’avais gagné à la loterie ce pays une somme considérable. Je courus chez ma fille la lettre ouverte à la main. Je n’ai jamais eu dans ma vie un plus heureux moment. Choisissons-le donc, et pour que nous l’ayons mieux sous les yeux l’un et l’autre, je vais aller chercher cette lettre et je la tiendrai à la main.

Et Edmond dut peindre le conseiller ainsi ; mais sur la lettre était très-distinctement écrit :

« J’ai l’honneur de vous avertir, mon honorable [illisible], etc.

L’adresse dut (d’après la demande du conseiller) être posée sur une table, et on y lisait :

« À l’honorable sieur Melchior Voswinkel, conseiller de la commission, à Berlin. » Cela devait être très-distinctement écrit, et le timbre de la poste aussi bien imité. Edmond fit le portrait d’un homme très-beau, souriant, et très-bien mis, qui avait en effet quelques traits éloignés de ressemblance avec le conseiller, de manière que pour celui qui lirait le courant de l’adresse, il ne pourrait exister la moindre erreur.

Le conseiller fut enchanté du portrait. On voit par là, disait-il, comment un peintre subtil sait saisir les traits agréables d’un joli homme, même lorsqu’il n’est plus de la première jeunesse. Je vois bien ce qu’un professeur comprenait en disant qu’un bon portrait est une figure historique. En regardant le mien je pense au lot de loterie gagné, et je comprends l’agréable sourire qui vient illuminer ce moi nouveau.

Avant qu’Albertine eût pu donner suite au plan qu’elle avait conçu elle fut devancée par son père, qui selon ses désirs invita Edmond à faire aussi le portrait de sa fille.

Edmond entreprit cette œuvre. Toutefois le portrait d’Albertine ne parut pas vouloir venir aussi heureusement, aussi facilement que celui du père.

Il dessinait, effaçait, redessinait. Puis il commença à peindre, gratta ce qu’il avait fait, recommença, changea la pose. Tantôt il y avait trop de jour dans la chambre, tantôt il n’y en avait pas assez ; au point que le conseiller, qui avait jusque-là assisté aux séances, perdit patience et les laissa seuls.

Edmond vint le matin et le soir, et si la figure n’avançait pas très-fort sur le chevalet, il arriva que d’un autre côté l’entente amoureuse entre Edmond et Albertine se serrait de plus en plus.

Tu as sans doute appris par toi-même, bienveillant lecteur ! que lorsqu’on est épris, il est souvent nécessaire pour donner aux assurances, aux douces et languissantes périodes une force suffisante ; pour pénétrer avec une puissance irrésistible jusqu’au fond du cœur ; de prendre la main de la bien-aimée, de la presser, de la baiser, et qu’alors dans les caresses, la lèvre s’applique involontairement sur la lèvre, en vertu d’un précepte électrique, qui lui-même se résout en un torrent de feu des baisers les plus doux. Et Edmond se trouvait forcé non-seulement d’abandonner sa peinture, mais de quitter aussi son chevalet.

Un jour donc il se trouvait au matin debout avec Albertine dans l’embrasure d’une fenêtre dont les rideaux blancs étaient baissés, et pour rendre, comme nous l’avons dit, ses assertions plus convaincantes, il tenait Albertine embrassée et serrait incessamment sa main contre ses lèvres.

Au même moment le secrétaire intime Tusmann passait la poche gonflée de Sagesse politique et d’autres livres aux couvertures de parchemin, où l’agréable s’unissait à l’utile, devant la maison du conseiller ; et bien qu’il marchât rapidement, car l’horloge se trouvait juste sur le point de sonner l’heure où il avait l’habitude d’entrer à son bureau, il s’arrêta un moment et leva ses yeux souriants sur la fenêtre de sa fiancée chérie.

Alors il apparut Edmond et Albertine comme à travers un nuage, et, bien qu’il ne pût rien distinguer très-précisément, le cœur lui battit sans qu’il pût savoir pourquoi. Un étrange effroi le poussa à faire une chose incroyable, c’est-à-dire à monter à la chambre d’Albertine à une heure inusitée.

Lorsqu’il entra Albertine disait très-distinctement : Oui, Edmond, je t’aimerai toujours, toujours ; et alors elle pressa Edmond sur sa poitrine, et tout un feu d’artifice, des décharges électriques dont nous avons parlé tout à l’heure, commença à bruire et à claquer.

Le secrétaire intime fit involontairement un pas en avant et resta immobile, sans voix, comme frappé de catalepsie, dans le milieu de la chambre.

Dans l’ivresse du plus haut enthousiasme, les amants n’avaient pas entendu le pas pesant comme le fer des brodequins du secrétaire intime, ni lorsqu’il ouvrait la porte, ni lorsqu’il entrait dans la chambre, au milieu de laquelle il était venu se placer.

Alors il coassa dans le fausset le plus élevé : Mais, mademoiselle Albertine Voswinkel !

Les amants effrayés se séparèrent, Edmond se mit à son chevalet et Albertine sur la chaise où elle se tenait à la disposition du peintre.

— Mais, reprit le secrétaire intime après qu’il eut au moyen d’une petite pause repris son haleine, quel commerce faites-vous donc, mademoiselle Albertine Voswinkel ! Vous valsez à l’heure de minuit à l’hôtel de ville avec ce même jeune homme qui est là, et que je n’ai pas l’honneur de connaître, à m’en faire perdre la vue et l’ouïe, à moi pauvre secrétaire intime, et maintenant, en plein jour, ici, à la fenêtre, derrière les rideaux, ô Dieu juste !… Est-ce une conduite convenable pour une fiancée ?

— Qui est fiancée ? reprit Albertine. De qui parlez-vous, monsieur le secrétaire intime ? Parlez ?

— Ô toi, mon créateur, sur le trône des cieux ! s’écria d’une voix lamentable le secrétaire intime, vous me demandez où est la fiancée, et de qui je veux parler ? Mais de qui puis-je parler, si ce n’est de vous ? N’êtes-vous pas ma fiancée tranquillement adoré en silence ? Votre père ne m’a-t-il pas accordé depuis bien longtemps votre main blanche et bien digne d’être baisée ?

— Monsieur le secrétaire intime, s’écria Albertine hors d’elle-même, ou vous êtes entré ce matin dans un de ces cabarets que, selon mon père, vous ne fréquentez que trop souvent, ou vous êtes atteint de folie. Mon père n’a pas eu, ne peut pas avoir eu l’idée de vous accorder ma main.

— Chère demoiselle Voswinkel, reprit le conseiller, réfléchissez un peu ; vous me connaissez depuis longtemps, n’ai-je pas été toujours un homme sobre et modéré, et dois-je m’adonner tout d’un coup à d’infâmes habitudes à en perdre la raison ? Chère demoiselle ! je fermerai les yeux, ma bouche taira ce qui est arrivé ici, tout sera pardonné et oublié ; mais pensez donc, fiancée adorée, que vous m’avez accordé votre consentement à minuit de la fenêtre de l’hôtel de ville alors même que vous valsiez si fort en costume de fiancée avec ce jeune homme.

— Voyez-vous, dit Albertine, il vous échappe de temps en temps des bavardages sans raison comme en tiendrait un homme échappé de la Charité. Allez, votre voisinage me fait peur, allez, vous dis-je, sortez !

Des larmes s’échappèrent des yeux du pauvre Tusmann.

— Ô Dieu ! s’écriait-il, être ainsi maltraité par sa fiancée ! Non, je ne m’en irai pas, je resterai jusqu’à ce que vous ayez conçu de ma personne une idée meilleure.

— Sortez ! s’écria Albertine d’une voix à demi étouffée en tenant son mouchoir sur ses yeux et se réfugiant dans un coin de la chambre.

— Non ! répondit le secrétaire intime, chère demoiselle ; d’après le conseil sage et politique de Thomasius, je resterai, je ne m’en irai pas que… Et il fit mine de s’approcher d’Albertine. Edmond, étouffant de fureur, avait donné çà et là quelques touches d’une couleur vert foncé dans le fond du portrait ; mais il ne put se retenir plus longtemps.

— Satan enragé ! s’écria-t-il en s’élançant sur Tusmann ; et il lui promena trois ou quatre fois sur le visage sa brosse pleine de couleur foncée, le saisit, ouvrit la porte, et le poussa si violemment qu’il disparut comme une flèche qui part de l’arc.

Le conseiller des commissions, qui entrait au même instant, sauta en arrière lorsque son camarade d’école tomba tout vert entre ses bras.

Intime ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! de quoi as-tu l’air !

Le secrétaire intime, éperdu de tout ce qui s’était passé, raconta en phrases entrecoupées comment il avait été traité par Albertine et ce qu’il avait souffert d’Edmond. Le conseiller furieux le prit par la main, le conduisit à la chambre d’Albertine, et dit à sa fille :

— Qu’ai-je entendu ? se conduit-on ainsi ? traite-t-on ainsi un fiancé ?

— Un fiancé ! s’écria Albertine dans un effroi extrême.

— Oui, un fiancé ! reprit son père. Je ne sais pas ce que vous trouvez de si effrayant dans une chose depuis longtemps décidée. Mon cher intime est ton fiancé, et dans peu de semaines nous ferons une noce joyeuse.

— Jamais, s’écria Albertine, je ne l’épouserai, jamais je n’aimerai ce vieillard ! non !

— Qu’est-ce que tu parles d’aimer ! de vieillard ! interrompit le conseiller ; il n’est pas question ici d’aimer, mais de mariage. Certainement mon ami n’est plus un jeune homme, mais il est dans l’âge des meilleures années, comme on les appelle à bon droit, et c’est un honnête, convenable, instruit et aimable homme, et de plus mon camarade d’école.

— Non, s’écria Albertine les yeux pleins de larmes, je ne peux pas le souffrir, je le hais, je le déteste ! Ô mon cher Edmond !

Et la jeune fille tomba à demi privée de sentiment dans les bras d’Edmond, qui la serra avec effusion sur son cœur.

Le conseiller ouvrit de grands yeux comme s’il eût envisagé des spectres, et s’écria :

— Qu’est-ce, que vois-je !

— Oui, dit le secrétaire d’une voix plaintive, oui, mademoiselle Albertine parait ne pas m’aimer, et s’être coiffée de ce jeune peintre qu’elle embrassait sans rougir, tandis qu’elle refuse de me tendre sa main, où je vais bientôt passer un charmant anneau d’or !

— Allons, allons ! séparez-vous, s’écria le père, et il arracha Albertine des bras d’Edmond ; tandis que celui-ci disait qu’il n’abandonnerait pas Albertine, dût-il lui en coûter la vie.

— Ah ! dit le conseiller d’un ton railleur, vous bâtissez ainsi une histoire d’amour derrière mon dos ! C’est bien, c’est charmant, monsieur Lehsen, de la viennent vos cigares et vos portraits ! Vous vous êtes introduit dans ma maison avec l’idée de séduire ma fille, vous avez eu l’aimable idée que j’irais la jeter au cou d’un misérable ouvrier, d’un gâcheur de couleurs sans le sou !

Transporté de fureur des injures du conseiller, Edmond saisit son appui-main, et l’élevait en l’air, lorsque la voix tonnante de Léonard, qui entrait au même instant, lui cria :

— Halte, Edmond ! pas d’emportement, Voswinkel est un fou, il changera d’avis.

Le conseiller, effrayé de l’apparition inattendue de Léonard, s’écria du coin où il avait sauté tout d’abord :

— Je ne sais pas, monsieur Léonard, ce que vous venez faire ici ?

Mais le secrétaire intime, qui s’était en hâte réfugié derrière le sofa du moment où il avait aperçu l’orfévre, se tenait pelotonné à terre, et coassait d’une voix lamentable et craintive :

— Dieu du ciel ! conseiller, prends garde, tais-toi, cher camarade ! voici le professeur, le cruel entrepreneur des bals de la rue de Spandau !

— Approchez, Tusmann, approchez, dit en riant l’orfévre, on ne vous fera plus rien, vous êtes assez puni par votre sot amour du mariage, puisque vous garderez toute la vie ce visage vert.

— Ô Dieu, exclama le secrétaire intime effrayé, un visage toujours vert ! que dira le ministre ! Je suis un homme perdu ! L’État ne peut garder un secrétaire intime de la chancellerie avec un visage vert ! Ô malheureux que je suis !

— Eh bien, eh bien ! interrompit l’orfévre, ne vous lamentez pas tant, vous ne perdrez rien si vous êtes raisonnable et si vous abandonnez l’idée ridicule d’épouser Albertine.

— Je ne le peux pas, il ne le doit pas ! crièrent en même temps le conseiller et le secrétaire intime.

L’orfévre lança sur chacun d’eux un regard perçant et plein de feu ; mais avant qu’il eût pu s’abandonner à son sentiment la porte s’ouvrit, et Manassé entra suivi de son neveu le baron Benjamin Dummerl de Vienne. Benjamin alla droit à Albertine, qu’il voyait pour la première fois de sa vie, et dit d’une voix ronflante en lui prenant la main :

— Ah ! chère demoiselle, je viens en personne me jeter à vos pieds ; vous comprenez ! c’est seulement une métaphore, le baron Dummerl ne se jette aux pieds de personne, pas même de Sa Majesté l’empereur. Je pense que vous ne me refuserez pas un baiser.

Et il s’approcha d’Albertine et s’inclina, et dans le même moment il arriva une chose qui, à l’exception de l’orfévre, causa à tout le monde un profond effroi. Le nez déjà considérable de Benjamin s’allongea tellement tout d’un coup que, rasant le visage d’Albertine, il alla frapper bruyamment le mur. Benjamin sauta quelques pas en arrière, son nez reprit aussitôt sa longueur habituelle ; il voulut se rapprocher, le nez s’allongea de nouveau : tantôt s’avançant, tantôt rentrant comme un trombone.

— Maudit magicien ! murmura Manassé, et tirant de sa poche une corde roulée il la jeta au conseiller en disant :

— Jetez sans façon ce lacet au cou de ce drôle, de l’orfévre veux-je dire, et alors tirez-le sans résistance en dehors de la porte, et tout sera en ordre ici.

Le conseiller saisit la corde ; mais au lieu d’atteindre l’orfévre la corde s’enroula autour du corps du juif, et l’un et l’autre bondirent ensemble jusqu’au plafond et retombèrent, et ils recommençaient sans cesse tandis que le nez concert de Benjamin allait son train et que Tusmann riait et babillait comme en délire, jusqu’à ce que le conseiller sans connaissance tomba épuisé sur un fauteuil.

— Maintenant il est temps, s’écria Manassé. Il frappa sur sa poche, et une affreuse et énorme souris s’en élança et se précipita vers l’orfévre. Mais celui-ci dans son élan même la perça d’une épingle d’or aiguë, et l’animal avec un cri retentissant disparut on ne sait où.

Alors Manassé montra les poings au conseiller resté sans connaissance, et s’écria plein d’une fureur qui remplissait ses yeux de feu :

— Ah ! Melchior Voswinkel, tu as juré ma perte, tu t’entends avec cet enragé de magicien que tu as attiré dans ta maison, mais sois maudit toi et ta race comme la couvée d’un oiseau sans défense ! Le gazon croîtra devant la porte, et tout ce que tu entreprendras sera semblable aux actions de l’homme affamé qui dans ses rêves veut se rassasier de mets imaginaires. Le dales s’introduira dans ta maison et dévorera ton avoir ; tu mendieras en habits déchirés devant les portes du peuple de Dieu, que tu as méprisé et qui te rejette comme un chien rogueux. Tu seras jeté à terre comme un ramean méprisé, et au lieu du son des harpes la teigne le tiendra compagnie. Maudit, maudit, maudit sois-tu, conseiller des commissions, Melchior Voswinkel ! Et Manassé furieux prit avec lui son neveu et se précipita au dehors.

Albertine avait de peur caché son visage sur le sein d’Edmond, qui la tenait enlacée dans ses bras. L’orfévre s’approcha du couple, et leur dit en souriant d’une voix douce :

— Ne vous effrayez pas de ces folies. Tout s’arrangera, j’en réponds. Mais il est temps de vous séparer avant que Voswinkel et Tusmann soient revenus de leur stupeur craintive.


V.


Où le bienveillant lecteur apprend ce que c’est que le dales, et de quelle manière l’orfévre sauva le secrétaire intime de la chancellerie d’une mort misérable, et consola le désespéré conseiller des commissions.


Le conseiller des commissions fut plus anéanti de la malédiction de Manassé que de toutes les sorcelleries que l’orfévre avait faites.

Cette malédiction était dans le fait assez effrayante, puisqu’elle jetait le dales au cou du commissaire.

Je ne sais pas si tu connais, bienveillant lecteur, la liaison qui existe entre ce dales et les juifs.

La femme d’un pauvre juif (raconte un rabbin) trouva un jour en montant au premier étage de sa pauvre maison un homme sec, nu, accablé de fatigue, qui la pria de lui accorder le couvert et la nourriture.

La femme effrayée descendit, et dit d’une voix plaintive à son mari :

— Un homme nu et mourant de faim est venu dans notre maison et implore de nous la nourriture et le logement, mais comment pourrons-nous nourrir l’étranger, puisque nous-mêmes nous prolongeons avec peine de jour en jour notre pénible existence ?

— Je vais, dit le mari, monter auprès de cet homme, et voir comment je pourrai le faire sortir.

— Pourquoi, dit-il à l’étranger, t’es-tu réfugié dans ma maison ? Je suis pauvre et je ne peux te nourrir. Lève-toi et va dans la maison du riche, où l’on engraisse depuis longtemps des bestiaux et où les hôtes sont invités au repas de l’hospitalité.

— Comment peux-tu, répondit l’homme, me chasser du toit que j’ai trouvé ! Tu vois que je suis nu, comment pourrais-je me présenter dans la maison du riche ? Fais-moi faire un habit qui m’aille et je m’en irai.

— Ce que j’ai de mieux à faire, pensa le juif, c’est d’employer mes dernières ressources à faire sortir cet homme d’ici plutôt que de le laisser demeurer pour qu’il consomme ce que j’ai tant de peine à gagner.

Il tua son dernier veau dont il pensait se nourrir longtemps avec sa femme, vendit la viande, et de l’argent qu’il en tira acheta un bon habit pour l’homme étranger. Mais, lorsqu’il monta avec l’habit, l’homme, qui d’abord était petit et sec, était devenu grand et fort, de sorte que l’habit lui était de partout trop étroit et trop court.

Le juif eut peur, mais l’homme étranger dit :

— Abandonne la folle idée de me faire sortir de chez toi, car saches que je suis le dales.

Alors le pauvre juif se tordit les mains en gémissant, et il disait :

— Dieu mon père ! je suis toujours frappé avec la verge de la colère, car tu es le dales, et tu ne t’en iras pas que tu n’aies dévoré tout bien et tout avoir pour devenir sans cesse plus grand et plus fort. Le dales c’est la pauvreté, qui, une fois établie, ne s’en va plus et augmente toujours.

Le conseiller était effrayé de là malédiction de Manassé, qui lui jetait la pauvreté au cou. Il craignait aussi le vieux Léonard, qui, outre les sorcelleries qu’il avait à sa disposition, avait en outre dans tout son être quelque chose qui inspirait le respect. Il sentait qu’il ne pouvait rien faire contre l’un et l’autre. Toute sa colère tomba sur Edmond Lehsen, qui était cause de ce qui était arrivé. Et s’il arrivait qu’Albertine déclarât avec une fermeté bien arrêtée qu’elle aimait Edmond par-dessus tout, et qu’elle n’épouserait ni le vieux pédant de secrétaire intime ni l’insupportable baron Bensek, alors il ne pouvait pas manquer que le conseiller s’irritât au plus haut degré et souhaitât Edmond là où naît le poivre. Mais comme ce souhait ne pouvait pas se réaliser aussi facilement que sous l’ancien gouvernement français, qui envoyait les gens dont il voulait de débarrasser dans le véritable pays où croit le poivre, il se contenta d’écrire à Edmond un agréable billet où il versa toute sa mauvaise humeur. Ce billet finissait ainsi ;

Ne remettez jamais les pieds chez moi !

On peut se figurer le désespoir où tomba Edmond en se voyant séparé d’Albertine. Léonard le trouva dans cet état lorsque, selon son habitude, il alla lui rendre visite à l’heure du crépuscule.

— Que me revient-il, dit Edmond à l’orfévre, de votre protection, de toutes vos peines pour écarter mes odieux rivaux ? Vous avez tout embrouillé avec vos sorcelleries, tout effrayé, même ma bien-aimée, et votre appui est justement ce qui m’a suscité des obstacles insurmontables… Je fuis le poignard dans le cœur, je vais à Rome.

— Eh bien ! alors, dit l’orfévre, tu ferais ce que j’ai toujours ardemment désiré pour toi. Ne te rappelles-tu pas que lorsque tu me parlas pour la première fois de ton amour pour Albertine, je te donnai l’assurance que, d’après ma manière de voir, un artiste pouvait devenir amoureux mais ne pas songer au mariage, qui ne peut lui convenir. Je te rappelai en plaisantant l’exemple du jeune Sternbald ; mais maintenant je te le dis sérieux : veux-tu devenir un grand artiste, alors il te faut chasser de la tête toute pensée d’union, va-t’en libre et joyeux dans la patrie des arts, et là tu pourras utiliser ton adresse technique, que tu peux peut-être aussi employer ici.

— Ah ! s’écria Edmond, que j’étais donc fou de vous confier mon amour ! Je vois maintenant que vous, dont je devais espérer des secours et des conseils, vous agissez contre moi et troublez mes belles espérances avec une malice hypocrite.

— Oh ! oh ! mon jeune monsieur, reprit l’orfévre, mesurez un peu vos expressions, soyez un peu moins violent, et pensez que vous êtes trop inexpérimenté pour deviner mes projets. Mais je veux bien mettre sur le compte de votre folie amoureuse la colère qui vous égare.

— Mais, pour ce qui concerne l’art, reprit Edmond, je ne vois pas pourquoi, puisque, comme vous le savez, les moyens ne me manquent pas, je n’irais pas à Rome faire des études sans abandonner l’idée d’épouser Albertine. Oui, je pensais justement que si j’étais certain d’obtenir sa main je pourrais partir pour l’Italie et y séjourner une année entière pour retourner dans les bras de ma fiancée enrichi par de véritables connaissances d’artiste.

— Comment, Edmond, s’écria l’orfévre, était-ce réellement un projet sérieux ?

— Certainement, reprit le jeune homme, autant mon cœur est plein d’amour pour la charmante Albertine, autant il éprouve de désirs pour le pays qui est le vrai pays de l’artiste.

— Peux-tu me donner ta parole que si Albertine t’est accordée tu partiras aussitôt pour l’Italie ?

— Pourquoi ne le ferais-je pas ? reprit le jeune homme, c’était mon projet sérieux, et ce le serait encore s’il était arrivé ce dont je désespère fort maintenant.

— Eh bien ! Edmond, reprit vivement l’orfèvre, prends courage, cette énergique pensée te conquiert ta bien-aimée. Je te garantis sur ma parole que dans peu de jours Albertine sera ta fiancée, n’en doute pas !

La joie, le ravissement brillèrent dans les yeux d’Edmond. L’orfévre mystérieux le laissa avec le doux espoir et tous ses songes.

Dans une partie solitaire du jardin des animaux, sous un grand arbre, comme un chêne tombé dirons-nous en empruntant le langage de Célie dans Comme il vous plaira ou bien comme un chevalier mortellement blessé, se tenait couché le secrétaire intime Tusmann. Il jetait ses plaintes douloureuses au fidèle vent d’automne.

— Ô Dieu juste ! disait-il, malheureux secrétaire intime, si digne de pitié, comment as-tu mérité tous les affronts qui pleuvent sur toi ? Thomasius ne dit-il pas que le mariage n’est nullement contraire à la recherche de la science, et pourtant depuis que tu as tourné par là tes idées, tu as presque perdu l’esprit. D’où vient l’antipathie de l’estimable Albertine contre ta personne, petite il est vrai, mais suffisamment ornée de louables qualités ? Est-ce donc un politique qui ne se marie pas, ou bien un savant en droit, qui, d’après la recette de Cléobule, doit un peu battre sa femme lorsqu’elle n’est pas aimable, pour que la belle des belles ait tant de répugnance à t’épouser ? Pourquoi te faut-il, aimable conseiller, entrer en champ clos avec des magiciens et des enragés de peintres qui prennent ta figure délicate pour une peau de parchemin tendue et de leur brosse effrontée y ébaucher une esquisse dans le genre de Salvator Rosa, sans règles ni manière, oh ! cela est le plus fort ! J’ai mis tout mon espoir dans mon véritable ami Streccius, si versé dans la chimie, et qui sait parer à tout malheur, mais en vain ! Plus je me lave avec l’eau qu’il m’a donnée, et, plus je deviens vert, bien que le vert prenne des nuances différentes, de sorte que le printemps, l’été et l’automne ont tour à tour passé sur mon visage. Ce vert est ma perte, et si je ne trouve pas pour lui le blanc d’hiver convenable, je me laisse aller à mon désespoir et je me jette dans une sale mare où je trouverai la mort.

Tusmann avait raison de se plaindre, car cette couleur verte, qui paraissait plutôt une teinture habilement combinée qu’une peinture à l’huile, avait si bien pénétré dans la peau, qu’il était impossible de l’enlever. Dans le jour, il n’osait pas sortir sans avoir son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux et un mouchoir devant sa figure, et même au crépuscule il ne s’aventurait qu’au galop à travers les rues désertes. Il craignait d’une part les railleries des polissons des rues, de l’autre il redoutait la rencontre de personnes de son bureau, où il avait fait dire qu’il était malade.

Il arrive souvent que l’on sent plus vivement les chagrins dans le silence de l’obscure nuit que pendant la journée bruyante. Il arriva aussi que plus les nuages devinrent obscures au ciel, plus les ombres de la forêt s’épaississaient au bruit du vent d’automne qui mugissait en sifflant comme un moqueur terrible à travers les bois, plus Tusmann écrasé par sa douleur s’abandonnait au désespoir. L’effroyable idée de se précipiter dans la mare verdie par les grenouilles pour terminer son existence pénétra si profondément le conseiller intime qu’il crut y voir un signe du sort auquel il devait obéir.

– Oui, dit-il d’une voix perçante en se levant précipitamment, oui, secrétaire intime, tout est fini pour toi ! Désespère, bon Tusmann, livre-toi à la mare verte ! Adieu, cruelle demoiselle Albertine Voswinkel, vous ne verrez plus votre fiancé, que vous avez si indignement repoussé, il va sauter dans la mare !

Il courut en furieux vers le bassin voisin, qui brillait dans le crépuscule comme un beau et large chemin, et il se tint sur le bord.

La pensée de sa mort prochaine put troubler ses sens, car il se mit à chanter d’une voix haute et éclatante le chant populaire anglais dont voici le refrain :

Les prés sont verts, les prés sont verts !

Et puis il jeta dans l’eau son Livre de sagesse politique, le Livre de poche pour la cour et la ville, l’Art de prolonger la vie, par Huteland, et il allait s’élancer lorsqu’il se sentit saisi en arrière par un bras vigoureux. Et en même temps il entendit la voix bien connue du magicien, qui disait :

— Tusmann, que voulez-vous faire ! Ne soyez pas un âne, et ne faites pas de folies pareilles.

Le secrétaire intime réunit toutes ses forces pour se dégager des bras de l’orfévre tout en lui coassant au lieu de parler, ce dont il était incapable :

— Monsieur le professeur, je suis au désespoir, et je n’ai plus de ménagements à garder, ainsi ne le prenez pas en mauvaise part d’un secrétaire intime désespéré qui sait partout ailleurs ce que demandent les convenances. Je vous le dis sans détour, je souhaite que le diable vous emporte avec toutes vos sorcelleries, toutes vos grossièretés, tout votre maudit… vous, vous et Tusmann !

L’orfévre le laissa aller, et il tomba épuisé dans le gazon haut et humide.

Se croyant au fond du bassin, il disait :

— Ô froide mort ! ô verte prairie ! Adieu ! mes compliments à mademoiselle Albertine Voswinkel. Adieu, brave conseiller, le malheureux fiancé est couché parmi les grenouilles qui louent le Seigneur pour le beau temps d’été.

— Voyez-vous, Tusmann, dit l’orfévre d’une voix forte, vous êtes fou et épuisé, vous voulez m’envoyer au diable, et si j’étais le diable, et qu’il me plût de vous tordre le cou à cette place même, lorsque vous croyez être dans le bassin !

Tusmann gémit, sanglota et se secoua comme agité d’une fièvre glacée.

— Mais, dit l’orfévre, je n’ai pour vous que de bonnes idées, et vous pardonne votre désespoir. Levez-vous et venez avec moi.

Il aida le pauvre secrétaire intime à se relever. Celui-ci murmura tout anéanti :

— Je suis en votre pouvoir, très-honorable professeur, faites de mon cadavre mortel ce qu’il vous plaira ; mais épargnez, je vous en supplie, mon âme immortelle.

— Trêve de bavardage, et partons vite, s’écria l’orfévre, et il prit le secrétaire intime sous le bras et s’éloigna ; mais au milieu de la route, qui traverse du jardin des animaux aux tentes, il s’arrêta, et dit :

— Halte, Tusmann ! vous êtes tout mouillé et avec le plus affreux aspect, je veux au moins vous essuyer le visage.

Et il tira de sa poche un mouchoir blanc, et fit ce qu’il lui avait annoncé.

Lorsque les brillantes lanternes des tentes de Weber éclairèrent le bosquet, Tusmann s’écria tout effrayé :

— Au nom de Dieu ! honorable professeur, où me conduisez-vous ? N’entrons-nous pas dans la ville, n’allons-nous pas chez moi, parmi le monde ? Dieu juste ! je ne pense pas me faire voir, je ferai événement, je causerai un scandale.

— Je ne sais ce que signifient toutes ces craintes, répondit l’orfévre, êtes-vous donc un lièvre, par hasard ! Il vous faut absolument prendre un cordial, peut-être un verre de punch, sans cela vous vous refroidirez et attraperez la fièvre, venez avec moi.

Le secrétaire intime se lamenta, parlant sans cesse de son visage vert, de sa figure peinte à la manière de Salvator Rosa : l’orfévre n’y prêta pas la moindre attention, mais l’entraîna avec force.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle bien éclairée, Tusmann en voyant encore deux dîneurs à la grande table couvrit sa figure d’un mouchoir.

Qu’avez-vous, lui dit l’orfévre, à cacher ainsi votre honnête figure ?

— Ah Dieu ! dit en sanglotant le secrétaire intime, ah Dieu ! honorable professeur, vous savez bien que le jeune peintre furieux m’a peint le visage !

— Folie que tout cela ! s’écria l’orfévre en le saisissant d’une main puissante et l’installant devant la glace placée au fond de la salle, tandis qu’il l’éclairait avec une lumière qu’il avait saisie.

Tusmann regarda involontairement, et ne put s’empêcher de pousser un grand cri ; non-seulement la laide couleur verte avait disparu, mais jamais Tusmann n’avait eu un teint si vermeil ; de sorte qu’il semblait rajeuni. Au comble de la joie il sauta en l’air des deux pieds, et dit d’une voix douce et pleine de larmes :

— Ô Dieu ! que vois-je ! cher professeur, c’est à vous que je dois cette félicité ! maintenant mademoiselle Voswinkel, pour laquelle je me suis presque jeté dans l’abîme des grenouilles, ne fera plus de difficultés pour m’accepter pour époux ! Oui, honorable professeur, vous m’avez arraché à un grand malheur ! Je sentais aussi un certain bien-être lorsque vous passiez sur ma figure votre mouchoir blanc comme la neige, oh ! parlez ! vous avez été mon bienfaiteur !

— Je ne puis nier, répondit l’orfévre, que c’est moi qui vous ai enlevé cette couleur verte, et vous pouvez en conclure que je ne suis pas votre ennemi autant que vous vouliez bien le croire. Votre niaiserie ridicule de vous être laissé persuader par le conseiller d’être l’époux d’une belle et jeune fille avide des plaisirs de la vie est la seule chose qui me déplaise en vous ; maintenant que vous pensez encore à ce mariage, à peine hors du tour que l’on vous avait joué, je peux vous en faire perdre le goût, cela dépend tout à fait de moi. Pourtant je ne le ferai pas ; mais je vous conseille de vous tenir tranquille jusqu’à dimanche à l’heure de midi, ou vous en entendrez davantage. Si vous essayez avant ce temps de voir Albertine, je vous fais danser devant ses yeux à vous en faire perdre haleine, je vous change en grenouille, la plus verte des grenouilles, et je vous jette dans le bassin du jardin des animaux, ou même dans la Sprée, où vous pourrez coasser jusqu’à votre dernier jour. Adieu, j’ai des affaires qui m’appellent aujourd’hui à la ville, vous ne pourriez pas me suivre, adieu !

L’orfévre avait raison, personne n’aurait pu le suivre : comme s’il avait eu aux pieds les fameuses bottes de sept lieues de Schlemil, d’un seul pas il était hors de la salle.


Le conseiller sur le manche à balai.


Il n’y a rien de surprenant à ce que, la minute suivante, il apparut comme un spectre dans la chambre du conseiller des commissions et lui souhaita le bonsoir.

Le conseiller fut très-effrayé, se remit presque aussitôt, et demanda à l’orfévre avec rudesse ce qu’il lui voulait si tard dans la nuit, tout en l’invitant à se retirer et à lui épargner les tours de passe-passe qu’il projetait sans doute d’exercer avec lui.

— Ainsi, répondit très-froidement l’orfévre, sont tous les hommes, et principalement les conseillers. Ils repoussent justement les personnes qui s’approchent d’eux avec des intentions bienveillantes, et dans les bras desquelles ils devraient se jeter avec confiance. Vous êtes, mon cher conseiller, un homme malheureux et bien à plaindre, je viens, j’accours au beau milieu de la nuit pour me concerter avec vous, afin de détourner peut-être le coup qui va vous atteindre vous et elle !

— Ô Dieu ! s’écria le conseiller, peut-être encore une faillite à Hambourg, à Brème ou à Londres, qui me menace d’une ruine ? Oh ! malheureux conseiller ! cela manquait encore !

— Non, dit l’orfévre en interrompant ses plaintes, il est question de tout autre chose. Ainsi vous ne voulez pas accorder au jeune Edmond Lehsen la main de votre fille ?

— Ah çà ! vous en revenez à cette mauvaise plaisanterie, s’écria le conseiller, moi ! donner ma fille a un misérable peintre !

— Ma foi ! répliqua l’orfévre, il vous a pourtant très-bien peints votre fille et vous.

— Ah ! reprit le conseiller, ce serait un joli marché, ma fille pour deux portraits.

— Edmond se vengera si vous lui refusez Albertine, fit l’orfévre.

— Je serais curieux de savoir quelle vengeance, s’écria le conseiller, un meurt-de-faim, un pauvre hère peut exercer contre le conseiller des commissions Melchior Voswinkel.

— Je vais vous le dire à l’instant, mon cher conseiller, continua l’orfévre, Edmond est sur le point de retoucher votre portrait de la bonne manière ! Il donnera à la figure souriante une expression amère, des yeux cernés et ternes, des lèvres pendantes ; il creusera des rides sur le front et sur les joues, et n’oubliera pas les cheveux gris. Au lieu du joyeux message du gain à la loterie il écrira le triste message que vous avez reçu avant-hier de la faillite de la maison Campbell et compagnie à Londres, et mettra sur l’adresse Au conseiller manqué de la ville et de la commission ; car il sait qu’il y a un an vous avez essayé en vain d’être nommé conseiller de la ville. De votre poche percée tomberont des ducats, des thalers, des bons du trésor, qui représentent la perte que vous éprouvez. Et il mettra le portrait dans la Jajer strasse, chez le marchand de tableaux, près de la Banque.

— Le satan ! s’écria le conseiller, non, il n’osera pas, il ne le fera pas ! j’invoquerai la justice, la police !

— Si cinquante personnes, dit l’orfévre, voient le tableau seulement un quart d’heure, la nouvelle en courra bientôt, avec mille nuances, et une foule de bons mots, par toute la ville ; tout le ridicule que l’on a mis et met encore sur votre compte sera rafraîchi et remis à neuf, on vous rira en plein visage, et le pis est que l’on parlera partout de votre perte avec la maison Campbell et compagnie, et votre crédit sera perdu.

— Ô Dieu ! reprit le conseiller, mais il faut, le scélérat, qu’il me rende le portrait ; je l’aurai demain vers la pointe du jour.

Et s’il vous le rend, continua l’orfévre, ce dont je doute fort, en serez vous plus avancé ? Il gravera votre honorable personne modifiée comme je vous l’ai dit tout à l’heure, en tirera des milliers d’exemplaires qu’il coloriera lui-même con amore, et vous enverra dans le vaste monde, à Hambourg, Brème, Lubeck, Stettin, et à Londres.


Vous garderez toute la vie un visage vert.


— Assez, assez, interrompit le conseiller, allez voir cet homme affreux, offrez-lui cinquante, cent thalers s’il abandonne l’idée du portrait.

— Ah ! ah ! ah ! reprit l’orfévre, vous oubliez que Lehsen ne tient nullement à l’argent, que ses parents sont à l’aise, que sa grand’tante, la demoiselle Lehsen, qui demeure dans la Grande rue, lui a depuis longtemps légué sa fortune, qui ne monte pas à moins de quatre-vingt mille thalers.

— Que dites-vous ! reprit le conseiller tout pâle de surprise, quatre-vingt… Écoutez, monsieur Léonard, je sais qu’Albertine est tout à fait coiffée du jeune Lehsen, je suis un bon diable, un tendre père, je ne sais pas résister aux pleurs. C’est un artiste de mérite. Vous savez ! en art, je ne suis pas connaisseur. Il a de grandes qualités, le jeune homme, ce cher Lehsen. — Quatre-vingt… — Eh bien ! savez-vous, Léonard, je lui donne ma fille par pure bonté, au charmant jeune homme !

— Écoutez, dit l’orfévre, je vais vous raconter quelque chose de drôle. J’arrive du jardin des animaux. Près du grand bassin j’ai trouvé notre ancien ami et camarade d’école Tusmann, qui, par désespoir des mépris d’Albertine, voulait se jeter à l’eau. J’ai eu toutes les peines du monde à le faire renoncer à ce projet en lui représentant que vous, mon brave conseiller, vous tiendriez votre parole envers lui, et, par vos observations paternelles, décideriez Albertine à lui donner sa main. Si le contraire a lieu, si vous mariez votre fille au jeune Lehsen, alors Tusmann se jettera dans le bassin, c’est indubitable. Pensez au scandale que fera naître la mort d’un homme de cette importance. Chacun le plaindra. Vous, au contraire, vous serez regardé comme son assassin, et livré au mépris. Vous ne pourrez recevoir personne. Si, pour changer, vous allez au café, on vous jettera à la porte en bas des escaliers.

Et plus encore. Le secrétaire intime jouit de la haute estime de ses supérieurs, sa renommée d’habile homme d’affaires a traversé tous les bureaux. Si, par vos hésitations, votre manque de foi, vous avez causé sa mort, il n’y a pas à penser à avoir jamais dans votre maison un conseiller intime de légation ou de haute finance. Les personnes dont la bienveillance vous est nécessaire dans votre emploi vous laisseront tout à fait de côté, les simples conseillers de commerces vous railleront, les expéditionnaires voudront vous assassiner, et les courriers de la chancellerie enfonceront leur chapeau sur leurs têtes en vous rencontrant. On vous ôtera votre titre de conseiller des commissions, les ennuis se succéderont, votre crédit sera ruiné, votre fortune s’écroulera, et tout ira de mal en pis jusqu’à ce qu’à la fin le mépris, la pauvreté, la misère…

— Arrêtez ! s’écria le conseiller, vous me mettez au martyre. Qui aurait pu s’imaginer que l’intime deviendrait un pareil singe à la fin de ses jours ? Mais, vous avez raison, que cela aille comme cela voudra aller, je dois tenir parole à l’intime ou je suis ruiné. Oui, c’est décidé, l’intime épousera Albertine.

— Vous oubliez, dit l’orfévre, la demande du baron Dummerl, vous oubliez la terrible malédiction du vieux Manassé ! Vous aurez en Benjamin un terrible ennemi, si vous le refusez. Manassé s’opposera à toutes vos spéculations, il ne reculera devant aucun moyen de diminuer votre crédit, il saisira toutes les occasions de vous nuire, il ne se reposera pas qu’il ne vous ait jeté dans la honte et le mépris, jusqu’à ce que le dales qu’il vous a annoncé entre réellement dans votre maison. N’allons pas plus loin. Si vous donnez la main d’Albertine à l’un des trois prétendants, vous aurez à vous repentir : et voilà pourquoi je vous appelais un pauvre homme digne de pitié.

— Je suis perdu, je suis un malheureux conseiller ruiné ! Si je n’avais pas une fille sur les bras ! Que Satan les emporte tous, le Lehsen, le Benjamin et mon intime aussi par-dessus le marché !

— Eh bien, continua l’orfévre, il y a encore un moyen de vous tirer d’embarras.

— Lequel, fit le conseiller en s’arrêtant tout droit devant l’orfévre, les yeux fixés sur lui, lequel ? Je consens à tout.

— Avez-vous, demanda l’orfévre, jamais vu représenter au théâtre le Juif de Venise ?

— C’est la pièce dans laquelle l’acteur Devrient joue le rôle d’un juif altéré de meurtre, Shylock, qui demande la chair palpitante d’un négociant. Sans doute je l’ai vue : mais que signifie cette plaisanterie ?

— Vous devez alors vous rappeler qu’une certaine demoiselle très-riche, Porzia, apparaît en scène. Son père, par son testament, donne la main de sa fille à celui qui gagnera dans une sorte de loterie. Trois boîtes sont apportées ; les soupirants doivent choisir et ouvrir à mesure chacune d’elles : la main de Porzia appartiendra à celui qui choisira la boîte qui renferme son portrait. Faites de votre vivant ce que le père de Porzia faisait après sa mort. Dites aux trois prétendants que vous les agréez tous les trois et que vous abandonnez votre décision au hasard. On apportera trois boîtes, on donnera à choisir aux amoureux, et celui qui trouvera le portrait d’Albertine obtiendra sa main.

— Quelle proposition aventureuse ! s’écria le conseiller ; et si j’y consens, croyez-vous, honorable Léonard, que cela ne sera profitable en la moindre chose ? que la haine et la colère de ceux qui n’auront pas choisi le portrait ne retomberont pas sur moi ? voudront-ils abandonner leur prétentions ?

— Halte ! s’écria l’orfévre, là est le point important. Voyez-vous, commissaire, je vous promets d’arranger l’affaire des cassettes de telle sorte que tout finira heureusement et en paix. Les deux qui auront mal choisi ne trouveront pas dans leur boîte, comme les princes de Monaco et d’Aragon, un congé désagréable ; mais ils obtiendront une chose qui les réjouira assez pour les distraire de l’idée du mariage avec Albertine, et ils regarderont cela comme un bonheur accordé par l’éternel toute-puissance…

— Serait-ce possible ? demanda le conseiller.

— Ce n’est pas possible seulement, répondit l’orfévre, cela sera et doit arriver, je vous en donne ma parole.

— Eh bien donc, dit le conseiller, que cela soit ainsi.

Et tous deux s’entendirent pour que le choix fut fait au dimanche de la semaine à l’heure de midi. L’orfévre promit de procurer les trois boîtes.


Le secrétaire intime s’avança d’un pas incertain prés de la table.


VI.

Où l’on raconte comment se fit le choix de la fiancée, et où l’histoire se termine.


On peut s’imaginer quel fut le désespoir d’Albertine lorsque le conseiller lui eut parlé de la loterie dont sa main devait être l’enjeu ; mais ni prières, ni supplications, ni pleurs ne purent changer cette détermination. À cela s’ajoutaient l’indifférence, l’indolence, si peu naturelles à ceux qui aiment, de Lehsen, qui n’essayait pas de la voir en secret ou de lui envoyer au moins un message d’amour.

Albertine, le samedi veille du jour plein de mystères qui devait décider de son sort, était assise solitairement dans sa chambre, le crépuscule s’épaississait déjà ; toute remplie de la pensée du malheur qui la menaçait, il lui vint en idée de prendre tout à coup un parti décisif et de s’enfuir de la maison paternelle plutôt que de supporter le sort le plus affreux de tous : celui d’épouser le vieux et pédant secrétaire intime ou l’ignoble baron Bensch. Mais en même temps le souvenir de l’incompréhensible orfévre lui revint en mémoire, ainsi que l’art magique dont il avait fait preuve pour écarter le neveu de Manassé. Elle était certaine qu’il avait appuyé Lehsen, et l’espérance commença à luire en son cœur. Elle éprouva un vif désir de parler à Léonard, et resta convaincue qu’elle ne s’effrayerait pas le moins du monde s’il se présentait tout à coup devant elle à la manière des fantômes.

Et il arriva en effet qu’elle ne s’émut nullement lorsqu’elle s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour le poêle était en réalité l’orfévre. Celui-ci s’approcha d’elle, et d’une voix douce et sonore lui parla ainsi :

— Abandonne toute tristesse, tout chagrin de cœur, ma chère enfant, sache qu’Edmond Lehsen, que tu crois pour le moins aimer en ce moment, est mon favori et que je l’aide de tout mon pouvoir ; sache encore que c’est moi qui ai donné à ton père l’idée de la loterie, que c’est moi qui ai fourni les cassettes mystérieuses, et sois certaine alors que personne autre que Léonard ne trouvera ton portrait.

Albertine voulait pousser un cri de joie, l’orfévre continua :

— J’aurais pu donner ta main à Léonard d’une autre manière, mais il fallait contenter aussi en même temps le secrétaire intime Tusmann et le baron Bensch. Cela aussi sera fait ; et toi et ton père vous serez ainsi à l’abri des prétendants.

Albertine se confondit en chaleureux remerciements, elle se serait presque jetée aux pieds du vieil orfèvre, elle pressait ses mains contre sa poitrine, elle assurait que, malgré ses sortilèges, malgré son apparition fantastique, ce soir même, dans sa chambre, elle n’éprouvait aucune terreur auprès de lui, et enfin elle termina en lui demandant naïvement ce qu’il était en réalité.

— Eh ! ma chère enfant, dit l’orfévre en souriant, il me serait très-difficile de vous l’expliquer. Il en est de moi comme de beaucoup d’autres qui savent mieux ce pour quoi on les prend que ce qu’ils sont. Apprends donc que beaucoup s’imaginent voir en moi l’orfévre Léonard Turnhauser qui brillait de tant d’éclat à la cour de l’électeur Jean-Georges en 1530, et qui traqué par la méchanceté et la jalousie disparut un jour on ne sait ni où ni comment. Maintenant les gens que l’on appelle romantiques ou fantasques me regardent comme son fantôme. Les esthétiques veulent s’emparer de moi et me poursuivent comme les docteurs et les savants au temps de Jean-Georges, et cherchent autant qu’ils le peuvent à couvrir d’amertume et de chagrin le peu d’existence qui me reste encore.

Ah ! ma chère enfant ! je le vois déjà, bien que je m’occupe avec intérêt de toi et du jeune Lehsen, bien que je paraisse un véritable deus ex machina, cependant plusieurs qui pensent comme les esthétiques ne pourront me supporter dans cette histoire, parce qu’ils ne peuvent croire à mon existence véritable. Pour garder à peu près ma sécurité je n’ai jamais pu avouer que je suis l’orfévre Léonard Turnhauser, et ces gens ont dû croire par conséquent que je suis un habile escamoteur et chercher l’explication de la fantasmagorie dont ils sont les témoins dans des opérations de magie naturelle et autre. J’ai encore en ce moment un tour que n’imiteraient ni Philidor, ni Philadelphio, ni Cagliostro, et qui pour ces gens restera, par l’impossibilité d’être expliqué, un embarras éternel ! et cependant je ne peux y renoncer, parce qu’il est tout à fait nécessaire au dénoûment d’une histoire berlinoise qui traite du mariage de hasard de trois personnes connues qui aspirent à la main de la jolie demoiselle Albertine Voswinkel. Ainsi, du courage, mon enfant, lève-toi demain de très-bonne heure, revêts le costume qui te plaît le plus, celui qui te va le mieux, tresse tes cheveux en nattes charmantes, et attends l’événement avec patience et tranquillité.

Le dimanche, à l’heure convenue, c’est-à-dire à onze heures précises, le vieux Manassé et son neveu plein d’espoir, le secrétaire intime Tusmann et Edmond Lehsen, accompagné de l’orfévre, étaient réunis. Les prétendants, sans même en excepter le baron Bensch, éprouvèrent une émotion qui ressemblait à de la crainte en voyant Albertine, qui ne leur avait jamais paru si gracieuse et si belle. Je puis apprendre à toute connaisseuse en toilette que la garniture de sa robe était de la dernière élégance, qu’elle laissait apercevoir les pieds les plus charmants et les mieux chaussés, que les manches courtes et le tour de la poitrine étaient garnis des dentelles les plus précieuses, que les gants de Paris glacés longs laissaient apercevoir les plus admirables bras, que l’ornement de la tête consistait en un seul peigne d’or rehaussé de pierres fines, et qu’il ne manquait à sa toilette de fiancée qu’une couronne de myrte sur ses cheveux noirs. Mais si Albertine paraissait plus séduisante encore, c’est parce que l’amour et l’espérance brillaient dans ses yeux et coloraient ses joues.

Dans un accès d’hospitalité, le conseiller avait fait préparer un déjeuner à la fourchette. Le vieux Manassé jeta sur la table un regard louche et malicieux, et lorsque le conseiller l’invita on put lire sur son visage la réponse de Shylock :

— Oui ! pour sentir le jambon, manger de ces mets où le Nazaréen, votre prophète, a contraint le démon d’entrer, je consens à trafiquer et vivre avec vous ; je marcherai avec vous, je me tiendrai debout près de vous, mais je ne prierai pas, je ne mangerai pas dans votre compagnie.

Le baron Bensch fut moins rigide, car il mangea des biftecks un peu plus que suffisamment et dit force stupidités, comme il était en sa nature d’en dire.

Le conseiller sortit tout à fait de sa manière d’être. Il était dans ce moment hérissé de mystère, car outre qu’il versa sans y regarder les vins de Madère et de Porto, il montra qu’il avait dans sa cave du malaga âgé de cent ans. Lorsque le déjeuner fut fini, il apprit aux prétendants la manière dont la main de sa fille devait être gagnée avec une éloquence dont on ne l’aurait pas cru capable.

Lorsque la cloche eut sonné midi, les portes du salon s’ouvrirent, et l’on aperçut au milieu, sur une table couverte d’un riche tapis, trois petites boîtes.

L’une, d’or, avait sur le couvercle une couronne de ducats éblouissants ; on lisait ces mots au milieu :

« Je donne à celui qui me prend un bonheur dans ses goûts. »

La seconde était d’argent habilement travaillé ; on lisait sur le couvercle, entre différents caractères tracés dans des langues étrangères :

« Celui qui me choisit prend plus qu’il n’espère. »

La troisième boîte, en ivoire très-bien travaillé, portait cette inscription :

« Celui qui me prendra trouvera le bonheur rêvé. »

Albertine prit place sur un fauteuil derrière la table ; le conseiller se plaça à ses côtés, Manassé et l’orfévre se retirèrent dans le fond de la chambre.

Lorsque le sort eut décidé que le secrétaire intime Tusmann choisirait le premier, Bensch et Lehsen allèrent dans la chambre voisine.

Le secrétaire intime s’avança d’un pas incertain près de la table, examina avec soin les boîtes, lut plus d’une fols les inscriptions, bientôt il se sentit attiré irrésistiblement par la beauté des caractères qui serpentaient sur la boîte d’argent.

— Dieu ! s’écria-t-il enthousiasmé, quelle admirable écriture ! comme ces traits arabes se marient bien avec la manière romaine, et

« Qui me choisit prend plus qu’il n’espère ! »

Avais-je jamais espéré votre main, mademoiselle Albertine de Voswinkel ? Ne me suis-je pas abandonné au désespoir ? Eh bien ! là est ma consolation, mon bonheur ! Conseiller, demoiselle Albertine ! je choisis la boîte d’argent.

Albertine se leva et présenta au secrétaire intime la petite clef de la boîte. Il l’ouvrit, mais quel fut son effroi de ne point voir le portrait d’Albertine, mais en sa place un petit livre relié en parchemin, qui lorsqu’il l’ouvrit, ne se trouva contenir que des feuilles blanches !

À côté était un billet avec ces mots :

« Si ton désir a été trompé, tu en retires un grand bien ; ce que tu trouves est conservé : il instruit ignorantiam et départit sapientiam. »

— Dieu juste ! bégaya le secrétaire intime, un livre ! Non, ce n’est pas un livre, c’est du papier relié, toute espérance est perdue ! ô ! pauvre secrétaire intime ! c’en est fait de toi ; allons à l’étang des grenouilles.

Tusmann voulait s’éloigner, l’orfévre se plaça devant lui et lui dit :

— Tusmann, vous êtes un niais ; aucun trésor ne vous viendra plus propos que celui que vous avez trouvé. La sentence aurait dû vous l’indiquer. Faites-moi le plaisir de mettre dans votre poche le livre que vous avez pris dans la boîte.

Tusmann le fit.

— Maintenant pensez au livre qu’il vous ferait le plus grand plaisir d’avoir eu ce moment sur vous.

— Ô Dieu ! s’écria le secrétaire intime avec une étourderie peu chrétienne, j’ai jeté dans la mare le court Essai sur la sagesse politique, œuvre de Thomasius !

— Menez la main à votre poche et tirez-en le livre, dit l’orfévre.

Tusmann le fit, et le livre se trouva être l’Essai de Thomasius.

— Ah ! qu’est-ce que ceci ? s’écria le secrétaire intime hors de lui. Ô Dieu ! mon cher Thomasius arraché aux insultes des viles grenouilles !

— Silence ! interrompit l’orfévre, remettez, votre livre en poche.

Tusmann le fit.

— Maintenant pensez à une œuvre rare que vous cherchez depuis longtemps et que nulle bibliothèque ne pourrait vous offrir.

— Ô Dieu ! dit le secrétaire intime presque attendri, comme pour me distraire et m’égayer j’ai résolu de fréquenter l’Opéra, je voudrais d’abord me fortifier dans la noble musique, et j’ai cherché jusqu’à présent sans succès un petit livre où sous une figure allégorique se trouve l’art du compositeur et du virtuose. Je veux parler de la Guerre Musicale de Jean Beer ou de la description d’un combat entre les deux héroïnes Composition et Harmonie ; on les y voit s’avancer l’une contre l’autre dans la lice, combattre, et après une lutte sanglante faire la paix entre elles.

— Cherchez dans votre poche, dit l’orfévre, et le secrétaire intime poussa un grand cri de joie en ouvrant le livre qui renfermait la Guerre musicale de Jean Beer !

— Vous voyez, lui dit l’orfévre, qu’au moyen de ce livre trouvé dans la cassette vous avez complété la plus riche bibliothèque que personne ait jamais eue, et que vous pourrez porter constamment sur vous. Car, avec ce merveilleux livre près de vous, il sera toujours, lorsque vous le prendrez, l’œuvre que vous lirez avec le plus de plaisir.

Le secrétaire intime, sans s’inquiéter d’Albertine et du conseiller, alla de suite dans un coin de la chambre, se jeta dans un fauteuil, mit le livre dans sa poche, l’en retira et donna à comprendre par le ravissement qui brillait dans ses yeux combien l’orfévre, à son égard, avait magnifiquement tenu sa promesse,

Maintenant vint le tour du baron Bensch.

Il entra, s’avança avec sa sotte et lourde tournure vers la table, regarda les boîtes avec son lorgnon et en épela les inscriptions. Mais bientôt un irrésistible instinct naturel l’enchaîna à la boîte d’or, au couvercle orné de ducats.

« Je donne à celui qui me prend un bonheur suivant ses goûts. »

— Eh bien, j’aime les ducats et j’aime Albertine, pourquoi hésiter plus longtemps !

Ainsi parla Bensch, et il saisit la boîte d’or, en reçut la clef d’Albertine, l’ouvrit et trouva une fine lime anglaise !

Auprès, sur un papier, se lisaient ces mots :

« Tu as gagné ce que ton cœur désirait avec une horrible douleur. Toute autre chose est raillerie. Un commerce florissant va toujours en avant, jamais en arrière. »

Hé ! s’écria-t-il courroucé, que ferai-je de cette lime ? La lime est-elle un portrait, le portrait d’Albertine ? Je lui donne la boite comme un cadeau de fiançailles. Venez, mademoiselle ! Il s’approchait d’Albertine, mais l’orfévre le retint par les épaules en lui disant :

— Halte, monsieur ; ceci est contre nos conventions. Vous devez être enchanté de la lime, et vous en serez persuadé lorsque vous connaîtrez l’inappréciable valeur de ce précieux bijou comme la sentence vous l’annonce. Avez-vous dans votre poche un beau ducat bien ourlé ?

— Oui, dit Bensch, eh bien ?

— Prenez un ducat pareil et limez-en le bord.

Bensch le fit avec une dextérité qui indiquait une longue habitude, et le bord du ducal gagnait en éclat, et il en fut ainsi du deuxième, du troisième ducat. Plus Bensch limait, plus l’ourlet s’élargissait.

Manassé avait jusqu’alors regardé tranquillement ce qui s’était passé, mais alors il se jeta sur son neveu, les yeux étincelants, et lui cria d’une voix sourde et désespérée :

— Dieu mon Père, qu’est-ce que c’est que ceci ? À moi la lime ! à moi la lime ! C’est la pièce enchaînée pour laquelle j’ai vendu mon âme il y a plus de trois cents ans ! Dieu mon Père, à moi la lime !

Il voulut l’arracher à Bensch, qui le repoussa en criant :

— Va-t’en, vieux fou ! C’est moi qui ai trouvé la lime !

Alors Manassé s’écria en fureur :

— Insecte, fruit gâté de mon sang, donne la lime ! Tous les diables sur toi, voleur infâme !

Manassé, avec un flot d’injures hébraïques, s’accrocha fortement au baron, et, grinçant des dents, il employa toutes ses forces pour lui arracher la lime.

Bensch défendit le bijou comme la lionne défend son petit, jusqu’à ce qu’à la fin Manassé commença à s’affaiblir. Alors le neveu saisit l’oncle d’un bras vigoureux, le jeta à la porte de sorte que ses membres en craquèrent ; puis il revint avec la rapidité de l’éclair, poussa une petite table dans un coin de la chambre en face du secrétaire intime, prit une poignée de ducats, et se mit à limer avec ardeur.

— Maintenant nous sommes à jamais délivrés du vieux Manassé, cet homme affreux ! dit l’orfévre. On prétend qu’il est un second Ahasverus et suit sa course de spectre depuis l’année 1572. Autrefois il fut condamné sous le nom du changeur Lippold pour cause de magie diabolique ; mais le diable le sauva au prix de son âme immortelle. Des gens qui s’y entendent l’ont vu ici, à Berlin, sous différentes formes, et de là vient le bruit qu’il se trouve encore ici de notre temps non pas un seul Lippold, mais une foule de Lippolds. Eh bien, comme j’ai aussi quelques connaissances dans les sciences occultes, je l’ai à jamais anéanti !

Je t’ennuierais évidemment, cher lecteur, si je te racontais longuement ce que tu sais déjà depuis longtemps, c’est-à-dire qu’Edmond prit la cassette avec l’inscription « Celui qui me prendra trouvera le bonheur rêvé. » et trouva dans l’intérieur de la boîte le portrait d’Albertine en une miniature parfaitement ressemblante avec ces ligues :

« Oui, tu as réussi : lis ton bonheur dans le regard d’amour de la plus belle, ainsi le veut l’histoire du monde. Le baiser de la bien-aimée t’apprendra ce que le rêve a dû créer pour toi. »

Edmond voulut, semblable à Bassiano, suivre l’avis des derniers mots ; il pressa sur son cœur sa bien-aimée rougissante, il l’embrassa, et le conseiller était tout joyeux de l’heureuse issue du plus embrouillé de tous les mariages à faire.

Le baron Bensch avait limé aussi activement que le secrétaire intime avait lu. Tous deux ne s’occupèrent de ce qui se passait que lorsque le conseiller annonça à haute voix qu’Edmond Lehsen ayant choisi la boîte où se trouvait le portrait d’Albertine, obtiendrait sa main. Le secrétaire intime en parut enchanté, en ce que, signe chez lui d’une joie extrême, il se frotta les mains, sauta une ou deux fois en l’air et se mit à sourire. Le baron Bensch parut n’en prendre aucun souci ; mais il embrassa le conseiller, le qualifia de parfait gentilhomme qui l’avait rendu heureux par le sérieux cadeau de la lime. Il l’assura qu’il pourrait compter sur lui dans toutes ses affaires, et il s’éloigna rapidement.

Le secrétaire intime remercia aussi le conseiller, les yeux remplis de larmes d’attendrissement, de l’avoir fait le plus heureux des hommes par le don du plus rare de tous les livres pris dans sa propre bibliothèque, et il suivit le baron en toute hâte après s’être épuisé en démonstrations aimables envers Albertine, Edmond et le vieil orfévre.

Bensch ne tourmenta plus le monde littéraire de ses monstrueux essais esthétiques, il préféra passer son temps à limer ses ducats.

Tusmann ne fut plus le tourment des bibliothécaires, qui passaient leur journée à lui procurer de vieux volumes oubliés depuis longtemps.

Après quelques semaines de ravissement et de joie, on eut un grand chagrin dans la maison du conseiller. L’orfévre avait au nom de l’art sommé Edmond de tenir sa parole et d’aller en Italie.

Edmond, quelque douloureuse que fût la séparation, éprouva pourtant le vif désir de faire un pèlerinage vers le pays des arts, et Albertine elle-même pensa, tout en versant des larmes amères, combien il serait intéressant de tirer de sa corbeille à ouvrage, dans les nombreuses soirées de thé, les lettres qui lui arriveraient de Rome.

Edmond est déjà depuis plus d’un an à Rome, et l’on peut présumer que l’échangé de lettres entre lui et Albertine devient de plus en plus froid et rare. Qui peut savoir ce qui arrivera à la fin du mariage de ces deux jeunes gens ? En tout cas Albertine ne restera pas fille, elle est trop belle et trop riche pour cela.

En outre, on remarque que le référendaire Glozin, un beau jeune homme à la taille mince et serrée, portant deux gilets et un nœud de cravate à l’anglaise, accompagne souvent au jardin des animaux mademoiselle Albertine, avec laquelle il a dansé dans les bals de l’hiver les contredanses françaises les plus charmantes ; et l’on remarque aussi que le conseiller des commissions marche derrière le couple avec la mine d’un heureux père. Le référendaire Glozin a déjà passé deux examens à la chambre de droit, et, d’après le dire des examinateurs qui l’ont suffisamment torturé dans une heure matinale, ou, comme on dit ordinairement, ont tâté ses dents, ce qui fait mal surtout quand les dents sont creuses, il est sorti victorieusement des épreuves. Cet examen doit avoir été cause que des projets de mariage ont pris naissance dans la tête du référendaire, car il est surtout très-habile dans la conduite des affaires hasardeuses.

Peut-être Albertine épousera-t-elle le joli référendaire, quand il aura obtenu une bonne place ; mais il faut attendre les événements.