Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/La Vision


LA VISION.


Vous savez que peu de temps avant la dernière campagne, je me trouvais à la maison de campagne du colonel de P… Le colonel était un homme d’un caractère gai, et sa femme était le calme et la candeur mêmes.

Le fils se trouvait à cette époque à l’armée, de sorte que la société était composée, outre les deux époux, de deux filles et d’une vieille Française qui s’efforçait de faire l’office d’une sorte de gouvernante bien que les jeunes filles parussent d’un âge à n’en avoir plus besoin. L’aînée était une jeune fille éveillée, vive jusqu’à l’étourderie et très-spirituelle, mais ne pouvant franchir cinq pas sans faire trois entrechats et dans la conversation elle sautait de même sans cesse d’un sujet à un autre. Je l’ai vue dans moins de dix minutes tricoter, lire, dessiner, chanter, danser. Elle pleurait en un instant son pauvre cousin resté sur un champ de bataille, et les yeux pleins de larmes elle s’abandonnait à un bruyant éclat de rire lorsque la Française laissait tomber le contenu de sa tabatière sur le chien, qui se mettait à éternuer tandis que la vieille disait en se lamentant :

— Ah ! che fatalità ! ah ! carino ! poverino !

Car elle avait l’habitude de parler en italien au chien, qui était originaire de Padoue.

La demoiselle était la plus jolie blonde du monde et pleine de grâce et d’amabilité dans ses caprices, de sorte que sans y penser elle exerçait partout un charme irrésistible.

Sa sœur plus jeune, nommée Aldegonde, formait avec elle le plus étrange contraste. Je cherche en vain des mots convenables pour vous dépeindre l’impression profonde que fit sur moi cette jeune fille lorsque je la vis pour la première fois. Représentez-vous la plus belle tournure, la figure la plus ravissante ! Mais ses lèvres et ses joues étaient couvertes de la pâleur de la mort. Elle marchait doucement, à pas mesurés ; et lorsqu’une parole prononcée à demi-mot sortait de ses lèvres entr’ouvertes et faisait retentir la vaste salle, on se sentait comme saisi d’un frisson fantastique. Je surmontai bientôt cette disposition répulsive et je fus obligé de m’avouer à moi-même lorsque je forçais cette jeune fille toujours recueillie à causer avec moi, que son apparence étrange et tenant du fantôme était seulement extérieure. Dans le peu de paroles qu’elle prononçait se découvrait un sens tendre, une intelligence active, un sentiment affectueux. On ne trouvait en elle aucune trace d’exagération, bien que son douloureux sourire, son regard plein de larmes fissent présumer pour le moins un état maladif qui devait agir d’une manière funeste sur les sensations de la tendre enfant. Je remarquai avec surprise que toutes les personnes de la société, même la vieille Française, tâchaient d’interrompre toute conversation commencée avec elle, et venaient s’y mêler d’une manière peu naturelle. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’aussitôt que sonnaient huit heures la demoiselle était avertie soit par la Française, soit par sa mère ou sa sœur, de se retirer dans sa chambre, comme on envoie coucher les petits enfants. La Française l’accompagnait, et jamais ni l’une ni l’autre n’attendaient le souper, qui avait lieu à neuf heures. La colonelle remarqua mon étonnement, et avança un jour très-naturellement, pour éviter toute question, qu’Adélaïde était sujette à des accès de fièvre qui l’attaquaient surtout sur les neuf heures, et que le médecin avait ordonné de lui laisser prendre à cette heure un repos tout à fait nécessaire. Je compris qu’il y avait à cela une autre cause, mais sans pouvoir aucunement me l’expliquer. Aujourd’hui seulement j’ai appris l’événement qui avait jeté une heureuse famille dans le trouble le plus affreux.


Teresina



Aldegonde était l’enfant la plus gaie et la mieux portante que l’on pût trouver. Lorsqu’on célébra l’anniversaire de sa quatorzième année, une foule de ses jeunes compagnes furent invitées à la fête. Elles étaient assises en rond dans le charmant bosquet du jardin central et riaient et plaisantaient sans s’inquiéter de la nuit, qui arrivait toujours plus épaisse, parce que les tièdes vents de juillet soufflaient plus rafraîchissants et ajoutaient à leur plaisir. Dans le magique crépuscule, elles formèrent plusieurs danses fantastiques en cherchant à imiter les fées et d’autres esprits légers.

— Écoutez, dit Aldegonde lorsque la nuit fut venue tout à fait dans le bosquet, je vais vous apparaître en dame blanche, dont notre vieux jardinier, qui est mort maintenant, nous a si souvent parié ; mais il vous faut venir avec moi jusqu’au fond du jardin, à l’endroit où se trouve l’ancien mur.

Et alors, enveloppée dans son châle blanc, elle s’avance d’un pas léger à travers le bosquet, et les jeunes filles en riant se précipitent sur ses pas. Mais à peine Aldegonde est-elle sous la voûte à moitié ruinée quelle s’arrête et reste privée de l’usage de ses membres. La cloche du château sonne neuf heures. Au même instant !

— Ne voyez-vous rien ? s’écrie Aldegonde avec une voix étouffée qui témoigne de l’effroi le plus profond, ne voyez-vous pas la figure qui est devant vous ? Jésus ! Elle me tend les mains, ne la voyez-vous pas ?

Les enfants ne voyaient rien, mais ils étaient glacés de crainte. Ils s’enfuirent, à la fin, tous, à l’exception d’une seule, qui, plus courageuse, reste, se précipite sur Aldegonde et veut la prendre dans ses bras. Mais au même instant, Aldegonde, semblable à une morte, tombe sur le parquet. Aux cris perçants de la jeune fille, tout le monde accourt du château. On y emporte la pauvre enfant. Enfin elle sort de son évanouissement et raconte en tremblant de tous ses membres qu’à peine entrée sous là voûte une figure aérienne s’est dressée devant elle et a étendu la main de son côté. Rien n’était plus naturel que d’attribuer toute l’apparition aux erreurs causées par le crépuscule du soir. Aldegonde se remit si complètement de sa frayeur dans la nuit même, que l’on ne redoutait aucune suite fâcheuse et qu’il ne fut plus question de cette affaire. Mais combien cette confiance dura peu !

— La voici ! la voici ! la voyez-vous ? elle est tout près de moi !

Depuis cette malheureuse soirée, Aldegonde prétendit qu’aussitôt que neuf heures sonnaient le fantôme se dressait devant elle pendant quelques secondes sans que personne pût percevoir ou pressentir, par n’importe quelle impression physique, l’approche d’un esprit inconnu. La pauvre Aldegonde fut regardée comme folle, et la famille rougissait de cette aberration d’esprit. De là venait cette singulière manière d’agir dont j’avais été le témoin. Il ne manquait ni de médecins ni de remèdes qui devaient délivrer la pauvre enfant de celle prétendue apparition que l’on se plaisait à nommer une idée fixe. Mais tout restait inutile, et elle priait, avec des torrents de larmes, qu’on la laissât tranquille, puisque le fantôme n’avait rien de repoussant pour elle dans ses traits incertains et ne lui causait plus aucun effroi, bien que chaque fois après l’apparition son âme semblât entièrement vide de pensées et parut planer autour d’elle en abandonnant son corps, ce qui la rendait faible et malade. Enfin la colonelle fit la connaissance d’un célèbre médecin, qui avait là réputation de guérir les gens en démence par des moyens très-habiles. Lorsque le colonel lui eut appris la maladie d’Aldegonde, il se mit à rire, et prétendit que rien n’était plus facile que de guérir une folie causée par l’imagination. L’idée d’une apparition du spectre était selon lui si bien liée avec les coups de la cloche de neuf heures que la force intérieure de l’esprit ne pouvait s’en défaire et qu’il fallait opérer cette séparation par des moyens extérieurs. Et cela pouvait facilement arriver en trompant la jeune fille, et en laissant, sans qu’elle s’en aperçût, passer le temps de neuf heures. Si l’esprit n’était pas apparu, alors elle reconnaîtrait son erreur, et des moyens physiques de guérison compléteraient heureusement la cure. Ce malheureux conseil fut suivi. Dans une nuit on retarda les horloges du château et même du village dont on entendait retentir le timbre, de manière qu’Aldegonde s’éveillant le matin fût trompée d’une heure. Le soir arriva.

La petite famille était, comme à l’ordinaire, joyeusement assemblée dans une salle carrée. Aucun étranger ne se trouvait là. La colonelle faisait tout son possible pour raconter diverses histoires amusantes. Elle commença, comme c’était son habitude, surtout lorsqu’elle était de bonne humeur, à taquiner un peu la vieille Française, ce à quoi Augustine (la plus âgée des demoiselles) l’aidait de tout son pouvoir. On riait, on était plus joyeux que jamais. La cloche vint à sonner huit heures, c’était neuf heures par conséquent, et Aldegonde, blanche comme un cadavre, tombe en arrière sur son fauteuil, son ouvrage s’échappe de ses mains, puis tout d’un coup elle se relève avec tous les signes de l’effroi sur son visage et murmure d’une voix sourde :

— Comment ! une heure plus tôt ! Ah ! la voyez-vous ! la voyez-vous, là, debout, devant moi !

Tous sont glacés de frayeur ; mais, lorsqu’on s’y attendait le moins, le colonel s’écrie :

— Aldegonde ! remets-toi, ce n’est rien ! C’est une idée, un jeu de ton imagination ; nous ne voyons rien, et si vraiment une figure apparaissait, elle serait aussi visible pour nous ! remets-toi, Aldegonde !

— Mon Dieu ! s’écrie Aldegonde, veut-on me faire perdre la raison ? Voyez ! elle tend vers moi ses longs bras blancs, elle me fait signe ! Et, comme involontairement, le regard fixe et sans détourner les yeux, elle avance la main, prend une petite tasse placée par hasard sur une table derrière elle et la quitte. L’assiette, comme portée par une main invisible, plane longtemps au milieu du cercle formé par la famille et se replace doucement sur la table.

La colonelle, Augustine s’évanouissent profondément et sont bientôt attaquées d’une fièvre nerveuse. Le colonel surmonta l’impression en rassemblant toutes ses forces ; mais on vit au trouble de ses manières combien ce phénomène incomparable avait fait d’effet sur lui.

La vieille Française était tombée sur les genoux le visage collé contre la terre et priait en silence. Elle seule et Aldegonde ne souffrirent point des suites de cette aventure. La colonelle mourut peu de temps après. Augustine se rétablit de sa maladie, mais la mort eût été préférable à l’état où elle se trouve maintenant. Elle, jeunesse même, dans la force et la beauté, comme je l’ai décrite d’abord, est attaquée d’une folie qui semble plus terrible que toute autre qui ait jamais pris sa cause dans une idée fixe. Elle s’imagine qu’elle est l’invisible spectre sans corps d’Aldegonde, et à cause de cela elle fuit la société des vivants, et pour le moins évite, lorsqu’elle se trouve auprès d’eux, de parler ou de faire un seul geste. Elle croit fermement que si elle manifestait sa présence d’une façon ou de l’autre elle les ferait tous mourir d’effroi. On lui ouvre les portes, on met sa nourriture devant elle, elle se glisse mystérieusement çà et là, mange aussi à la dérobée. Peut-il être un état plus malheureux ?

Le colonel, rongé de désespoir et de chagrin, est parti pour la dernière campagne ; il est mort dans la glorieuse bataille de W.

Ce qui est à peine croyable, c’est qu’Aldegonde est délivrée du fantôme depuis cette étrange soirée. Elle soigne avec dévouement sa sœur, et est en cela aidée de la vieille Française.

Sylvestre nous dit aujourd’hui que l’oncle de ces pauvres enfants est allé consulter notre habile docteur R. sur le traitement à suivre avec Augustine.

Fasse le ciel qu’une guérison soit possible !