Contes de terre et de mer/Jean des Merveilles

Contes de terre et de merG. Charpentier (p. 120-128).


Le chef des corsaires fut changé en un gros chat noir. (Page 126).


JEAN DES MERVEILLES


Il était une fois un petit garçon qui n’avait plus ni père ni mère, rien que sa vieille grand’mère. Elle n’était pas bien riche, mais elle l’éleva tout de même de son mieux. Elle l’envoya à l’école quand il fut en âge d’y aller ; il y apprenait tout ce qu’il voulait, car il avait bonne volonté ; c’était le modèle de la classe, et il écrivait aussi bien que son maître.

Un jour qu’il y avait une assemblée dans un bourg des environs, sa grand’mère lui dit d’y aller se divertir avec les autres, et elle lui donna des pièces de deux sous pour acheter ce qui lui plairait.

Il se mit en route avec ses camarades ; à un moment où il s’était un peu éloigné des autres, ils virent sur le bord du chemin une pauvre vieille bonne femme qui était assise sur la banquette et avait l’air d’une chercheuse de pain ; mais, au lieu d’avoir pitié d’elle, les petits garçons se mirent à l’appeler sorcière et à lui jeter de la boue, si bien que la vieille ne savait où se fourrer.

En accourant pour rejoindre les autres, Jean vit ce qu’ils faisaient.

— N’avez-vous pas honte, s’écria-t-il, de jeter de la boue à une personne qui ne vous dit rien ? Laissez-la tranquille, ou vous aurez affaire à moi.

Il aida la vieille à se relever et lui dit :

— Ils vous ont fait mal, pauvre vieille grand’mère ?

— Oui, répondit-elle ; toi, tu es meilleur qu’eux, tu seras récompensé et eux punis.

Le voilà qui continue sa route avec les autres ; en arrivant à l’assemblée, ils rencontrèrent une marchande de fruits et ils lui achetèrent des noix qu’ils se mirent à manger. Jean en ouvrit une avec son couteau, et quand il eut tiré ce qu’il y avait dans la coque, il la jeta.




— Que fais-tu ? dit la marchande ; tu jettes ta coque de noix ?

— Oui, répondit-il ; j’ai mangé ce qu’il y avait dedans et elle n’est plus bonne à rien.

— Ramasse-la, dit la marchande, tu pourras lui commander ce que tu voudras, quand même ce serait d’être invisible.

Jean mit la coque de noix dans sa poche, et il continua à se promener dans l’assemblée avec ses camarades. Ils s’amusèrent de leur mieux ; mais pour s’en revenir chez eux, il fallait traverser une rivière ; pendant qu’ils étaient à se divertir, elle avait débordé et était devenue comme un lac. Ils s’arrêtèrent sur le bord, bien embarrassés comment la traverser.

Jean pensa tout à coup à sa coque de noix.

— Il faut, se dit-il, que je sache si la marchande s’est moquée de moi : Coque de noix, deviens un beau navire, et envoie un canot pour nous passer tous.

Aussitôt il vit un navire ; un canot prit à son bord Jean et ses compagnons, et ils passèrent rapidement de l’autre côté du lac.

— Coque de noix, dit Jean, reviens à ton état naturel.

Il la ramassa dans sa poche, et quand il fut rentré à la maison, il raconta à sa grand’mère qu’il avait une coque de noix qui prenait toutes les formes qu’on voulait.

— Ah ! mon pauvre petit gars, lui dit la vieille, qui était un peu avare ; si cela est vrai, commande-lui de se changer en un coffre plein d’or.

— Coquille de noix, commanda Jean, deviens un coffre rempli d’or.




Aussitôt, au lieu de la coque de noix, il y eut dans la cabane un coffre rempli d’or ; la grand’mère en souleva le couvercle et vit qu’il était plein de louis tout neufs ; elle en prit un dans sa main ; mais elle ne put parvenir à en tirer un second ; les pièces d’or semblaient collées l’une à l’autre, et elle mouilla sa chemise sans pouvoir en ramener une seule, ce dont elle était bien marrie. Jean prit aussi une pièce qu’il mit dans sa poche ; mais il ne put en tirer une seconde.

La nuit venue, ils se couchèrent ; mais la bonne femme ne put fermer l’œil ; à chaque instant elle croyait entendre des voleurs qui venaient pour enlever le coffre. Le lendemain, elle dit à Jean des Merveilles :

— Je vais t’acheter un pistolet ; tu veilleras cette nuit, et moi je dormirai un peu.




La nuit venue, Jean se mit à monter la garde ; mais sa grand’mère à peine endormie se réveilla en sursaut et s’écria :

— As-tu tué le voleur ?

— Non, grand’mère ; il n’est venu personne.

— Ah ! dit-elle, j’avais pourtant cru en entendre un rouler par terre.

Tous les jours ils prenaient chacun une pièce d’or ; mais ils ne pouvaient en avoir une seconde.

Cependant Jean des Merveilles entendit parler de la fille du roi qui avait été enlevée et transportée dans une île de la mer ; le roi promettait de la donner en mariage à celui qui réussirait à la délivrer ; beaucoup de navires étaient partis pour tenter l’aventure, mais aucun n’était revenu.

Jean dit à sa grand’mère :

— Je voudrais bien aller délivrer la fille du roi ; je pense que je pourrai le faire à l’aide de ma coque de noix, et cela nous vaudrait mieux que ce coffre plein d’or où nous ne pouvons prendre qu’une pièce à la fois.

La grand’mère y consentit, et Jean dit :

— Coffre d’or, redeviens coque de noix.

Cela s’accomplit à la minute ; Jean ramassa la coque dans sa poche, et quand il arriva sur le bord de la mer, il la mit à l’eau et dit :

— Coque de noix, deviens un beau navire bien maté, bien gréé, avec deux batteries, et des canonniers et des gabiers qui m’obéissent à la parole.

Aussitôt il vit un beau navire avec deux rangées de canons, qui masquait ses voiles comme pour attendre quelqu’un, et près du rivage, il y avait une baleinière toute dorée. Jean s’y embarqua, et aussitôt les hommes qui la montaient se mirent à nager aussi bien que les meilleurs canotiers de la flotte. Quand il arriva à bord du navire, l’équipage était rangé sur la lisse pour le recevoir : aucun des hommes ne parlait ; mais ils lui obéissaient à la minute.

Il leur ordonna de conduire le vaisseau où la princesse était prisonnière ; aussitôt le navire déploya ses voiles et se mit en route, avant, tribord et babord, et il marchait comme le vent. Ils furent trois jours sans voir aucune terre ; le quatrième, ils aperçurent une île à perte de vue, et ils mirent le cap dessus. Comme Jean des Merveilles en approchait, il vit un navire, deux navires, trois navires ; il en compta jusqu’à quinze qui étaient auprès de l’île ; l’un d’eux s’avança vers lui. Il commanda la manœuvre à ses hommes ; mais, comme son navire n’avait pas hissé son pavillon, le corsaire qui venait à sa rencontre tira deux coups à blanc, puis un troisième à boulet.

— Ah ! commanda Jean des Merveilles, chargez la moitié des canons avec des boulets et l’autre moitié avec de la mitraille, et puis feu partout.

Mais ses hommes ne bougeaient pas, et il était si en colère que, de rage, il se serait bien roulé par terre. Le corsaire arriva et ses hommes sautèrent à l’abordage ; mais les matelots de Jean les laissaient monter à bord sans même essayer de leur résister.

Quand il vit cela, il songea à son pouvoir et dit :

— Coque de noix, deviens un petit navire où il y ait seulement place pour moi, et tire-moi de ce mauvais pas.

Aussitôt il se trouva dans une petite chaloupe, et les matelots qui étaient à bord se noyèrent ; au même instant le chef des corsaires, qui était l’ennemi de la fée qui avait donné la coque de noix à Jean des Merveilles, fut changé en un gros chat noir qui lui dit :

— Tu as cent ans à être prince, et moi cent ans à rester chat.

Jean des Merveilles aborda à l’île : il délivra la princesse, et ordonna à son petit bateau de se changer en un beau navire. Il monta à bord avec la princesse, et fit un heureux voyage ; quand il arriva à Paris, le roi fut bien content de le voir et il lui donna sa fille en mariage.

Il y eut à cette occasion des noces si copieuses que le lendemain sur toutes les routes on voyait des invités égaillés sur les mètres (tas) de pierres et ronflant comme des bienheureux.


Conté en 1880, par Joseph Macé, de Saint-Cast, mousse, âgé de quinze ans.