Contes de terre et de mer/Le Pilote de Boulogne


Ah ! papa, me voici pourtant avec vous. (Page 109.)

LE PILOTE DE BOULOGNE


Il y avait autrefois un vieux pilote retraité qui habitait Boulogne avec sa femme et son jeune fils.

Comme sa retraite n’était pas des plus grosses, il acheta une petite barque dans laquelle il allait tous les jours pêcher. Quand il faisait beau, le petit garçon qui avait sept ou huit ans priait souvent son père de l’emmener avec lui en mer ; mais le vieux marin ne voulait pas parce qu’il n’avait que cet enfant ; Celui-ci, qui grillait d’envie d’aller se promener sur mer, se cacha un jour parmi les cordages et les voiles, et quand le bateau fut un peu éloigné du port, il sortit de sa retraite en disant d’un air joyeux :

— Ah ! papa ; me voici pourtant à la pêche avec vous.

Comme le bateau arrivait sur les parages où se trouvait le poisson, le vieux pilote aperçut un navire qui arborait pavillon pour demander quelqu’un pour l’entrer dans le port ; La barque se dirigea vers le navire, et quand elle fut auprès, les gens de l’équipage lui demandèrent s’il était pilote :

— Je l’ai été, dit-il ; je suis maintenant en retraite, mais je puis vous conduire.

Il monta à bord avec son fils. Le vaisseau venait du royaume de Naz, et d’après les ordres du roi de ce pays il devait ramener un jeune Français pour l’élever et lui faire ensuite épouser la fille du roi.

Quand ceux qui étaient chargés de cette mission virent le fils du pilote, qui était un bel enfant à la mine éveillée et intelligente, ils se dirent : « Voici notre affaire ; il est inutile d’aller plus loin. »

Ils donnèrent à boire et à manger au pilote, puis lui dirent qu’il pouvait descendre dans sa barque, et qu’on n’avait plus besoin de lui. Quand il fut dans son bateau, il demanda son fils, mais les gens du navire déclarèrent qu’ils allaient le garder, et le vaisseau s’éloigna à toutes voiles, laissant le malheureux père se désoler de la perte de son unique enfant.

Le vaisseau arriva à la capitale du royaume de Naz : il salua la ville en tirant vingt et un coups de canon, et la ville répondit par une salve pareille. Le petit Français fut mené à la cour et le roi fut charmé de sa gentillesse. Il le fit élever avec soin, comme s’il eût été son propre fils, et lorsqu’il eut atteint l’âge de dix-huit ans, il le maria à sa fille qui avait aussi dix-huit ans.

Quand le fils du pilote se vit dans l’abondance et la richesse, il songea à ses vieux parents.

— Ils n’étaient pas bien riches lorsque je les ai quittés, je serais content de les revoir et de les mettre à l’aise sur leurs vieux jours.

Il fit part à sa femme de son désir ; elle le trouva fort naturel, et elle dit qu’elle voulait l’accompagner dans son voyage. Dans le royaume de Naz, les filles et les femmes sont toujours voilées et les maris ne voient la figure de leur femme que lorsqu’elles sont devenues mères. Quand l’époux de la princesse alla demander à son beau-père la permission d’aller à Boulogne, le roi avant d’y consentir fit jurer à son gendre de ne pas chercher à voir la figure de sa femme pendant le voyage, en lui disant que s’il avait le malheur de violer son serment, il le saurait et l’en punirait durement.

Voilà la princesse et son mari qui s’embarquent, et qui arrivent en peu de temps devant Boulogne ; le vaisseau salua le port en tirant vingt et un coups de canon, et quand la douane vint à bord on dit aux employés que le prince et la princesse de Naz venaient pour se promener en France. Ils quittèrent le navire montés sur un petit sloop en argent, et quand ils débarquèrent, ils trouvèrent sur le port le préfet, le maire et les autorités qui venaient les recevoir et leur offrir pour les loger les plus beaux appartements de la ville.




Pendant que le mari de la princesse était entouré de ce brillant cortège, il aperçut auprès d’un vieux mur un homme âgé, vêtu d’une vareuse usée et rapiécée, et il reconnut son père. Aussitôt, il quitta sa belle compagnie et vint demander au vieillard des nouvelles de sa santé. Le pilote fut bien surpris de voir un homme vêtu de soie et couvert de diamants, s’informer de la santé d’un pauvre homme comme lui.

— Vous ne me reconnaissez donc pas ? dit le prince.

— Non, monsieur, répondit le vieillard.

— Je suis votre fils, qui fut enlevé en mer par un navire du roi de Naz, et je me suis marié avec la princesse de ce pays. Et ma mère ?

— Elle est à la maison, bien vieille et bien pauvre.

— Consolez-vous, mon père, je suis venu ici tout exprès pour vous mettre à l’aise sur vos vieux jours.

Alors il retourna auprès des autorités, et leur dit qu’il irait demeurer chez le vieux pilote, et il y resta trois semaines.

Un jour sa mère lui dit :

— Mon fils, il faut que je te fasse part d’une chose qui m’étonne bien : on ne voit jamais la figure de ta femme.




— C’est l’usage du pays : les maris ne voient leurs femmes sans voile que lorsqu’elles sont devenues mères, et, avant de partir, j’ai juré à mon beau-père de respecter cette coutume.

— Si j’étais à ta place, dit-elle, je voudrais savoir si j’ai épousé une belle personne ou un laideron : en t’y prenant adroitement, ton beau-père n’en saura rien.

Le fils du pilote raconta à sa femme ce que lui avait dit sa mère :

— Je veux bien, dit-elle, mais j’ai peur que mon père, qui est l’ami de tous les magiciens du pays, ne vienne à s’en apercevoir ; car il te priverait de tous tes grades, et se vengerait cruellement.

La princesse ôta son voile, et comme son mari approchait la chandelle pour voir mieux la figure de sa femme, il lui laissa tomber sur la joue une flammèche qui la brûla.

— Ah ! s’écria la princesse, voilà ce que je craignais ; nous sommes perdus !

Le vaisseau quitta Boulogne, et revint à Naz, et quand le prince fut descendu à terre, le roi lui dit :

— Avez-vous désobéi à mes ordres ?

— Non.

— Je vais m’en assurer, et malheur à vous si vous avez violé votre serment.

Il appela sa fille et lui dit :

— Ton mari a-t-il dévoilé ta figure ?

— Non, mon père.

— Ne me mens pas, car je saurai si tu ne dis pas la vérité, et toi aussi tu seras punie.

Elle leva son voile, et il n’aperçut d’abord rien ; mais il mit ses lunettes et, ayant vu la brûlure, il entra dans une colère épouvantable.

— Malheureuse ! s’écria-t-il, ôte-toi de devant mes yeux et n’y reparais jamais.

Il envoya ses domestiques chercher ses magiciens, ses fées et ses sorciers, et quand ils furent arrivés, il leur dit de rendre son gendre le plus difforme des hommes.

L’un des sorciers dit :

— Il sera borgne d’un œil et louchera de l’autre.

— Sa bouche sera fendue jusqu’aux oreilles, commanda un autre.

— Qu’il soit bossu par devant et par derrière.

— Je lui souhaite un nez comme jamais on n’en a vu.

— Moi, je vais lui tourner la tête du côté du dos.

— Qu’il soit boiteux et que l’un de ses pieds se tourne en dedans et l’autre en dehors.

À mesure que les magiciens prononçaient les paroles, ces changements s’accomplissaient, et quand chacun eut parlé, le pauvre garçon était bien l’être le plus difforme que l’on pût voir. Le roi ne borna pas là sa vengeance, et il ordonna à ses soldats de le chasser comme un gueux.




Le pauvre fils du pilote ne marchait pas facilement depuis qu’il était devenu difforme ; après avoir voyagé quelque temps, il arriva à une petite cabane où était une vieille femme à laquelle il souhaita le bonjour.

C’était une fée qui n’avait point été invitée à la conjuration.

— N’êtes-vous pas le gendre du roi ? dit-elle.

— Hélas ! oui.

— On vous a bien arrangé ; mais heureusement j’ai encore la clé de mon cabinet.

Elle alla y prendre sa baguette, et dit :

— J’ai appris votre mésaventure par ma voisine qui est venue ce matin chercher du feu, et je me suis promis, si je vous voyais, de vous ôter la moitié de vos maux.

Elle le toucha de sa baguette ; aussitôt il vit des deux yeux, sa bouche diminua de moitié ainsi que son nez, il n’eut plus qu’une bosse, sa tête ne fut plus tournée sens devant derrière, mais seulement en côté, et il cessa de boiter.

La fée lui remit ensuite une lettre pour sa voisine, où elle la priait de le rendre encore plus bel homme qu’auparavant. Il remercia de son mieux la vieille fée, et partit bien plus content que lorsqu’il était arrivé.

Quand il fut à la maison de la voisine, il lui remit la lettre en disant :

— Bonjour, madame Margot.

— Ah ! répondit-elle, c’est vous qui êtes le gendre du roi ; je vais achever ce que ma commère a commencé.

Elle prit sa baguette, et souhaita que le jeune garçon eût le corps droit et la figure bien faite, ce qui s’accomplit à l’instant, puis elle lui dit :

— Prenez bon courage ; vous désirez sans doute retourner chez votre femme : voici une boule que je vous donne, elle marchera devant vous, et vous montrera la route qu’il faut suivre. Voici une épée qui tuera tous ceux qui voudraient vous arrêter, et une autre qui vous préservera des animaux féroces.

Elle lui donna encore du pain et de la viande, et l’avertit des dangers qu’il devait trouver sur son chemin.

Il remercia la fée de son mieux, et en suivant la boule, il arriva dans une forêt. Il y marchait depuis une heure quand il aperçut un lion couché dans le sentier ; plus loin était un ours, et derrière lui un léopard. La boule passa sur les bêtes qui s’éveillèrent en grondant. Il donna au lion la moitié de son pain, le reste à l’ours, et sa viande au léopard, et ils le laissèrent passer.

La bonne femme Margot lui avait dit qu’au milieu de la forêt, il aurait vu un château vers le soir, avec un feu allumé, une table servie et des lumières, mais qu’il n’apercevrait aucun habitant.

La boule entra dans la cour, monta le perron, et devant elle la porte s’ouvrit : il entra à sa suite et se chauffa, puis il se mit à table, et vit une main qui lui servait à boire et à manger. Il alla ensuite se coucher dans un bon lit, et le lendemain matin, quand il s’éveilla, son déjeuner était prêt.

Quand il fut sur le point de partir, il vit des jeunes filles habillées de blanc qui se mirent sur son passage.

— Voulez-vous danser ? dit la première.

— Non, répondit-il d’un ton ferme, car la bonne femme Margot l’avait prévenu de tout ce qu’il avait à faire.

— Dansez un peu avec moi, dit la seconde.

— Non.

— Voulez-vous venir danser ? demanda la troisième.

— Non, répondit-il doucement.

En s’en allant, la troisième jeune fille laissa tomber dans l’escalier une de ses pantoufles de verre ; il la ramassa, et la demoiselle se retourna en disant :

— Quand vous aurez besoin de moi, dites en prenant la pantoufle : « Belle fille, à moi, » et je serai à votre service.

Il marcha encore à la suite de la boule, et vit sur sa route trois grands fantômes :

— Où vas-tu, petit ver de terre, poussière de mes mains ? s’écria le plus grand d’une voix terrible.

Le fils du pilote prit sa pantoufle et dit :

— Belle fille, à moi !

— Que désires-tu pour ton service ? dit la Belle fille.

— Que ces fantômes s’en aillent en poussière et en vent.

Cela s’accomplit à l’instant ; il marcha longtemps encore et arriva à Boulogne où il retrouva ses parents ; mais il reprocha à sa mère de lui avoir donné un mauvais conseil, qui avait été cause de tous ses malheurs.

Comme il avait laissé à ses parents une somme ronde, il acheta un navire, puis il appela la Belle fille.

— Belle fille, dit-il, je voudrais me venger de mon beau-père qui m’a traité cruellement : comment faire ?

— Prenez avec vous vingt-neuf matelots et allez hardiment : je me charge du reste.

Quand le navire arriva devant la capitale du royaume de Naz, il tira une salve de coups de canon, et les officiers du port vinrent demander ce que voulait le vaisseau.

— Je veux la ville, dit le fils du pilote.

On rapporta ces paroles au roi qui se mit à rire et dit à ses officiers :

— Dites-lui de choisir s’il veut que son navire soit coulé aujourd’hui ou demain.

— Demain je serai dans la place, répondit le fils du pilote.

— Qui êtes-vous ?

— Le gendre du roi, et je veux ma femme.




Le roi, très en colère, ordonna de couler le navire, et assembla de nombreux soldats ; mais à chaque coup que les soldats du roi voulaient tirer, ils éternuaient violemment et ne pouvaient ajuster. Le fils du pilote passa à travers la troupe sans éprouver aucun mal, et arriva jusqu’au roi qu’il tua d’un coup d’épée.

Il retrouva ensuite sa femme, et en signe de réjouissance ils firent une belle noce : il y avait des barriques de vin à tous les coins de rues, des cochons rôtis qui couraient par les rues avec la fourchette sur le dos, du poivre et du sel dans les oreilles et la moutarde sous la queue, et qui voulait en coupait un morceau.

J’étais chargé de faire la sauce, mais j’eus la sottise d’y goûter et l’on me mit dehors ; alors je m’en allai par sur le pont de Gouédi[1], et voilà le conte fini.


Conté en 1879 au château de la Saudraie, par Joseph André, de Tréby, couturier et chantre.




  1. Le pont de Gouédi ou Gouédic est un des ponts de Saint-Brieuc.