Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Kreisleriana


KREISLERIANA.


— D’où est-il ?

— Personne ne le sait.

— Que faisaient ses parents ?

— On l’ignore.

— De qui est-il l’élève ?

— D’un bon maître, car il joue admirablement ; et comme il a de l’intelligence et de l’éducation, on peut le supporter et même l’autoriser à donner des leçons de musique. Et il a été vraiment et réellement maître de chapelle, ajoutent les diplomates auxquels, dans un moment de bonne humeur, il a montré un diplôme en bonne forme de directeur du théâtre royal de…, direction toutefois qui lui fut enlevée, à lui le maître de chapelle Jean Kreisler parce qu’il avait obstinément refusé de mettre en musique un libretto rimé par un poëte de la cour, avait aussi plusieurs fois parlé avec mépris à table d’hôte du primo uomo et osé, dans des termes risqués et même peu convenables, préférer une jeune fille son élève de chant à la prima donna. Toutefois il lui serait possible de conserver soit titre de maître de chapelle du prince et même de rentrer en faveur s’il voulait renoncer à des assertions ridicules et à des singularités, comme par exemple de prétendre que la vraie musique italienne n’existe plus, et s’il veut reconnaître de bon gré le mérite du poëte de la cour, que tout le monde reconnaît pour un second Métastase.

Ses amis prétendent que la nature, en lui donnant son organisation, a essayé une nouvelle création et que l’essai n’a pas réussi en ce que l’irritabilité de ses nerfs, sa fantaisie, qui va jusqu’à devenir une flamme brûlante, sont trop peu mêlées de flegme et que l’équilibre se trouve détruit, ceci étant de toute nécessité pour que l’artiste qui vit dans le monde fasse des œuvres conformes au goût et aux habitudes de ce même monde. Qu’il en soit de lui ce qu’on voudra, toujours est-il que Jean fut ballotté çà et là pour ses rêves et ses apparitions intimes comme par les vagues d’une mer irritée, et sembla chercher en vain le port où il devait trouver le repos et la gaieté sans lesquels l’artiste ne peut rien produire. Et il arriva aussi que ses amis ne purent jamais l’amener a écrire une composition ou l’empêcher de la déchirer après qu’elle était écrite. Quelquefois il composait la nuit dans la disposition d’esprit la plus nerveuse et réveillait l’ami qui demeurait dans son voisinage pour lui jouer, dans un enthousiasme extrême, ce qu’il avait écrit avec la plus incroyable rapidité. Il versait des larmes de joie de la réussite de son œuvre, il se regardait lui-même comme le plus heureux des hommes, et le jour suivant l’œuvre magnifique était au feu. Le chant avait sur lui un effet nuisible, parce qu’alors sa fantaisie s’irritait et que son esprit entrait dans un royaume où personne ne pouvait le suivre sans danger. Il trouvait souvent du plaisir à étudier des heures entières sur le piano les thèmes les plus singuliers avec des tournures et des variations de contre-point dans les passages les plus travaillés. Si cela lui avait réussi, il était pendant plusieurs jours d’une humeur charmante et une certaine ironie assaisonnait les entretiens dont il réjouissait le gai cercle de ses amis. Un jour il disparut on ne sait ni pourquoi ni comment. Plusieurs prétendaient avoir remarqué en lui des signes de folie, et véritablement on l’a vu sortir en chantant et en sautillant de la porte avec deux chapeaux enfoncés l’un sur l’autre, et deux tire-lignes qui sortaient de ses poches comme deux poignards. Toutefois ses plus intimes amis n’avaient rien remarqué qui annonçât une attaque de violent chagrin ou autre chose de ce genre. Et lorsque toutes les recherches eurent été vaines, et au moment où ses amis rassemblé délibéraient sur l’emploi des quelques œuvres musicales et de plusieurs écrits qu’il avait laissés, mademoiselle de B… apparut et déclara qu’à elle seule appartenait le droit de conserver les productions de son maître et ami, qu’elle ne croyait nullement perdu. Tous s’empressèrent de lui remettre ce que l’on avait trouvé ; et comme dans ses moments de bonne humeur il avait tracé rapidement au crayon, sur le revers des feuilles de musique, des observations presque toujours humoristiques, la fidèle écolière de l’infortuné Jean permit à un de ses anciens amis d’en prendre copie et de les livrer à la postérité comme des créations ébauchées par la fantaisie du moment.

souffrances musicales du maître de chapelle jean kreisler.

. Ils sont tous partis ! J’aurais dû le remarquer à leurs gazouillements, à leurs bourdonnements, à leurs toux, à leurs ronflements ; c’était un vrai nid d’abeilles qui quitte sa ruche pour prendre son vol. Gotllieb m’a allumé deux nouvelles lumières et a placé sur le piano une bouteille de bourgogne. Je ne puis plus jouer, car je suis épuisé ; c’est la faute de mon admirable ami, là sur le pupitre, qui m’a enlevé dans les airs comme Méphistophélès enlève Faust sur son manteau, et si haut, que je ne voyais plus les hommes, ces mirmidons, malgré tout leur effroyable bruit.

Une sotte, ridicule et inutile soirée !

Mais je me sens maintenant léger et à mon aise. Aussi pendant que je jouais j’ai tiré mon crayon et noté à la page 13, sous le dernier système des variations en chiffres, de la main droite, tandis que la gauche s’agitait dans le torrent des sons ; et je continue à écrire derrière sur les pages blanches. Je laisse là les chiffres et les tons, et avec grand plaisir ; comme le convalescent qui ne peut se lasser de parler de ses souffrances, je raconte ici tout au long les horribles tortures du thé d’aujourd’hui, non pas pour moi seul, mais aussi pour d’autres qui voudront, à mon exemple, se réjouir en admirant les variations de Jean-Sébastien Bach pour le piano, publiées chez Nageli à Zurich, et trouveront mes chiffres à la fin de la trentième variation, conduits par le mot latin écrit en grosses lettres : Verte.

Ils tourneront la feuille et liront. Ceux-la devineront de suite tout l’enchaînement des choses, ils sauront que le conseiller intime Roderlein tient ici une maison charmante et qu’il a deux filles dont le monde élégant parle avec enthousiasme ; elles dansent comme des déesses, parlent français comme des anges, et chantent et dessinent comme les muses. Le conseiller intime est riche, il a dans ses dîners trimestriels les meilleurs vins, les mets les plus délicats ; tout est monté sur le pied le plus élégant, et celui qui ne s’amuse pas dans ses thés célestes n’a ni ton, ni esprit, ni à plus forte raison de sentiment pour les arts, car c’est là surtout qu’on les apprécie. Avec le thé, le punch, le vin, les glaces, etc., on sert aussi un peu de musique que le beau monde accepte agréablement comme tout le reste. Lorsque chaque hôte a eu le temps nécessaire pour boire un nombre suffisant de tasses de thé, et que le punch et les glaces ont circulé déjà deux fois, les domestiques préparent la table de jeu pour la partie la plus âgée et partant la plus sérieuse de la société qui préfère les caries à la musique et près de laquelle on n’entend d’autre bruit importun et mal à propos que celui de quelques pièces d’or. À ce signal la jeune partie de la réunion se rassemble autour des demoiselles Roderlein, il s’élève un tumulte dans lequel on distingue ces mots :

— Belle demoiselle, ne nous refusez pas la jouissance de votre céleste talent.

— Oh ! ma bonne, chantez-nous quelque chose !

— Pas possible ! un rhume ! le dernier bal ! Je n’ai pas répété.

— Oh ! je vous prie ! je vous supplie ! nous vous implorons tous !

Gottlieb pendant ce temps a ouvert à la fois le piano et le pupitre, gémissant sous le poids du recueil de musique bien connu. La maman crie de sa table de jeu :

— Chantez donc, mes enfants !

Je me place au piano, et les demoiselles Roderlein sont conduites en triomphe devant l’instrument. Là des façons commencent, aucune ne veut chanter la première,

— Tu sais, chère Nanette, comme je suis enrouée

— Mais le suis-je donc moins, ma chère Marie ? Je chante si mal ! Oh ! commence, chère !

Je fais une proposition (c’est chaque fois la même) :

— Si ces demoiselles chantaient un duo ?

La motion est applaudie avec fureur. On feuillette le livre, on trouve enfin la page soigneusement marquée par un pli, et le duo commence :

Dolce dell’ anima, etc.

Le talent des demoiselles Roderlein n’est pas des plus minces ; je suis depuis cinq ans et demi leur professeur dans la maison, et pour ce peu de temps la demoiselle Nanette en est arrivée, lorsqu’elle a entendu une mélodie dix fois au théâtre et l’a répétée dix fois encore et tout au plus sur le piano, à entamer un chant de manière que l’on voie de suite ce qu’il en doit être,

Il suffit de huit fois seulement à mademoiselle Marie ; et lorsqu’elle se trouve au plus un quart de ton plus bas que le piano, sa jolie petite figure et ses agréables lèvres roses le font très-bien supporter. Après le duo, accord d’applaudissements unanimes ! Maintenant arrivent à la file les ariettes et les nocturnes, et je martèle gaillardement le même accompagnement pour la millième fois.

Pendant le chant la conseillère des finances Eberslein a fait comprendre par une petite toux et en accompagnant à demi-voix qu’elle chantait aussi. Une demoiselle s’écrie :

— Ah ! jolie conseillère, tu vas nous faire entendre ta voix divine !

Il se fait un nouveau tumulte.

— J’ai un catarrhe ! je ne sais rien par cœur !

Gottlieb apporte deux grandes brassées de musicalités ; on feuillette toujours et toujours ; elle veut d’abord chanter : La vengeance de l’enfer ! puis : Lève-toi, vois ! et puis : Ah ! jamais ! Dans cet embarras, je propose : Une violette dans la prairie ! Mais c’est d’un trop grand genre, elle en reste à la Constance.

Oh ! crie, miaule, étrangle, piaule, jure, va toujours ! j’ai mis le pied sur la grande pédale et je frappe l’ivoire à m’en rendre sourd. Oh ! Satan ! Satan ! quel est celui de tes esprits infernaux qui est accouru à grandes guides dans ce gosier pour tenailler, forcer et tordre tous ces tons ? Quatre cordes ont sauté, un marteau est en déroute, mes oreilles cornent, ma tête est brisée, mes nerfs tremblent ! Tous les tons faux des trompettes criardes des saltimbanques sont-ils venus chercher un refuge dans cette gorge ? Je suis épuisé, je bois un verre de bourgogne.

On applaudit à tout rompre, et quelqu’un remarque que la conseillère et Mozart m’ont mis en feu. Et moi de sourire les yeux baissés et d’un air très-niais, il me semble.

Alors s’agitent tous les talents qui jusqu’à présent se tenaient dans l’ombre ; ils s’élancent l’un après l’autre dans la carrière : on commet des excès musicaux. Ce sont des chœurs, des morceaux d’ensemble.

— Le chanoine Kratzer est connu pour sa voix de basse divine, dit tout à coup un individu qui avoue modestement qu’il est seulement second ténor, quoique membre de plusieurs académies de chant.

De suite on organise le second chœur de Titus. C’était magnifique. Le chanoine, placé juste derrière moi, faisait rouler le tonnerre de sa voix comme il eût chanté à l’église avec accompagnement obligée de trompettes et de timbales. Il attaquait les notes très-juste, seulement il était un peu en retard avec la mesure ; mais il lui restait toujours assez fidèle pour n’être pendant tout le morceau que d’une demi-pause en arrière. Les autres témoignaient d’une grande estime pour l’ancienne musique grecque, qui, ne connaissant pas l’harmonie, marchait à l’unisson. Ils chantaient tous la mélodie avec de petites variantes d’un quart de ton, peut-être, soit en haut, soit en bas. Cette exécution un peu bruyante éveilla partout une attention tragique et même une espèce d’effroi, surtout aux tables de jeu, qui ne pouvaient plus comme auparavant intercaler mélodramatiquement des phrases de ce genre dans les passages déclamatoires : Ah ! j’aime ! — Vingt-quatre. — J’étais si heureux ! — Je passe. — Je ne pouvais ! — Whist. — Douleur d’amour ! —- Dans la couleur, etc.

C’était fort joli. (Je me verse à boire.) C’était la plus haut point de l’exposition musicale.

— Maintenant c’est fini ! pensai-je.

Je fermai le livre et me levai.

Alors le baron, mon ancien ténor, s’approche de moi et me dit :

— Oh ! très-cher maître de chapelle, vous devez improviser admirablement !… Oh ! improvisez-nous un peu, rien qu’un peu, je vous prie !…

Je réponds très-froidement que la fantaisie ne me vient pas aujourd’hui ; et tandis que nous parlons ainsi, un diable sous la forme d’un élégant à deux gilets a pris dans la pièce voisine sous mon chapeau les variations de Bach, pensant que ce sont des variations de Nel cor mi non più sentoAh ! vous dirai-je, maman, et veut absolument que je lui joue cette musique.

Je refuse ; tous se réunissent contre moi.

— Eh bien, pensai-je, écoutez et crevez d’ennui !

Et je me mets au travail.

Au n° 3 plusieurs dames s’éloignèrent.

Les Roderlein, par égard pour leur maître, restèrent non sans tourment jusqu’au n° 12. Le n° 15 mit en fuite l’homme aux deux gilets. Le baron, par une politesse excessive, tint jusqu’au n° 30, et se contenta de boire presque tout le punch que Gottlieb posait pour moi sur le piano.

J’avais heureusement terminé ; mais au n° 30 le thème m’a entraîné sans relâche. Les feuilles in-quarto s’allongèrent tout à coup en un folio gigantesques, où je voyais écrites mille imitations, mille variations qu’il me fallait jouer. Les notes s’animaient et flamboyaient en dansant autour de moi. Un feu électrique courait du bout des doigts sur les touches ; l’esprit d’où il s’élançait donnait des ailes aux idées. Toute la salle était pleine d’une vapeur poétique dans laquelle les lumières semblaient de plus en plus laisser leur éclat. De temps en temps Un grand nez en sortait, et parfois aussi deux yeux, mais ils disparaissaient aussitôt. Il arriva que je restai seul avec mon Sébastien Bach servi par Gottlieb semblable à un spirito familiare. (Je bois.) Devrait-on tourmenter un honnête musicien avec de la musique comme j’ai été tourmenté aujourd’hui et si souvent ? Vraiment, on n’abuse aussi méchamment d’aucun art comme de l’art de la belle, de la sainte musique, qui est si souvent profanée dans son être si tendre ! Avez-vous un vrai talent, un véritable sentiment artistique, bien, apprenez la musique, occupez-vous de travaux dignes de l’art, et donnez aux adeptes votre talent dans une équitable mesure. Mais voulez-vous vous en occuper sans ces conditions, faites-le alors pour vous et entre vous, et n’en tourmentez pas le maître de chapelle Kreisler et autres.

Je pouvais maintenant retourner chez moi et terminer mes nouvelles sonates, mais il n’est pas encore onze heures et c’est une belle nuit d’été ; et puis je parie que chez le grand veneur, tout près de moi, les jeunes filles sont assises à la fenêtre ouverte et crient vingt fois d’une voix aigre et perçante : « Quand ton œil brille pour moi ! » mais toujours la première phrase seulement, en regardant dans la rue. Un autre tourmente maladroitement une flûte et a pour cela des poumons comme le neveu de Rameau, tandis que mon voisin le joueur de cor fait avec de longs tons prolongés des essais d’acoustique. Les nombreux chiens du voisinage s’inquiètent, et le chat de mon hôte, excité par cet agréable duo, fait de tendres aveux près de ma fenêtre en écorchant l’échelle chromatique (car il va sans dire que mon laboratoire musico-poétique est une chambre sur les toits) à une chatte dont il est amoureux depuis les premiers jours de mars.

Après onze heures on est plus tranquille ; je reste assis, tandis que je prends en main le papier et aussi le bourgogne, dont j’use un peu. Il y a, on me l’a dit, une ancienne loi qui défend aux artisans à marteau d’habiter près des savants. Ne pourrait-on pas faire aussi pour les pauvres compositeurs oppressés, qui sont obligés de battre monnaie avec leurs inspirations afin de continuer à filer l’écheveau de leur vie, une loi pour bannir de leurs alentours les braillards et les joueurs de cornemuse ?

Que dirait le peintre si au moment d’inventer un idéal on ne lui présentait que d’affreuses figures hétérogènes ? En fermant les yeux, il pourrait toutefois achever sa figure de fantaisie.

Mais le coton dans les oreilles ne suffit pas : on entend le vacarme, l’idée vient ; et voici qu’on chante là, maintenant c’est le cor ici, et le démon emporte les idées les plus sublimes ! La feuille est toute pleine d’écriture ; je veux écrire à l’envers sur les bandes blanches du titre. Pourquoi ai-je cent fois résolu de ne plus me laisser tourmenter davantage chez le secrétaire intime, et pourquoi ai-je vingt fois abandonné mon projet ?

Certes, c’est la superbe nièce de Roderlein qui m’enchaîne à cette maison par les liens tressés par l’art. Quiconque a été assez heureux pour entendre une fois la scène finale de l’Armide de Gluck ou la grande scène de doña Anna de Don Juan, par mademoiselle Amélie, comprendra qu’une heure passée au piano près d’elle jette un baume céleste sur les blessures qu’ont ouvertes en moi, pauvre malheureux professeur de musique, toutes les notes fausses de la journée. Roderlein, qui ne croit ni à la mesure ni à l’immortalité de l’âme, la juge tout à fait indigne de la haute existence des sociétés de thé, puisqu’elle ne veut jamais y chanter, et chante au contraire avec des gens de rien, comme avec de simples musiciens, par exemple, avec un abandon qui lui est nuisible ; car Roderlein prétend qu’elle a été emprunter ces sons d’harmonie longs, soutenus et puissants, qui me portent vers le ciel, au rossignol, une créature sans intelligence, qui vit dans les forêts et qui ne doit pas être imitée par l’homme, le roi de la création. Elle pousse la condescendance jusqu’à se laisser accompagner sur le violon par Gottlieb lorsqu’elle exécute sur le piano des sonates de Beethoven ou de Mozart, où aucun homme du monde, aucun bourgeois n’ont rien à trouver…

C’était le dernier verre de bourgogne… Gottlieb mouche les lumières, et paraît s’étonner de mon ardeur à écrire. On a raison d’avoir bonne idée de ce Gottlieb, à peine âgé de seize ans. C’est un beau, un profond talent. Pourquoi aussi son père, l’écrivain des portes de la ville, est-il mort sitôt ; que son tuteur a été le fourrer dans la livrée ! Lorsque Rode était ici, Gottlieb écoutait dans l’antichambre l’oreille collée à la porte et jouait toute la nuit ; le jour il s’en allait pensant et rêvant aux alentours, et la marque rouge qu’il porte à la joue est l’empreinte fidèle du solitaire placé à un doigt de la main de Roderlein, qui voulait par un coup très-fort opérer un effet tout à fait opposé à l’état de somnambulisme, que l’on n’amène que par un doux attouchement.

Entre autres choses, je lui ai fait cadeau de la sonate de Corelli, et il a livré bataille aux souris qui habitaient un ancien piano d’Osterlein, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes détruites, et, avec la permission de Roderlein, il a transporté l’instrument dans sa chambre.

— Jette ta livrée détestée, honnête Gottlieb, et laisse-moi dans quelques années te presser sur mon cœur comme un grand artiste, car tu le deviendras avec ton beau talent, ton profond sentiment de l’art !

Gottlieb était derrière moi et essuyait les larmes de ses yeux lorsqu’il m’entendit prononcer ces paroles à voix haute. Je lui serrai les mains sans parler, et puis nous allâmes en haut jouer ensemble la sonate de Spinelli.

CLUB MUSIC-POÉTIQUE DE KREISLER.

Toutes les horloges, même les plus paresseuses, avaient déjà sonné huit heures, les lumières étaient allumées, le piano était ouvert, et la fille de l’aubergiste, chargée du facile service de Kreisler, lui avait déjà deux fois annoncé que la théière avait trop bouilli. Enfin on frappa à la porte, et l’ami intime entra avec le soupçonneux. Ils furent bientôt suivis du mécontent, du jovial et de l’indifférent.

Le club était rassemblé, et Kreisler se préparait à mettre tout dans le ton et la mesure pour une fantaisie symphonique, et sortir autant que possible tous les clubistes assemblés qui portaient en eux le génie musical des ordures poudreuses où ils avaient dû marcher tout le jour pour les placer quelques pas plus haut dans un air plus pur. Le soupçonneux regarda devant lui, très-sérieusement, presque comme plongé dans des réflexions profondes, et dit :

— Comme votre jeu a été désagréablement troublé la dernière foi par ce marteau qui vacillait, l’avez-voulait réparer ?

— Je pense que oui, répondit Kreisler.

— Il faut nous en convaincre, continua le soupçonneux.

Et en disant cela il pencha la lumière qui se trouvait sur le large chandelier, et, le tenant au-dessus des cordes, il se mit à chercher avec attention le marteau en mauvais état ; mais les lourdes mouchettes posées sur le chandelier tombèrent, et douze ou quinze cordes se brisèrent en grinçant avec un bruit aigu. Le soupçonneux dit seulement :

— Ah ! voyez donc !

Kreisler fit une figure comme s’il eût mordu dans un citron.

— Diable, diable ! s’écria le mécontent, aujourd’hui justement je me faisais une fête d’entendre improviser Kreisler, de ma vie je n’ai eu autant de désir de musique.

— Au fond, fit l’indifférent, peu importe que nous fassions ou non de la musique.

— Il est certainement fâcheux, ajouta l’ami intime, que Kreisler ne puisse pas jouer ; mais il ne faut pas trop s’en préoccuper.

— Nous nous amuserons de même sans cela, reprit le jovial non sans mettre dans ses paroles une certaine intention.

— Et pourtant je veux improviser ! s’écria Kreisler : la basse est restée au grand complet, et cela me suffira.

Alors Kreisler mit son petit bonnet rouge, sa robe de chambre chinoise, et il s’assit à son piano. Les clubistes durent prendre place sur le sofa et sur des chaises ; et l’ami intime, à la prière de Kreisler, éteignit toutes les lumières, de sorte que l’on se trouva dans la plus complète obscurité. Kreisler prit pianissimo, les sourdines levées, l’accord la bémol majeur dans la basse, et avec le murmure des ton il dit :


— Quel bruit étrange se fait entendre autour de moi ! Je sens de tous côtés la fraîcheur envoyée par les battements d’ailes invisibles, je nage dans l’éther vaporeux ; mais le brouillard brille en cercles de flammes mystérieusement tracées. Ce sont les esprits favorables qui agitent leurs ailes d’or avec des sons et des accords admirables !

ACCORD DE LA BÉMOL (mezzo forte).

Ah ! ils m’entraînent dans le pays des éternels désirs ; mais, comme ils me saisissent, la douleur s’éveille, et en voulant s’enfuir de mon cœur elle le déchire avec force.

ACCORD DE SIXTE DE MI MAJEUR (ancora più forte).

Tiens-toi ferme, mon cœur ! ne te brise pas au contact du rayon flamboyant qui a traversé la poitrine ; relève-toi, mon brave esprit, meus-toi, et élance-toi vers l’élément qui t’a enfanté, là est ta patrie.

ACCORD DE TIERCE DE MI MAJEUR (forte).

Ils m’ont présenté une couronne admirable, mais ce qui brille et étincelle comme des diamants ce sont les milliers de larmes que j’ai versées, et les flammes qui me dévorent resplendissent dans l’or. — Courage et puissance, confiance et force à celui à qui il est donné de porter le sceptre dans le royaume des esprits

LA MINEUR (arpeggiando dolce).

Pourquoi fuis-tu, belle jeune fille ? Le peux-tu donc, puisque tu es enchaînée de toutes parts par des liens invisibles ? Tu ne sais pas dire, tu ne sais pas raconter en gémissant ce qui a pénétré dans ton cœur comme une douleur qui ronge et pourtant fait trembler de plaisir. Tu sauras tout quand je parlerai avec toi, quand pour cela j’emprunterai le langage des esprits que je connais et que tu comprends si bien.

FA MAJEUR.

Ah ! comme ton cœur s’ouvre au désir et à l’amour quand je t’entoure de mélodies brûlantes d’enthousiasme comme de mes bras caressants ! Tu ne peux plus t’éloigner de moi, car ces pressentiments secrets qui oppressent ta poitrine sont devenus des vérités. La mélodie t’a parlé, comme un consolant oracle parti de mon sein,

SI BÉMOL MAJEUR (accentuento).

Quelle vie joyeuse dans les forêts et les prairies au temps heureux du printemps ! toutes les flûtes, tous les hautbois, qui restaient pendant l’hiver étendus ; comme morts dans un coin poudreux, se sont réveillés et ont choisi leurs airs favoris, qui maintenant fredonnent gaiement comme les petits oiseaux dans les airs.

SI BÉMOL MAJEUR AVEC LA PETITE SEPTIME (smanioso).

Un tiède souffle de l’ouest court sourdement, plaintif comme un sombre secret, à travers les bois, et quand il passe les sapins frémissent, les bouleaux se disent entre eux :

Pourquoi notre ami est-il devenu si triste ?

Entends-tu leurs voix, charmante bergère ?

MI BÉMOL MAJEUR (forte).

Suis-le ! suis-le ! Son vêtement est vert comme la forêt sombre ! Sa parole pleine de désir est le doux son du cor ! L’entends-tu murmurer derrière les taillis ? Entends-tu ? entends-tu ? c’est le son des cors plein de plaisir et de plaintes ! C’est lui ! lève-toi ! allons vers lui !

ACCORD DE TIERCE, QUARTS ET SIXTE DE RÉ (piano).

La vie mène son jeu trompeur de diverses manières. Pourquoi désirer ? Pourquoi espérer ? pourquoi souhaiter ?

ACCORD DE TIERCE D’UT MAJEUR (fortissimo).

Mais, dans une joie sauvage, dansons sur les tombes ouvertes ! poussons des cris de joie ! ceux qui sont là ne nous entendront pas. Tra la la ! tra la la ! De la danse et des cris d’allégresse ! Le démon fait son entrée avec les timbales et les trompettes !

ACCORD D’UT MINEUR (fortissimo).

Ne le connaissez-vous pas ? ne le connaissez-vous pas ? Tenez, de ses griffes brûlantes, il saisit mon cœur ! Il prend toutes sortes de masques ! braconnier ! maître de concert ! docteur Wurm ! ricco mercante, il jette les mouchettes sur les cordes, pour que je ne puisse pas jouer. Kreisler ! Kreisler ! reprends courage ! Le vois-tu, là, épier le blanc fantôme avec ses brillants yeux rouges ? Il étend vers toi, à travers son manteau troué, les griffes de sa main noueuse. Il secoue la couronne de paille sur le crâne chauve et brillant. C’est la folie ! Jean, tiens-toi bien ! Folle, folle apparition de la vie, pourquoi m’agites-tu ainsi dans tes cercles ? Ne puis-je pas te fuir ? Pas un grain de poussière dans l’univers où je pourrais, devenu petit moucheron, trouver un refuge contre toi, esprit de tourment ! Va-t’en ! Je veux être gentil ! Je veux croire que le diable est un galant uomo du meilleur genre ! Honni soit qui mal y pense ! Je maudis le chant, la musique ; je te lèche les pieds comme l’ivrogne Caliban ! Seulement, ôte-moi la souffrance ! Ah ! ah ! maudit ! tu as foulé aux pieds toutes mes fleurs ! L’horrible désolation du désert ! plus un seul brin d’herbe ! mort ! mort ! mort !

Ici brilla en pétillant une petite flamme. L’ami intime avait pris une allumette chimique et il alluma les deux lumières pour couper ainsi court aux fantaisies de Kreisler, car il n’ignorait pas que celui-ci en était arrivé au point juste où il avait l’habitude de se précipiter dans un sombre abîme de plaintes sans espoir.

Au même moment la fille de l’aubergiste apporta le thé tout fumant. Kreisler s’élança du piano.

— Que signifie tout ceci ! dit le mécontent, un raisonnable allegro de Haydn me plaît plus que tout ce chnikebnak.

— Mais ce n’était pas mal du tout, reprit l’indifférent.

— C’est seulement trop sombre, trop sombre, dit le jovial, reprenons un entretien plus gai et plus léger.

Les clubistes s’efforcèrent de suivre l’avis du jovial ; mais les terribles accords de Kreisler résonnaient comme un sombre et lointain écho, ses paroles terribles tenaient captive la disposition d’esprit nerveuse qu’il avait éveillée chez tous les auditeurs. Le mécontent, très-mécontent en réalité de la soirée, que, disait-il, les folies fantastiques de Kreisler avaient gâtée, sortit avec le soupçonneux, le jovial les suivit, et le voyageur enthousiaste avec l’ami intime (tous deux réunis en une seule personne, comme on le fait ici expressément remarquer) tint compagnie à Kreisler.

Celui-ci était assis sur le sofa les bras croisés.

— Je ne sais pas, dit l’ami intime, comment tu es monté aujourd’hui, Kreisler ? Tu es excité, mais non sans humeur. Tu n’es pas comme à l’ordinaire.

— Ah ! mon ami, reprit Kreisler, l’ombre d’un sombre nuage court sur ma vie ! Ne crois-tu pas qu’il sera permis à une pauvre et innocente mélodie, qui ne désire aucune place sur la terre, de s’envoler libre et sans chagrin dans les immenses espaces du ciel ? Ah ! s’il m’était permis d’y monter de suite, à travers cette fenêtre, sur ma robe de chambre chinoise, comme Méphistophélès sur son manteau !

— Comme une pure mélodie ? interrompit en souriant l’ami intime.

— Ou bien comme basso ostinato, si tu veux, répondit Kreisler, mais il faut que je parte bientôt n’importe comment.

Et il le fit aussi comme il l’avait dit.