Contes de la veillée/Les Quatre Talismans/Pirouz le savant

Charpentier (p. 179-193).


HISTOIRE DE PIROUZ LE SAVANT.


Illustres seigneurs, vous n’apprendrez peut-être pas sans étonnement que je suis le troisième frère de ces deux vieillards, et que c’est de moi qu’ils vous ont parlé sous le nom de Pirouz. Je suis plus connu aujourd’hui dans l’Orient sous le titre de savant que l’on m’y a donné par excellence, pour me distinguer de la foule des gens qui font profession de science, aux risques et périls de l’humanité, sans s’être jamais signalés par une découverte utile. C’est moi qui avois reçu du génie de la montagne le talisman au moyen duquel on connoît le secret des maladies, et les électuaires spéciaux que la nature a produits pour y porter remède. Il n’avoit probablement pas fait ce choix sans motif, mon inclination m’ayant toujours porté à la recherche de ces arcanes précieux, qui seraient la première des richesses de l’homme, s’il savoit la connoître. Je reçus cette faveur avec joie, parce qu’elle m’ouvroait en espérance un long avenir de fortune et de gloire, et je quittai mes frères sans regret et sans envie. Épris de leur opulence et de leurs avantages personnels, ils jouissoient d’une santé qui ne me donnoit pas lieu de croire qu’ils eussent jamais besoin de moi. J’emportai donc ma part des provisions, et je m’avançai dans le désert en cueillant des simples assortis aux principales infirmités de l’espèce.

Quelques semaines écoulées, mon sac fut plein de spécifiques et vide de provisions. Je me trouvai riche de tout ce qui peut guérir ou soulager les souffrances de l’humanité, à l’exception de la faim ; la faim, ce mal positif, auquel les sages n’ont pu pourvoir jusqu’ici qu’en mangeant. Ce qui me consoloit, seigneur, dans les tourments qu’elle me fit éprouver, c’est que je n’ignorois pas qu’il y avoit beaucoup de savants qui les ont éprouvés avant moi, et, si on s’en rapporte au témoignage des histoires, il n’est pas absolument nécessaire d’aller dans le désert pour en citer des exemples.

J’étois pressé par cette nécessité importune et humiliante, quand mon oreille fut frappée du bruit de quelques voix humaines. Le bruyant délire dont ces voyageurs paroissoient animés me fit d’abord espérer que j’aurois affaire à des malades ; mais je m’aperçus avec une certaine satisfaction, je dois le dire, qu’il n’annonçoit que l’explosion bienveillante et communicative d’un banquet qui tire à sa fin. Je m’y glissai sans crainte : les gens qui ont faim sont si insinuants et, si persuasifs ! J’y fus admis sans difficulté : les gens qui dînent sont si polis ! Je pris part, avec une expansion toute naturelle, à la bonne chère et à la joie des convives, et j’y serois resté longtemps, si un soin particulier ne les avoit appelés quelque part.

C’étoit un festin funèbre.

Le roi d’Égypte avoit alors un favori que la passion de la chasse aux bêtes fauves entraînoit souvent à leur poursuite dans les régions les plus sauvages. Il s’étoit arrêté, la veille, avec son escorte, dans le lieu qui nous rassembloit, et il venoit d’être victime de la vengeance d’un tigre blessé à mort, qui l’avoit laissé sans vie à côté de lui sur le sable du désert. La fosse étoit creusée, le cadavre étoit là, et voilà pourquoi on se réjouissoit, en attendant les funérailles.

Je n’eus pas plutôt touché le mort, que je reconnus qu’il étoit vivant. Mon sac me fournissoit des baumes et des dictames inconnus d’une puissance héroïque ; et quand tout fut prêt pour l’enterrement, mon mort monta à cheval.

Le plus rare bonheur qui puisse arriver à un jeune médecin, c’est de débuter dans la pratique par la guérison d’un grand seigneur. Le salut d’un peuple entier ne l’auroit pas tiré de l’obscurité ; celui d’un homme en place fait sa fortune ; mais la mienne devoit être exposée à d’étranges vicissitudes, et je ne vous en raconterai qu’une partie. J’arrivois au Caire sous les auspices d’un courtisan que la faveur dont il jouissoit rendoit au moins l’égal du souverain, et, par conséquent, avec une perspective presque infaillible de profit et de gloire. Malheureusement pour mon patron et pour moi, le prince, qui avoit besoin d’un ami plus assidu, venoit de donner un successeur à mon maître. Quand son favori arriva, il lui fit trancher la tête, et c’est un genre d’accident pour lequel mon amulette ne m’enseignoit pas le moindre remède. La science ne saurait pourvoir à tout. Par une compensation dont les médecins ont seuls quelque bonne raison de se féliciter, la contagion qui désole l’Égypte tous les ans faisoit alors d’horribles ravages. La circonstance étoit propice, et j’en usai avec empressement pour guérir tous les malades, à l’exception de ceux qui aimoient mieux mourir selon les règles, en s’en tenant aux ordonnances qui avoient tué leurs pères. Leur nombre fut considérable ; mais ma réputation prévalut, et je n’en tirai pas un grand profit. Il n’y a rien d’ingrat comme un malade guéri. Les hommes n’apprécient la santé à sa valeur que lorsqu’ils n’en jouissent plus. Il en est autrement de l’héritage des morts, dont ils ne connoissent jamais mieux le prix que lorsqu’ils vont en prendre possession. L’héritier est naturellement reconnoissant et libéral, et voilà pourquoi les riches ne guérissent presque jamais.

Cependant je n’avois pas à me justifier, dans ma pratique, d’un seul événement sinistre ou même douteux, et la médecine me porta envie. Le collège des docteurs m’assigna devant le tribunal souverain, pour y rendre compte du droit que j’avois de guérir, car il n’est pas permis, dans ce pays-là, de sauver un homme de la mort, quand on n’y est pas autorisé par un brevet qui rapporte de gros deniers au fisc. Pour être confirmé dans l’exercice de la profession dont j’avois témérairement usurpé les privilèges, il falloit prouver au moins que je m’y étois préparé par des études préliminaires d’un genre fort singulier, entre lesquelles passoit en première ligne la connoissance approfondie de la langue copte. Le tribunal souverain devant lequel m’avoit envoyé le collège des docteurs, et qui ne connoissoit pas la langue copte, me renvoya devant le collège des docteurs, qui ne la connoissoit pas non plus.

Le premier des docteurs qui avoit à m’interroger me demanda si Sésostris étoit devenu aveugle des deux yeux à la fois, et, dans le cas où je partagerois l’opinion contraire, qui paroît la plus vraisemblable aux savants, si l’œil qu’il avoit perdu le premier étoit le droit ou le gauche.

Je lui répondis que cette question sembloit assez étrangère à l’art de guérir, mais que, si Sésostris n’étoit pas devenu aveugle à la fois des deux yeux, et que ce ne fût pas l’œil gauche qu’il eût perdu le premier, il me paroissoit probable que c’étoit le droit. Je peux dire ici, sans faire trop de violence à ma modestie, que cette solution fut accueillie par un murmure assez flatteur.

Le second docteur voulut savoir mon avis sur la couleur du scarabée sacré, qui a toujours passé pour noir, jusqu’à l’arrivée d’un voyageur venu de Nubie, d’où il a rapporté un scarabée vert. Cette difficulté ne présentant pas non plus un intérêt fort grave pour l’humanité souffrante, je me contentai de déclarer, dans la sincérité de mon cœur, que Dieu avoit fait, selon toutes les apparences, des scarabées de toutes les couleurs, et que ses moindres ouvrages étoient dignes de l’admiration des hommes.

Le troisième docteur toucha de plus près aux questions sur lesquelles mon talisman me fournissoit des solutions infaillibles. Il exigeoit que j’expliquasse à la docte assemblée les vertus secrètes par lesquelles l’abracadabra guérit de la fièvre tierce, et je répliquai cette fois, sans hésiter, que l’abracadabra ne guérissoit point de la fièvre tierce. Comme les médecins d’Égypte ne guérissent la fièvre tierce qu’au moyen de l’abracadabra, quand ils ont le bonheur de la guérir, cette dernière réponse excita l’indignation générale. Le collège me repoussa comme un imposteur téméraire et ignare qui ne savoit pas même la langue copte, et le tribunal souverain me renvoya en prison, pour y finir mes jours, avec défense expresse de guérir qui que ce fût, sous peine du dernier supplice. J’y passai trente ans à souhaiter la mort ; mais je ne m’étois jamais mieux porté, et je ne reçus pas une seule visite des médecins. C’est la seule marque de vengeance dont ils m’aient fait grâce.

Au bout de trente ans, le jeune roi d’Égypte étoit devenu vieux. Tourmenté d’un mal inconnu qui déficit toutes les prescriptions de la science, et, pourvu d’une vitalité qui résistoit à tous les remèdes, il se rappela confusément les cures miraculeuses du médecin persan qui avoit fait si grand bruit au commencement de son règne. Il ordonna que je lui fusse amené, sous la condition formelle de payer de ma tête le mauvais succès d’une ordonnance inutile. J’acceptai avec empressement cette terrible alternative, quoiqu’il ne me parût pas bien démontré que mon amulette eût conservé si longtemps sa vertu. Il y a si peu de facultés données à l’homme qui ne perdent pas, en trente ans, une partie de leurs propriétés et de leur énergie, si peu de réputations scientifiques qui survivent à un quart de siècle !

Je ne manquai pas sur ma route d’occasions de me rassurer. À peine eus-je passé le seuil de mon cachot, que je trouvai la rue encombrée de malades, les uns errant comme des spectres échappés au tombeau, et encore à demi voilés de leurs linceuls : les autres, appuyés sur le bras de leurs amis et de leurs parents ; ceux-ci gisant sur la paille, et tendant vers moi des bras suppliants ; ceux-là portés dans des litières magnifiques, et faisant joncher le chemin que je parcourais de bourses d’or et de bijoux, par les mains de leurs esclaves. D’un regard, je connoissois tous les maux ; je les guérissois d’une parole, et j’arrivai au palais, escorté d’un peuple de moribonds ressuscités qui remplissoient l’air des éclats de leur joie et de leur reconnoissance. Je m’approchai, avec la sécurité calme et fière d’un triomphateur modeste, du lit royal sur lequel le prince étoit assis. Hélas ! combien ma confiance fut trompée !

Le roi d’Égypte n’avoit pas alors plus de cinquante ans, mais son front portoit l’empreinte d’une caducité séculaire. Sa face hâve et plombée, comme la main livide de l’ange funèbre qui s’étoit étendue sur lui, avoit perdu jusqu’au mouvement de la vie. Ses lèvres sans couleur conservoient à peine assez de force pour s’entr’ouvrir au dernier souffle qui alloit lui échapper ; ses yeux seuls laissoient deviner quelques restes d’une existence fugitive, et finissoient de briller dans la profonde cavité de leur orbite, comme deux étincelles prêtes à s’éteindre sur des charbons éteints. Il voulut faire un mouvement pour m’appeler, mais sa main le trahit et resta glacée sur le dossier qui l’appuyoit. Un balbutiement confus erra sur sa langue paralysée, mais je ne l’entendis point.

Mon état n’étoit guère à préférer à celui de l’agonisant. Je ne l’avois pas plutôt aperçu que je devinai ma destinée à l’horrible silence de mon talisman. Il ne me suggéra pas une pensée, pas un subterfuge même qui pût me tenir lieu de pensée. Un médecin ordinaire aurait improvisé le nom d’une maladie inconnue, celui d’un remède imaginaire ou difficile à trouver. Il aurait gagné le temps nécessaire pour laisser mourir son malade, et il en falloit si peu ! Médecin par l’instinct de la nature et les bons secours du génie de la montagne de Caf, je ne connoissois pas ces habiles artifices. Je jetai autour de moi un regard d’humiliation et de désespoir, et je rencontrai les yeux du médecin du roi qui jouissoit de ma confusion avec un insolent sourire. Ma première idée fut que la présence d’un de ces docteurs à brevet, suffisoit pour neutraliser les effets de l’amulette salutaire, quoique le génie ne l’eût pas dit ; mais les génies ne peuvent pas penser à tout. Convaincu que je ne gagnerois rien à réfléchir plus longtemps, je me jetai la face contre terre.

— Seigneur, m’écriai-je enfin en me relevant sur mes genoux dans l’humble attitude de la résignation, ou votre majesté n’est point malade, ou le mal dont elle est frappée se dérobe à mon savoir impuissant. Je suis incapable de la guérir.

À ces mots, le roi rassembla le reste de ses forces pour m’accabler de sa colère, mais il ne put faire qu’un geste et pousser qu’un cri. — Qu’on le mène à la mort, dit-il.

— Seigneur, dit le médecin en se rapprochant de l’auguste malade, votre indignation est légitime, et votre vengeance est trop douce. Permettez-moi cependant de vous indiquer un moyen de la rendre utile à la conservation de ces jours précieux sur lesquels reposent la prospérité de l’Égypte et le bonheur du monde. Votre majesté, qui sait tout ce que savent les rois, ces dieux visibles de la terre, n’ignore pas que notre loi nous défend d’attenter au cadavre et de troubler par une étude sacrilège le saint repos de la mort. Cette science impie des Cafres et des giaours nous est sagement interdite, mais le divin Alcoran ne nous a défendu nulle part d’en puiser les rares secrets dans les entrailles d’un criminel vivant. Si votre mansuétude paternelle, qui veille incessamment à la conservation de vos sujets, daignoit m’accorder ce misérable, couvert de forfaits et d’ignominie, je me crois assez expert dans mon art pour l’ouvrir et le disséquer, sans toucher aux parties nobles, et pour découvrir dans ses viscères palpitants le mystère et le remède des douleurs qui vous tourmentent, car l’amour seul de votre personne sacrée m’a inspiré cette prière.

Pendant cette allocution effroyable, la moelle s’étoit figée dans mes os, et j’attendois la réponse du tyran dans une horrible perplexité. Un sourire d’espérance courut sur sa bouche pâle, et il inclina foiblement la tête en signe d’approbation. Je perdis connoissance.

Alors on me lia les pieds et les mains ; on me transporta ainsi dans une litière fermée, et on me conduisit à la maison de plaisance du médecin du roi, délicieuse villa, dont le Nil baigne l’enceinte élevée. Arrivés au terme de ce voyage fatal, les esclaves me déposèrent sur une table de cèdre qui paroissoit disposée à l’avance pour l’affreuse opération que j’allois subir, tandis que d’autres serviteurs préparoient sur une table voisine les instruments de mon supplice, des scies, des couteaux, des scalpels, des bistouris acérés, dont la vue ferait horreur à un de ces héros invulnérables que chantent les anciens poèmes de l’Arabie. J’en détournois les yeux avec une épouvante qui me brisoit le cœur, quand un pas grave et lent, qui s’imprimoit solennellement sur les degrés, m’annonça la présence de mon barbare assassin. Oh ! combien je regrettai alors que le génie maladroit qui m’avoit doué, sans mon aveu, du privilège stérile de guérir toutes les maladies des hommes, ne m’eût pas accordé en échange le pouvoir de les donner ! de quelle foudroyante apoplexie j’aurois accueilli, sans remords, le médecin du roi ! Mais je me débattis inutilement sous les convulsions de la terreur, et je retombai dans mes liens.

— Que vois-je ! s’écria-t-il en m’apercevant. Est-ce ainsi qu’on reçoit les hôtes respectables qui me font l’honneur de me visiter ! Hâtez-vous de rompre ces cordes infâmes et de nous apporter des carreaux sur lesquels nous puissions nous livrer à loisir aux douceurs d’un sage entretien. — Et toi, continua-t-il, en s’adressant à une espèce de majordome que je n’avois pas encore vu, tâche de te surpasser dans les apprêts d’un festin qui témoigne à ce noble étranger, par sa magnificence, combien je suis sensible à la gloire dont sa présence me comble aujourd’hui. Quand j’aurai affaire à vous pour d’autres services, j’aurai soin de vous appeler et de vous faire connoître mes volontés.

Il n’avoit, pas fini de parler que ses ordres s’exécutèrent. Une table jonchée de fleurs se couvrit de sorbets, de confitures, de mets délicats, de vins exquis ; car les médecins d’Égypte poussent, à un degré incroyable de raffinement, le goût de la bonne chère, et ne se font pas grand scrupule d’enfeindre les préceptes de la loi ; je ne sais s’il en est de même ici. J’étois loin cependant d’être rassuré, ou plutôt je commençois à m’imaginer que le docteur se proposoit de m’étourdir par des breuvages narcotiques dont je n’avois pas l’habitude, pour procéder ensuite à son opération avec moins de difficulté. Les scalpels et les bistouris n’avoient d’ailleurs pas disparu, et la vue de ces ustensiles menaçants réprimoit fort mon appétit. Le médecin parut remarquer enfin ma consternation, dont il n’ignoroit pas la cause.

— Eh quoi ! me dit-il, mon illustre confrère, vous croyez-vous par hasard au saint temps du Ramazan, pour dédaigner des mets qui éveilleraient la sensualité d’un santon ? Daignez du moins me faire raison de ce verre de vieux Schiraz que je vais boire à l’honneur de vos glorieux succès.

La révolution que produisit en moi cette singulière apostrophe me rendit subitement la parole : C’en est trop, lui répondis-je en pleurant de colère ; je ne m’attendois pas à voir un homme qui exerce une profession libérale et humaine joindre une ironie si amère à une si noire cruauté !

— Allons donc, reprit-il, vous ne sauriez attribuer sérieusement au plus zélé de vos admirateurs et de vos disciples l’intention de cette exécrable plaisanterie. J’avoue que la gloire d’ouvrir un grand homme tel que vous est faite pour éblouir mon orgueil ; mais ce n’est pas au point de fermer mes yeux à l’éclat de votre savoir et de vos talents. Je vous suivois d’assez près, ce matin, quand vous marchiez de votre prison au palais du roi d’Égypte, et vous m’avez rendu témoin de miracles si surprenants, qu’ils semblent plutôt l’ouvrage d’un génie que celui d’un homme. Ô seigneur, que vous êtes un habile médecin, et que les moindres de vos formules seraient payées cher par notre académie !

Quoique ma situation fût peu changée en apparence, j’avouerai que ces paroles me pénétrèrent d’une émotion assez douce, et que mon amour-propre triompha un moment de ma peur. Je bus un verre de Schiraz, et je repris quelque courage.

— Il est vrai, dis-je avec l’expression d’un contentement modeste, que ma pratique n’a jamais été malheureuse, à une triste occasion près, et je mets le monde entier au défi de citer un seul malade que je n’aie pas guéri du premier abord, si ce n’est le roi d’Égypte, à qui Dieu pardonne le mal qu’il me fait ou qu’il veut me faire.

— Pour celui-là, répliqua le docteur en riant, vous m’auriez étonné d’une tout autre manière, si vous aviez deviné sa maladie, car je vous suis caution qu’il n’est point malade. C’est une organisation de fer, usée avant l’âge par tous les excès qui précipitent le cours de la vie, la satiété des voluptés, la satiété du pouvoir, la satiété du crime. Il n’y a plus rien de nouveau pour ses organes blasés, sur cette terre dont il est l’effroi, et voilà pourquoi il se meurt. C’est de tous mes clients celui qui m’inquiète le moins, car je lui tiens en réserve, pour le premier moment d’humeur dont il aura le malheur de m’inquiéter, une potion souveraine qui lui procurera la guérison radicale de tous ses maux, et qui guérira l’Égypte plus infailliblement encore de l’opprobre et des calamités de son règne. Ne soyez donc pas surpris de n’avoir pas trouvé de remède aux douleurs qui le dévorent. La Providence est trop sage pour avoir réservé de telles ressources au plus méchant de tous les hommes.

— Si je comprends la valeur de ce spécifique, interrompis-je en frissonnant, il est bien à regretter pour moi que vous ne vous en soyez pas avisé plus tôt.

— C’est ce que nous verrons tout à l’heure, poursuivit le médecin du roi en jetant un regard oblique sur ses redoutables ferrements. Nous avons auparavant à nous entretenir d’autre chose, et au point où nous en sommes, vous et moi, nous pouvons nous parler tous deux sans mystère. Vous pénétrez d’un coup d’œil la cause de toutes les maladies, et vous savez leur approprier à l’instant le remède qui leur convient : c’est un point sur lequel nous sommes d’accord, et dont les observations que j’ai faites, il y a peu de temps, ne me permettent pas de douter ; ce que je ne saurois croire, c’est qu’il y eût une école de médecine, en Égypte ou ailleurs, qui enseignât cette science, et vous me permettrez d’imaginer que vous la devez plutôt au hasard qu’à l’étude.

Un sentiment involontaire de confusion ou de pudeur dut alors se manifester sur mon visage, et, dans mon émotion, je baissai les yeux sans répondre.

— J’ai fréquenté comme vous, continua-t-il, les cours des sages les plus renommés, et j’y ai appris que les médecins ne savoient que peu de chose ou ne savoient rien. Nous raisonnons sur les maladies par approximation ; nous leur appliquons, par habitude, les remèdes qui nous ont plus ou moins réussi dans des circonstances analogues, et nous les guérissons quelquefois par hasard. C’est à cela que se réduit notre savoir ; mais il nous suffit pour gagner la confiance de la multitude, et pour vivre dans l’aisance aux dépens des gens crédules. Si vous connoissez une autre médecine que celle-là, vous êtes encore plus savant que je ne l’avois pensé, mais j’ai quelque raison de croire que vous n’en avez pas acquis le secret sur les bancs du collège. Une confidence loyale et sans réserve pourroit faciliter entre nous un bon arrangement dont je n’ai pas besoin de vous faire sentir l’urgence. Vous avez eu le temps d’y penser.

Il porta au même instant une main nonchalante sur ses bistouris, et les étala sur ses genoux avec une distraction affectée.

J’avois compris mon médecin, et je n’hésitai plus que sur les termes de la capitulation.

— Un secret pareil, lui dis-je, seroit à estimer au-dessus de tous les trésors des hommes.

— Et non pas au-dessus de la vie, reprit-il en repassant négligemment le plus horrible de ses bistouris sur une pierre à aiguiser. Il me semble qu’une jolie djerme voilière galamment équipée, qui vous transporterait cette nuit loin des terres d’Égypte, et une poignée de franches roupies de Perse qui vous donneroit de quoi vivre, en attendant une clientèle, valent mieux pour vous que l’honneur de figurer un jour dans un cabinet d’anatomie. C’est payer assez haut, selon moi, dans la position où vous êtes, la communication de quelques folles paroles que vous devez à la bienveillance d’une péri.

— Apportez-moi les roupies, repartis-je, et allons voir la djerme, si elle est prête, car j’ai hâte de voyager. Vous aurez le talisman.

Je le passai, en effet, sur son cou au moment où le patron donnoit le signal du départ. Je fis valoir avec soin les vertus incomparables de mon amulette, mais j’omis plus soigneusement encore, et pour cause, de prévenir le docteur qu’elle perdoit à l’instant son efficacité quand elle étoit tombée en d’autres mains, parce que cette circonstance malencontreuse aurait annulé un marché auquel j’avois le plus grand intérêt possible. C’est toutefois depuis ce temps-là que les médecins d’Égypte se flattent, entre ceux de toutes les nations, de guérir toutes les maladies ; mais je puis vous attester, seigneur, qu’il n’en est rien, et que les médecins de ce pays-là tuent leurs malades comme les autres.

Mes ressources ne furent pas longtemps à s’épuiser ; mais je croyois en avoir conservé quelques-unes dans mes habitudes de praticien. J’avois vu et nommé une multitude de maladies ; j’avois nommé et conseillé une multitude de remèdes, et ma mémoire ne m’avoit pas abandonné avec le talisman du génie. J’allai donc à travers le monde, cherchant partout des malades, imposant le plus souvent au hasard les définitions de ma pathologie et les recettes de ma pharmacopée, et laissant les traces ordinaires du passage d’un médecin dans les endroits où je passois. J’en eus quelques remords au commencement, parce que j’ai l’âme naturellement sensible ; mais je finis par m’en faire une habitude assez facile, comme les autres médecins, quand j’eus expérimenté, en cent consultations différentes, que les plus huppés de cette savante profession n’en savoient pas plus que moi. Il arrivoit toujours, en dernier résultat, que le malade triomphoit du mal, ou que le mal triomphoit du malade, selon l’arrêt de la destinée ou le caprice de la nature.

J’éprouvai cependant quelques échecs qui compromirent ma réputation, et qui mirent ma sûreté en péril. Je crois qu’il n’en eût pas été question pour un docteur en crédit, dont la considération repose sur une vieille tradition pratique et sur la confiance d’une clientèle honorable. Ceux-là font tout ce qu’ils veulent des infortunés qui tombent dans leurs mains, et l’opinion ne vient pas leur en demander compte ; mais c’est autre chose pour un pauvre médecin sans diplôme, qui n’a pas, comme l’on dit, l’attache du corps enseignant, et le privilège légal d’exercer l’art de guérir, sans avoir jamais guéri personne. On me sacrifia sans pitié dans toutes les villes où je m’étois successivement établi à la basse jalousie de mes confrères, qui se partageoient joyeusement mes malades le lendemain de mon départ, et qui ne manquoient pas de les enterrer en trois jours, pour se réserver le plaisir d’attribuer ce mauvais succès au vice radical du premier traitement. Cette fatalité, qui sembloit partout s’attacher à mes remèdes, finit par produire un tel scandale, que la justice crut devoir me défendre de pratiquer la médecine, sous peine de perdre le nez et les oreilles. J’étois si las de la science, et si jaloux de conserver les principaux ornements d’une figure humaine en bon état, que je me résignai à vivre d’aumônes, en suivant les convois des morts, que j’avois vus tant de fois s’ouvrir sous mes auspices. J’étois parvenu à ce point de misère et d’avilissement, quand le hasard me fit rencontrer avant-hier, aux portes de Damas, ces deux vieillards mendiants, dans lesquels j’ai reconnu depuis mon frère Douban le riche et mon frère Mahoud le séducteur, que les avantages de la fortune et de la beauté n’ont pas rendus plus chanceux que moi.

À ces derniers mots du récit de Pirouz, les trois frères se levèrent et demandèrent au vieillard bienfaisant de Damas la permission de s’embrasser, comme des voyageurs revenus de courses lointaines, qui se rencontrent inopinément au but commun de tous les hommes, sur cette pente de la caducité qui mène à la mort. Le vieillard les y autorisa par un signe de tête plein de douceur et de grâce ; et se levant à son tour en essuyant quelques larmes, il les embrassa aussi tous les trois ; après quoi il reprit sa place et les fit asseoir.

— C’est à moi, dit-il, de vous apprendre maintenant, ô mes chers amis ! comment je suis parvenu à l’éclatante prospérité qui couronne mon heureuse vieillesse, et qui va devenir votre partage ; car vous voyez en moi votre frère Ébid, que vous avez laissé dans la montagne de Caf. Consolez-vous, frères bien-aimés, et soyez sûrs que le jour où le Tout-Puissant vous dirigea vers ma demeure, il avoit tout oublié comme moi.