Contes de terre et de mer/La Houle du Châtelet


Un jour qu’il était à charruer. (Page 81.)

LA HOULE DU CHÂTELET


Il y avait une fois à Saint-Cast un laboureur qui s’appelait Marc Bourdais ; mais, suivant l’usage du pays, il avait une signorie[1], et on le nommait communément le bonhomme Maraud. Un jour qu’il était à charruer auprès de la pointe du Châtelet, il entendit corner, et le son de la trompe semblait venir de dessous terre.




Il dit à son domestique qui touchait les chevaux :

— Entends-tu, gars ?

— Oui, répondit-il, c’est le corne[2] des fées.

— Crie-leur de nous apporter une gâche de pain.

Le domestique s’arrêta, et cria de toute sa force, mais bien gentiment :

— Apportez-nous, s’il vous plaît, une gâche.

Puis il se remit à la besogne, et son maître et lui continuèrent leur sillon commencé ; quand ils l’eurent achevé, ils trouvèrent au bout un beau pain enveloppé dans une serviette bien blanche :

— En mangerons-je, de la gâche aux fées ? demanda le bonhomme Maraud.

— Oui, répondit le domestique, elle est trop belle pour ne pas lui faire honneur en la goûtant.




— Commence par l’entamer, toi, dit Maraud ; je ne veux pas en manger le premier.

Ils coupèrent chacun une tranche dans le pain des fées qui était tout beurré, et bon comme un gâteau ; ils le trouvèrent à leur goût, puis ils eurent soif, et crièrent :

— Apportez-nous maintenant à boire, s’il vous plaît.

Aussitôt voilà un pot de cidre et un verre qui se présentent devant eux :

— Ma foi, dit le bonhomme, nous avons goûté à la gâche, et elle était bien bonne ; m’est avis que le cidre ne nous fera point de mal.

Ils remplirent le verre ; le cidre était clair et de belle couleur, et ils déclarèrent tous les deux que jamais ils n’en avaient bu d’aussi agréable.

Quand ils revinrent le soir chez eux, ils racontèrent à leurs voisins qu’ils avaient mangé du pain apporté par les fées et qu’ils avaient bu de leur cidre ; mais beaucoup hochaient la tête en les entendant et leur disaient :

— Vous allez en mourir, mes pauvres gens.

Ils ne furent pourtant point malades, et, quelques jours après, ils retournèrent labourer auprès de la pointe du Châtelet Comme ils y arrivaient, ils sentirent l’odeur de galettes de blé noir toutes chaudes.

— Ah ! dit le bonhomme Maraud ; les fées sont aujourd’hui à faire de la galette ; si tu leur en demandais un peu ?

— Ma foi, répondit le domestique, priez-les de vous en donner, j’ai peur de les ennuyer.

Le bonhomme, qui était un vieux farceur, se mit à crier :

— Apporte-moi de la galette ; et il m’en faut de la meilleure !

Quand ils furent rendus au bout du sillon qu’ils traçaient, ils trouvèrent deux galettes de belle apparence.

— Nous allons les manger, dit le bonhomme, elles ont une mine qui fait plaisir à voir.

Mais, quand ils les coupèrent, ils s’aperçurent qu’elles étaient remplies de poils, que les fées y avaient mis parce que Maraud ne leur avait pas parlé poliment :

— Vieille sorcière, s’écria le bonhomme ; si tu te moques de moi, j’en ai autant à ton service ; viens prendre ta galette et la remporte.

Ils commencèrent un autre sillon, et, quand il fut achevé, les galettes remplies de poils avaient disparu.

Il y avait au village de la Baillie une femme qui était restée veuve avec sept enfants, et elle avait bien du mal à leur gagner du pain. Elle entendit parler de ce qui était arrivé au bonhomme Maraud ; et elle y songeait souvent.




Un jour qu’elle était sur la grève à ramasser des coques[3], elle pensait en elle-même :

— Comment ferais-je bien pour empêcher mes pauvres enfants de mourir de faim ? Si j’allais à la Houle des fées, peut-être qu’elles me donneraient du pain ; elles en ont déjà donné à d’autres qui n’en avaient pas aussi besoin que moi.

Quand elle eut rempli son sac de coques, elle le posa sur un rocher et courût à l’entrée de la houle où elle frappa. Elle vit venir une vieille portière qui tenait à la main un trousseau de clefs ; elle était couverte de bernis[4] et de moules, et était moussue comme un rocher : elle paraissait avoir plus de mille ans.

— Que veux-tu, ma pauvre femme ? lui demanda-t-elle.

— Un peu de pain, s’il vous plaît, pour mes petits enfants.

— Je ne suis pas la maîtresse ici, répondit la vieille, je ne suis que portière, et il y a plus de cent ans que j’y demeure ; mais reviens demain, je te promets de parler pour toi.




La femme s’en retourna ; elle alla à Matignon vendre ses coques, et en retira assez d’argent pour donner à souper à toute sa maisonnée.

Le lendemain, elle revint à la grève, et, quand elle y eut ramassé autant de coques que la veille, elle se présenta à l’entrée de la houle, où elle vit la vieille portière :

— Hé bien, Madame, lui dit-elle, avez-vous parlé pour moi ?

— Oui, répondit-elle, voici une tourte de pain que je te donne et celle qui te l’envoie veut te parler.

— Menez-moi à elle, dit la pêcheuse, je serai bien aise de la remercier.

— Pas aujourd’hui, répondit la vieille portière des fées ; mais reviens demain à la même heure et tu la verras.

En donnant le pain à la pêcheuse, la fée ne lui avait pas défendu d’en parler, et ne lui avait pas recommandé de ne le partager avec personne. Aussi, en rentrant à son village, la femme rencontra ses voisines, et, toute joyeuse, elle le leur montra.

— Regardez, dit-elle, la belle gâche de pain que m’ont donnée les fées !

Le soir, tous les gens de la Baillie vinrent la voir, et comme chacun voulait goûter le pain, il ne dura pas longtemps.




Le lendemain la femme n’alla pas ramasser de coques, pensant que les fées lui feraient un autre présent. À la même heure que la veille, elle retourna à la grotte : la vieille portière qui avait sur le dos des bernis et des moules lui ouvrit la porte, et aussitôt parut une belle dame qui lui dit :

— Hé bien ! femme, as-tu trouvé mon pain à ton goût ?

— Oui, Madame, et je vous en remercie de tout mon cœur.

— Il n’a pas duré longtemps, dit la fée.

— C’est vrai ; tous les enfants et les voisins en ont goûté, et il a été vite fini.

— Je vais l’en donner un autre, dit la fée, mais il faudra bien le cacher, dès que tu seras rentrée, afin que personne n’en ait connaissance ; s’il n’y a que ceux de ta maison à en manger, il ne diminuera point et restera toujours frais ; mais prends bien garde d’en couper le moindre morceau pour un étranger, car il disparaîtrait comme celui d’hier. J’ai quatre vaches, et j’ai besoin d’une pâtoure pour les mener aux champs : promets-moi qu’une de tes filles viendra les garder tous les jours, et rien ne te manquera.

— Mais, Madame, lui demanda la femme, où sont vos vaches ? je ne les ai jamais vues. Où l’enfant ira-t-elle les prendre ?

— Elle se rendra tous les matins, à huit heures, dans un champ où elle les gardera toute la journée, et le soir on viendra les chercher.

À partir du lendemain, l’aînée des filles de la veuve, qui avait douze ans, venait tous les matins prendre les vaches des fées ; elles pâturaient, tantôt dans un champ, tantôt dans un autre, et quand les voisins voyaient la petite fille assise une gaule à la main sur l’herbe des forières[5], ou se lever pour crier après son troupeau, ils lui disaient :

— Que fais-tu là, petite ?

— Je garde les vaches des fées, répondait-elle.

— Les vaches des fées ? où sont-elles donc ! on ne les voit point.

Ils en riaient, et pensaient qu’elle était devenue innocente. Mais elle continuait à garder son troupeau, et tous les jours à l’heure des repas les fées lui apportaient à manger.




Un soir, la belle dame de la houle vint elle-même chercher les vaches et elle dit à la petite pâtoure :

— Serais-tu contente d’être la marraine de mon enfant ?

— Ah ! oui, Madame, répondit la jeune fille.

— N’en parle à personne, pas même à ta mère : si tu bavardais, je ne t’apporterais plus à manger ici ; je t’avertirai quand il faudra venir.

La petite fille se garda bien de dire à ses parents qu’elle avait vu la fée, et elle continua à aller aux champs comme de coutume. Quelque temps après, une des fées vint lui dire de se préparer avenir nommer l’enfant.

— À quelle heure faudra-t-il aller ? demanda la fille.

— Demain, tu n’auras pas à garder tes vaches ; tu arriveras ici à midi, et on viendra te chercher.




La pâtoure était une petite fille jolie comme tout ; elle s’arrangea de son mieux, et le lendemain à midi, quand elle se présenta à la porte de la houle, elle se recula en voyant la vieille portière qui avait sur le dos des bernis et des moules ; mais la vieille lui dit :

— N’aie pas peur, mon enfant ; laisse-toi conduire par moi, je ne te ferai pas de mal.

Mais comme la pâtoure n’osait avancer, une autre fée, qui était jeune et jolie, vint la prendre par la main, et la fit entrer dans la houle.

Elle fut marraine d’une petite fille, et quand elle sortit de la houle, sa filleule était déjà grande ; elle croyait n’y être restée que deux jours, et elle y était demeurée dix ans.

Ses parents avaient cru qu’elle était tombée des falaises ou qu’elle s’était noyée ; mais ils l’avaient cherchée partout sans trouver d’elle aucune trace.




Les fées avaient demandé à sa mère une autre de ses filles pour garder leurs vaches, et c’était elle qui était pâtoure à la place de sa sœur.

Quand la jeune fille sortit de la houle, elle retourna à la Baillie. En la voyant, sa mère lui dit :

— D’où viens-tu, malheureuse ? nous te croyions noyée.

— Ne me grondez pas, répondit-elle, je suis partie il y a deux jours pour nommer l’enfant de la dame pour qui je garde les vaches, et je suis revenue dès que j’ai pu.

— Depuis deux jours ! s’écria la mère, tu as été dix ans. Regarde comme tu es grande à présent.

La jeune fille se regarda et vil qu’elle était devenue femme ; ses frères et ses sœurs, qui étaient tout petits quand elle était partie, avaient si grandi et si changé, qu’elle avait peine à les reconnaître.

Elle se mit à tricoter une paire de bas pour sa filleule, et, quand elle l’eut terminée, elle alla la porter à la houle. La vieille fée qui avait sur le dos des bernis et des moules vint lui ouvrir, et elle resta encore cinq ans avec les fées, pensant n’avoir passé qu’un jour avec elles.

Quand elle voulut s’en aller, sa filleule lui donna une bourse, et lui dit :

— Ma marraine, voici une bourse dont je vous fais présent pour vous souvenir de moi ; elle est pleine d’or : à chaque fois que vous y prendrez une pièce, il en viendra une autre à la place ; mais si un autre que vous puisait dans la bourse, elle perdrait aussitôt toute sa vertu.

Lorsque la jeune fille revint à la Baillie, sa mère était morte depuis longtemps, ses frères étaient embarqués, et ses sœurs avaient quitté le village pour entrer en service ou se marier, et elle resta seule à la maison.

Comme elle était jolie et avenante, il ne manqua pas de galants pour lui faire la cour, et elle en choisit un pour se marier avec lui. Elle ne put s’empêcher de lui parler de la bourse que les fées lui avaient donnée, mais, dès qu’il y eut pris une pièce d’or, elle s’épuisa comme une bourse ordinaire.

Et je ne sais pas si la jeune fille est depuis retournée voir les fées de la Houle du Châtelet.


Conté en 1880, par Rachel Quémat, femme Durand, de Saint-Cast, âgée de 55 ans environ.
La Houle (grotte) du Châtelet est dans la baie de la Fresnaye, un peu au-dessus du petit port de la Ville-Norme, et à peu de distance de la Houle de la Corbière.




  1. Sobriquet.
  2. La trompette.
  3. Bucardes comestibles.
  4. Patelles.
  5. Espace non cultivé entre les talus plantés d’arbres et la partie ensemencée des champs.