Contes de terre et de mer/Les Petites Coudées
LES PETITES COUDÉES
Il était une fois un roi et une reine qui avaient deux filles : l’une se nommait Aurore et l’autre Crépuscule. Aurore, qui était la plus jolie, avait toutes les préférences de ses parents et ils l’aimaient bien mieux que sa sœur.
Quand les deux princesses furent grandes et en âge de se marier, le roi et la reine donnèrent un bal magnifique où furent invités tous les princes et les seigneurs des environs.
Au commencement de la soirée tous les jeunes gens demandaient à danser avec Aurore parce qu’elle était la plus belle ; comme elle n’était point aimable, ils ne dansaient qu’une fois avec elle ; mais ils ne pouvaient se lasser de la société de Crépuscule, qui avait tant de grâce et d’esprit qu’à la fin du bal chacun s’empressait autour d’elle, et la belle Aurore restait presque seule.
Le roi fut fâché de cette préférence, et il résolut de se débarrasser cette nuit même de Crépuscule, afin que ses galants fussent obligés de courtiser Aurore. À la fin du bal, il la fit venir et lui dit :
— Ma fille, vous allez partir à l’instant pour aller voir votre marraine la fée.
— Mais, mon père, répondit-elle ; il est nuit noire, je vais avoir peur toute seule par les chemins, et je suis lassée. Permettez-moi d’attendre à demain.
— Non, dit le roi, il faut que vous partiez tout de suite ; je vais vous donner pour la route un panier de provisions, et un de mes écuyers vous escortera.
Crépuscule monta à cheval, et l’écuyer l’accompagna.
Quand ils eurent fait un bon bout de chemin, Crépuscule qui était fatiguée d’avoir dansé, dit à son conducteur :
— Je voudrais bien dormir un peu, car je n’en puis plus.
Elle descendit de cheval, et comme ils étaient dans une forêt, l’écuyer ramassa de la mousse pour faire un lit à la princesse, et il mit sous sa tête le panier aux provisions pour lui servir d’oreiller.
Quand elle fut bien endormie, l’écuyer, auquel le roi avait ordonné d’égarer sa fille, monta à cheval et s’enfuit au galop.
En se réveillant, Crépuscule fut bien surprise de se trouver seule au milieu de la forêt ; elle appela son conducteur, mais il était bien loin et ne pouvait entendre ses cris. Pendant toute la journée elle essaya de retrouver sa route, mais le soir arriva avant qu’elle fût parvenue à sortir de la forêt.
Quand elle avait faim, elle mangeait les provisions de son panier, et à la tombée de la nuit, elle monta dans un arbre pour voir si elle n’apercevrait pas quelque lumière ; mais elle ne vit rien, et, de peur des bêtes féroces, elle resta dans l’arbre jusqu’au jour.
Le lendemain elle marcha encore pour essayer de sortir de la forêt, mais elle ne put en trouver le bout ; au soir elle monta de nouveau dans un arbre pour tâcher de découvrir au loin quelque lumière ; mais elle n’en vit point, et, plus désolée encore que la veille, elle passa la nuit sur l’arbre.
En s’éveillant le matin, elle aperçut tout au loin quelque chose qui brillait ; elle prit son panier et se mit en route ; plus elle approchait, plus cela devenait brillant ; cela paraissait comme un feu d’artifice de toutes couleurs et si éclatant qu’elle avait peine à le regarder.
Elle finit par arriver auprès d’un beau château en cristal ; elle resta émerveillée à le considérer et elle s’écria :
— Ah ! le beau château !
Elle frappa à la porte ; mais personne ne vint lui ouvrir ; elle frappa une seconde fois et ne vit rien ; mais la troisième fois elle entendit un petit bruit et de petites voix qui parlaient comme une musique.
À travers la porte de cristal, elle vit venir douze petites Coudées, — c’étaient de mignonnes petites personnes qui n’étaient pas plus hautes que le coude. Six petites Coudées soulevèrent la clanche[1] et six autres tirèrent la porte en dedans pour l’ouvrir.
— Laissez-moi entrer dans votre château, leur dit Crépuscule ; je suis la fille d’un roi, et je me suis égarée dans la forêt.
— Entrez, répondirent les petites Coudées, et venez demander à notre maîtresse la permission de rester chez elle.
Elles lui firent traverser une longue suite d’appartements, et l’amenèrent devant leur maîtresse ; c’était une belle Chatte blanche qui lui dit :
— Je veux bien vous recevoir dans mon château, mais à la condition que vous ne chercherez pas à en sortir et que jamais vous ne me désobéirez.
— Je le promets, répondit Crépuscule.
La Chatte blanche, qui pensait que la princesse devait avoir faim, donna l’ordre de servir un repas, et les petites Coudées allèrent chercher tout ce qu’il fallait pour manger : il y en avait quatre qui soutenaient un plat sur leurs épaules, trois qui portaient une bouteille de vin, et deux qui apportaient un verre. Et auprès de la Chatte blanche, il y avait beaucoup d’autres petites Coudées qui attendaient ses ordres.
Crépuscule se mit à table, et quand elle eut mangé tout à son aise, la Chatte blanche lui demanda si elle se trouvait bien.
— Ah ! oui, Madame, répondit-elle.
— Hé bien, tous les jours vous serez servie ainsi ; maintenant, je vais vous montrer mon jardin.
Elle la conduisit dans un vaste enclos où se trouvaient les arbres les plus beaux qu’on put voir et des fleurs de toute espèce :
— Vous voyez, dit la Chatte blanche, que mon jardin est grand ; vous pourrez vous promener partout à votre guise et y cueillir des fleurs et des fruits ; seulement je vous défends d’approcher de la pièce d’eau qu’on voit là-bas. Si vous me désobéissiez, je le saurais, et vous ne tarderiez pas à vous en repentir.
Crépuscule assura qu’elle s’en garderait bien, et tous les jours elle se promenait dans le jardin.
Parfois pourtant elle ne pouvait s’empêcher de regarder du côté de la pièce d’eau, et la pensée même que c’était un endroit interdit lui donnait envie d’y aller ; mais elle n’osait.
Un jour que la Chatte blanche était en voyage, Crépuscule descendit au jardin suivant sa coutume, et en s’y promenant, elle se trouva, sans trop y avoir pensé, à peu de distance de la pièce d’eau.
— Ah ! se dit-elle, je vais la voir aujourd’hui puisque j’en suis si près ; il n’y a ici que les petites Coudées qui sont occupées dans le château, et la Chatte blanche n’en saura rien.
Elle s’approcha de la pièce d’eau, et dès qu’elle fut sur le bord elle vit des feuilles de nénuphar qui remuaient ; un serpent vert sortit de l’eau et vint se mettre à côté d’elle.
Elle eut peur et se recula ; mais le Serpent lui dit d’une voix douce :
— Belle princesse, avez-vous peur de moi ? Soyez sans crainte, je ne vous ferai point de mal. Je vous en prie, ne vous en allez pas et restez à me parler : il y a si longtemps que je n’ai pu causer avec personne !
Crépuscule fut rassurée par ces paroles : elle resta, et même longtemps, à parler avec le Serpent. Elle s’aperçut enfin qu’il était temps de partir, et elle lui dit :
— Adieu, Serpent vert, il faut que je rentre ; je ne suis que trop restée avec vous.
Le Serpent la supplia de revenir une autre fois, et quand elle eut disparu, il se replongea dans son étang.
Au moment où Crépuscule rentrait au château de cristal, la Chatte blanche se montra devant elle :
— D’où venez-vous, mademoiselle ? lui demanda-t-elle.
— De me promener dans le jardin, répondit Crépuscule.
— Oui, dit la Chatte blanche, vous venez du jardin ; mais, malgré ma défense, vous êtes allée sur le bord de la pièce d’eau. Pour votre punition on va vous plonger dans un bain de lait bouillant.
Aussitôt les petites Coudées accoururent ; en un clin d’œil elles déshabillèrent la pauvre Crépuscule, et la mirent dans un bain de lait bouillant qui la cuisit bien fort ; mais elles ne l’y laissèrent pas longtemps, et quand elle en fut retirée, elles la soignèrent de leur mieux et elle ne tarda pas à être guérie.
Crépuscule avait de nouveau promis à la Chatte blanche de ne plus retourner à l’étang ; mais malgré elle, elle pensait souvent au Serpent vert ; un jour que la Chatte blanche n’était pas au château, elle ne put résister à l’envie de le revoir, et elle alla sur le bord de la pièce d’eau.
Elle vit le Serpent vert qui était étendu sur l’herbe ; il avait bien maigri, et il lui dit d’une voix dolente :
— Belle princesse, je croyais que vous m’aviez abandonné, et j’en avais bien du chagrin.
— Non, répondit Crépuscule, je pensais souvent à vous, mais j’ai été si punie de vous avoir vu que je n’osais revenir.
Elle s’oublia encore à causer avec le serpent, et quand elle rentra au château, la Chatte blanche se présenta devant elle, et lui dit d’une voix irritée :
— Vous m’avez encore désobéi, malgré vos promesses ; cette fois-ci vous allez être plongée dans de l’huile bouillante.
Les petites Coudées déshabillèrent Crépuscule et la mirent jusqu’au cou dans un bain d’huile bouillante, puis elles la portèrent dans sa chambre et la soignèrent de leur mieux.
Cette fois elle fut longtemps à se guérir : un jour qu’elle était seule, elle entendit un frôlement, et elle vit paraître devant elle le Serpent vert, plus maigre encore que d’habitude.
— Je suis bien malade, lui dit-il, mais si vous vouliez m’épouser, je guérirais.
Crépuscule aimait bien le Serpent vert, mais elle ne pouvait se décider à le prendre pour mari.
Tous les jours il venait la voir et lui demandait si elle consentait à l’épouser ; mais tous les jours elle refusait.
Il finit par ne plus venir, car il était trop malade pour se traîner jusqu’au château. Alors Crépuscule, qui était guérie, se décida à retourner au bord de la pièce d’eau, malgré les menaces que la Chatte blanche lui avait faites. Elle vit son pauvre Serpent vert qui était mourant et pouvait à peine remuer ; elle eut tant de pitié de le trouver en cet état qu’elle lui dit :
— Je vous épouserai quand vous voudrez, si cela peut vous guérir.
Aussitôt le Serpent vert cessa d’être malade ; Crépuscule revint au château, tremblant d’être punie ; mais quand la Chatte blanche la vit, elle ne lui adressa pas même un reproche.
La Chatte blanche ordonna aux petites Coudées de tout préparer pour la noce. Il y en avait des centaines, hommes et femmes, dans le château de cristal, et elles s’y employèrent de leur mieux.
On invita beaucoup de monde, des rois et des reines et parmi eux les parents de Crépuscule et la belle Aurore. Le jour du mariage Crépuscule avait une robe couleur de la voûte du ciel et une couronne d’étoiles que le Serpent lui avait donnée. Elle se mit en route dans ce beau costume pour se rendre à la chapelle, et le Serpent vert rampait à côté d’elle. Tous les invités disaient :
— Quel dommage qu’une aussi belle princesse ait un serpent pour mari !
Cependant, on entra à la chapelle, et l’évêque qui devait bénir le mariage demanda au Serpent s’il consentait à épouser la princesse ; il s’empressa de dire oui. L’évêque demanda ensuite à Crépuscule si elle voulait prendre le Serpent vert pour son légitime époux.
— Oui, répondit-elle.
Dès qu’elle eut prononcé cette parole, au lieu du Serpent qui était à ses côtés, se montra le plus beau prince que l’on pût voir ; les petites Coudées qui assistaient au mariage reprirent aussitôt leur taille naturelle, et la Chatte blanche devint une belle princesse.
Elle avait été métamorphosée en même temps que les petites Coudées qui étaient des seigneurs et des dames, et le Serpent vert était un roi puissant qu’une fée avait condamné à rester sous cette forme jusqu’à ce qu’il eût trouvé une jeune fille qui voulût bien se marier avec lui.
Il y eut de grandes réjouissances au château de cristal, des repas superbes et un bal où chacun se divertit et dansa de son mieux.
La belle Aurore trouva un mari parmi les princes qui avaient été métamorphosés en petites Coudées ; tout le monde fut content, et Crépuscule et son mari n’eurent que du bonheur jusqu’à la fin de leurs jours.
- ↑ Le loquet.